Au Sahel, l’ennemi, c’est la piraterie du désert profitant de la disparition de l’Etat

Mis en ligne le 10 Avr 2018

Cet article nous propose une contribution à la réflexion sur les racines de la crise sahélienne. Au delà des explications trop commodément admises, l’analyse s’attache à explorer les forces et ruptures profondes qui modèlent le paysage geostratégique régional pour nous livrer ensuite le diagnostic des auteurs.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : Jean Dufourcq et Olivier Kempf, «Au Sahel, l’ennemi, c’est la piraterie du désert profitant de la disparition de l’Etat», La Vigie.

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de La Vigie : https://www.lettrevigie.com/


Au Sahel, l’ennemi, c’est la piraterie du désert profitant de la disparition de l’Etat

 

Une table ronde du dernier Forum de sécurité de Marrakech[1] Ce titre est révélateur d’une hésitation : celle qui porte sur les causes du désordre persistant dans la zone sahélo-saharienne. Il pourrait en effet être reposant de clamer comme d’habitude que « c’est la faute du terrorisme ». Pourtant, dix-sept ans après les attentats du 11 septembre, il semble bien que cette explication ne suffise plus et qu’il faille trouver autre chose.

Car de quoi s’agit-il ? de la difficulté à établir des stabilités étatiques et transversales conçues autour du bien commun et permettant de composer avec des différences.

L’histoire ?

On peut bien sûr remonter à l’histoire : celle, très ancienne, des razzias et des traites traversant le Sahara pour ponctionner des contingents d’esclaves, et dont la mémoire ne s’est que très peu estompée ; ou encore évoquer la colonisation, son découpage frontalier arbitraire, sans compter  tous ces arguments soigneusement repris depuis maintenant une soixantaine d’années et qui ont leur part de justesse. Sans les relativiser, s’agit-il pourtant seulement de cela ? Soixante ans, cela fait plus de deux générations et s’il y a certes des héritages, tout ne remonte pas forcément à l’histoire, quelques soient les difficultés de départ. Autrement dit, il n’y a pas fatalité. Nous insisterons surtout sur l’histoire récente, celle qui est visible et celle qui est cachée, les deux expliquant bien plus sûrement les difficultés d’aujourd’hui.

Pourquoi donc autant de difficultés dans cette bande sahélo-saharienne ? Et tout particulièrement dans son principal point de fixation, le Mali (ce qui n’exclut bien sûr pas de l’analyse des pays proches comme le Burkina ou le Niger) ?

La géographie.

Peut-être faut-il aller chercher d’abord la réponse dans les conditions géographiques, indiquées justement par cet intitulé de « zone sahélo-saharienne » : voici donc une zone de grande amplitude, qui traverse plusieurs pays et qui associe deux bandes géographiques aux caractéristiques distinctes mais proches, le Sahel et le Sahara. Le premier permet encore des établissements réguliers et des activités agricoles, le second est un désert qui se traverse. Une bande favorise une certaine fixité, l’autre autorise le mouvement ou plus exactement la nomadisation.

Enfin, ce Sahara est partagé entre plusieurs pays qui ont une souveraineté sur certains bouts, sachant que comme toutes les vastes étendues fluides, le désert est principalement une res nullius, un peu comme la haute mer. Mais dans la réalité politique moderne, qui dit souveraineté dit  frontière. Et au lieu d’utiliser des formes de droit maritime (ZEE, transit inoffensif, solidarité dans la sauvegarde, lutte partagée contre la piraterie…), on a préféré utiliser la technique classique de l‘appropriation territoriale.

Faut-il rappeler que le territoire est une notion politique et qu’il s’agit d’un « espace habité et représenté par ses habitants » ? Il y a bien sûr des habitants dans le Sahara et, malgré les différences entre Touaregs, Toubous, Maures…, ils présentent des habitudes de vie assez proches et adaptées à l’hostilité naturelle de cet espace : ils la compensaient traditionnellement par la mobilité, pas toujours compatible avec l’appropriation territoriale. Remarquons ici que cet équilibre traditionnel a été rompu par le durcissement du climat (autrement dit, les sécheresses). Le changement climatique constitue une rupture profonde qui n’est pas  assez identifiée dans l’équation sécuritaire de la région.

Les centres et la périphérie

Ce partage territorial a créé des frontières. Constatons qu’elles ont été généralement mal contrôlées, hormis la limite algérienne qui très tôt a voulu dominer sa partie de Sahara, repoussant à l’extérieur les réfractaires. Ailleurs, chacun s’accommodait du modus vivendi. Les frontières étaient peu tenues et leur sécurité assurée par des forces de défense et de sécurité qui incorporaient peu d’acteurs locaux, tandis que la représentativité politique des nomades était difficilement assurée au niveau central. Bref, alors que la plupart de ces pays riverains de la grande mer saharienne étaient assez pauvres, ils rejouaient facilement, souvent inconsciemment, la figure classique du centre et de la périphérie. A ceci près que dans ce cas, les centres sont à l’extérieur, bordant la grande mer de sable intérieure qui constitue une périphérie commune mais non partagée. Sans surprise, les périphéries se sont réveillées.

Ajoutons ici des événements plus récents et qui ne remontent pas à la traite immémoriale ni même à la décolonisation. Deux facteurs structurels sont en effet intervenus, plus un facteur conjoncturel. Nous voici revenus à l’histoire, contemporaine cette fois-ci.

Ruptures profondes

La première rupture est celle de la mécanisation et du GPS. Si le Sahara, comme toute mer, a suscité des échanges, ceux-ci ont longtemps été difficiles, aléatoires, dangereux, au rythme du chameau et des pistes ancestrales que l’on pouvait relativement surveiller. L’irruption de véhicules tout terrain très fiables, à grande autonomie, à belle capacité d’emport, à rapidité conséquente, conjuguée avec des moyens de communication modernes et distribués et de systèmes de guidage par satellite ont bouleversé la géographie du Sahara. Celui-ci était hostile aussi bien à l’établissement qu’à la traversée. Désormais, la traversée n’était plus une difficulté. Cela changeait tout : non seulement la mainmise des trafics mais aussi leur volume et donc leur nature.

La deuxième rupture fut celle de l’insertion dans une mondialisation débridée, recouvrant de son manteau de connexions le monde et donc l’Afrique et donc le Sahara. Les routes anciennes  et établies, reposant sur des trafics faibles le long de circuits antiques, se sont brusquement métamorphosées. Elles devinrent des segments de route de la circulation mondiale de biens. En revanche, ces échanges étaient illégaux, profitant de la faible maîtrise territoriale des États de la région. Ainsi, outre les trafics de produits mal-façonnés (huiles, médicaments, pièces automobiles) polluant les sociétés du sud, voici remontant du sud de nouveaux trafics bien plus dangereux : ceux de la drogue, notamment la cocaïne colombienne venant abreuver les marchés européens et moyen-orientaux ; mais aussi le trafic d’êtres humains (ou d’éléments de corps humains), l’Afrique ne réussissant pas à assurer un avenir aux enfants de son boom démographique.

Autant de pratiques illégales, sous la coupe de mafieux mondiaux, qui surent instrumentaliser les petits trafiquants locaux et embaucher les populations nomades locales et délaissées. Voici donc une criminalisation massive de la zone qui constitue un défi aux Etats.

La dernière rupture est bien sûr l’éclatement de la Libye à la suite de l’intervention malheureuse de 2011. Ce n’est que la cause immédiate, elle n’a fait que rendre visible des problèmes sous-jacents beaucoup plus profonds. Ne la méconnaissons pas, n’en faisons pas non plus l’alpha et l’oméga de la crise sahélo-saharienne.

Tomber les masques

Voici donc des pays composites, assemblages d’un territoire classique et habité et d’un territoire désertique et rarement habité, milieu désertique qui ne permet donc pas un contrôle permanent des frontières, celles-ci étant difficiles à établir, marquer puis garder. Mélanger le fixe et le fluide, le statique et le mobile, c’est vouloir assembler des contraires. Cela peut se mixer (comme le lait et le café), cela peut aussi conserver une altérité durable, comme l’huile et le vinaigre qui ne se mélangent jamais durablement. Mais le peuvent-ils seulement ?

Je crois qu’il faut ici tomber les masques et dire certaines vérités sévères, qui ne plairont pas forcément aux intervenants extérieurs à la zone, qui ne plairont pas non plus forcément aux Africains. Permettez-moi toutefois de les dire, quitte à ce que vous les rejetiez ensuite.

Souvenez-vous en effet. Non pas au lendemain de l’opération Serval, mais avant, justement. Voici un pays qui remplissaient tous les critères du convenable : un beau système démocratique, des élections régulières, des projets de transition de tout côté, un soutien international confirmé, des instances de dialogue et de coopération nombreuses… Or, c’est justement ce pays-là qui démontre du jour au lendemain sa fragilité, l’écroulement de l’État, la perte de contrôle de parties importantes du territoire. Les rezzous du nord descendaient une fois encore vers le sud, comme tant de fois à travers l’histoire de la région. L’opposition séculaire entre nomades et pasteurs resurgissait et démontrait la vérité crue : il y avait beaucoup de faux-semblants du côté de Bamako.

Car le mot « terrorisme » est un mot du Nord. Il n’est d’ailleurs pas très heureux que les dirigeants français aient réutilisé la notion de « guerre contre le terrorisme » pour expliquer leur action dans la région : on se croirait en 2001 quand Georges Bush Junior exposait ses théories néo-conservatrices avec les remarquables succès que l’on sait et que l’on observe encore au Proche-Orient ou en Asie Centrale. Pourquoi cela marcherait-il en Afrique ? La « touche française » a bon dos…

Constatons qu’il y a également une sorte de complicité africaine à utiliser tous les mots convenables qui viennent du nord. Citons ici encore les comportements exemplaires des gouvernements maliens au cours de la première décennie de ce siècle :  exemplaires dans leur conformité aux canons idéologiques et moraux venus de la communauté internationale, mais finalement si peu efficaces dans la construction de l‘État et du bien commun, ce qui rend les populations désespérées et prêtes à se confier au premier radical venu.

Car contrairement à ce que croient beaucoup en Europe ou aux États-Unis, ce qui se passe au Mali n’est pas l’affrontement entre djihadistes du nord et paisibles populations démocratiques du sud. Cela fait près de dix ans que nous récitons cette analyse et que nous sommes démentis par les faits. Peut-être va-t-il falloir s’en rendre compte un jour.

Vu de Bamako

Car vu du sud ou de Bamako, ce sont les éternels nomades venus du nord qui menacent leurs établissements fixes et qui s’attaquent à  leurs biens et leurs personnes. Disons ici une autre vérité : il y a beaucoup de musulmans très ardents au sud, et ils ne voient pas la question du nord comme une question islamiste mais comme une question sécessionniste.

Ceci explique d’ailleurs le basculement que l’on observe au centre du Mali, avec des mouvements mi-radicaux, mi-autonomistes qui s’y développent. Contre qui s’élèvent-ils ? pas seulement contre les razzias du nord, mais aussi contre l’incurie de la capitale, la disparition du peu d’État qu’il y avait, l’évanouissement du bien commun.

Ainsi au Mali, il ne faut pas « seulement » résoudre la difficulté au nord, il faut tout simplement résoudre la question de l’État. Peut-être les deux sont-ils liés ? Peut-être, pour reprendre la thématique du centre et de la périphérie, faut-il rassembler les deux, ce qui passe autant par l’inclusion du nord que par la réforme du sud.

L’ennemi, c’est la piraterie du désert

Au-delà de la responsabilité purement malienne, il faut comprendre la nécessité d’appréhender cet espace saharien comme un espace partagé. Il ne s’agit pas simplement de profiter des quelques ressources qui s’y trouvent, il faut surtout éradiquer la criminalité armée qui en a pris de facto possession. Car voici la vérité : ce n’est pas le terrorisme qui est aujourd’hui le principal ennemi, mais les trafics qui brisent les ressorts de l’Etat de droit et du bien commun. L’ennemi n’est pas le terrorisme, mais la piraterie du désert, cette mer de sable qui est la responsabilité partagée de ses Etats riverains.

A problème transversal, il faut une réponse transversale. La constitution du G5 Sahel est un bon pas dans cette direction. Souhaitons qu’il s’élargisse et s’approfondisse.

Conclusion

Disons les choses simplement : les choses se délitent car on n’ose pas dire des vérités. Peu importent les raisons. Comme on n’a pas changé d’approche et qu’on a continué les habituelles pratiques, vertueuses et convenables mais inefficaces, la solution s’est très logiquement empirée. Pour trouver les bons remèdes, encore faut-il faire le bon diagnostic : cela passe d’abord par le constat que les diagnostics effectués jusqu’à présent ne sont plus pertinents et qu’il faut désormais chercher autre chose.

References[+]


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