Avec cet article, l’auteur aborde la question de la compétition stratégique entre la Chine et les Etats-Unis. L’auteur met en balance le poids militaire de ces deux puissances, pointant leurs forces et faiblesses respectives dans une perspective de moyen-long terme, soulignant ainsi les ambitions globales et régionales de Pékin.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont: « Chine et Etats-Unis : vers un passage de relais ? » de Vincent Satgé.
Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés dans l’ouvrage Conflictualités modernes et postures de défense.
« Fuguo qiangbing » : « enrichir le pays, renforcer l’armée ». Cette maxime chinoise, tirée de l’époque des Royaumes combattants [1], est la formule typiquement employée par les réformistes chinois depuis Deng Xiaoping [2]. Enrichir le pays, il semble que cela ait été largement entrepris. Non seulement la Chine est devenue la deuxième économie mondiale en termes de produit intérieur brut (PIB), et peut-être bientôt la première, mais elle détient assurément une influence financière non négligeable sur ses plus proches voisins, comme en témoigne l’Asian Infrastructure Investment Bank [3]. Avec le retrait du Trans-Pacific Partnership annoncé par Donald Trump [4], alliance économique qui en excluait la Chine quand de nombreuses autres nations du Pacifique y étaient associées, mais aussi la défense de l’ordre économique libéral international [5] par le Président chinois Xi Jinping, le passage de relais stratégique dans le Sud-Est asiatique semble clairement s’opérer s’il n’a pas déjà eu lieu. Renforcer l’armée, cela semble bien engagé également. Déjà le fondateur de la Chine communiste, Mao Zedong, ne minimisait-il pas l’aspect économique en affirmant que « le pouvoir politique sort de la bouche du canon [6] » ? Ses successeurs ont toujours favorisé l’acquisition de puissance et Xi Jinping, constatant le niveau atteint par son pays en la matière, propose désormais aux États-Unis un « nouveau type de relations entre grandes puissances [7] », notamment dans la zone Pacifique. Cette nouvelle approche, qui se veut principalement diplomatique, comporte néanmoins d’importants volets militaires : réponse à la question nord-coréenne, traitement du dossier Taïwan, disputes de souveraineté dans la mer de Chine.
Face à la première puissance mondiale et à l’ensemble de ses voisins, la Chine est-elle en mesure de concurrencer la puissance stratégique des États-Unis après les avoir rattrapés sur celui de l’économique ? Mais, si elle a fait des progrès considérables dans la modernisation de ses capacités militaires, Pékin reste encore hors d’atteinte de celles de Washington, à l’échelle régionale et a fortiori mondiale. Néanmoins, l’empire du Milieu pourrait bien avoir posé les bases d’une maîtrise à moyen-long terme d’une zone Pacifique-Est, qu’il considère comme son aire naturelle d’influence.
La puissance militaire chinoise a indéniablement fait des progrès considérables
Bien que longtemps reconnue comme l’armée la plus grande du monde, forte de ses 2,2 millions de soldats et de ses cohortes de blindés (9 000 unités), l’Armée populaire de libération (APL) a souffert d’une image d’armée de paysans-soldats dont la valeur opérationnelle restait très incertaine, du moins pour beaucoup d’entre eux. Souhaitée par les cadres du Parti communiste après la guerre sino-vietnamienne de 1979 qui s’est soldée par une défaite chinoise, une réforme militaire a été entreprise sous la houlette du secrétaire général du parti, Deng Xiaoping. Au cours de la décennie 1990, cette transformation a aussi cherché à répondre à un contexte sécuritaire qui a fortement marqué les autorités chinoises : la guerre du Golfe de 1991 qui a montré le caractère décisif des technologies de l’information et de la communication encore peu développées en Chine ; la crise des missiles de Taïwan en 1995-1996 où la puissance navale chinoise a montré son net déclassement devant celle des États-Unis ; et le bombardement de l’ambassade chinoise à Belgrade pendant la guerre du Kosovo de 1999, orchestré par la CIA selon Pékin. Les résultats de cette mutation, qui est toujours en cours, ont été pour le moins spectaculaires, notamment au tournant du XXIe siècle. Ainsi, l’augmentation annuelle du budget de défense chinois a été portée à deux chiffres depuis la fin de la décennie 1990. Les seules années 2013 (+ 10,7 %), 2014 (+ 12,2 %) et 2015 (+ 10,1 %) [8] montrent la tendance fortement haussière des dépenses chinoises. Au total, 145 milliards de dollars ont été investis par le gouvernement chinois dans sa défense en 2015 [9]. C’est l’équivalent, selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), de plus de quatre fois les dépenses des pays de l’Association of South East Asian Nations (ASEAN) ou plus que les dépenses de défense combinées du Japon, de la Corée du Sud et de l’Inde.
En outre, des réformes ont été entreprises pour transformer la gouvernance de l’armée [10] et la rendre digne d’une armée moderne. Ainsi, sous la houlette du secrétaire général Xi Jinping, la Commission militaire centrale a pris le contrôle direct de l’armée de terre et a refondu les régions militaires pour les faire passer de sept à cinq, permettant une centralisation du commandement militaire de nature à le rendre plus efficace en cas de conflit. La Chine s’est parallèlement construite une solide base industrielle et technologique de défense. Entre 1998 et 1999 et sous l’impulsion du secrétaire général Jiang Zemin, le projet « 998 [11] », visant à développer la nouvelle génération d’armement chinois, a dessiné une feuille de route ambitieuse de modernisation de l’outil opérationnel et industriel de défense. Les résultats sont éloquents : ainsi, en 2015, selon le SIPRI, neuf conglomérats de défense chinois figurent dans les 100 premières entreprises de défense, dont deux dans les dix premières (AVIC [12] pour l’aéronautique et NORINCO [13] pour les systèmes d’armement terrestre).
Les résultats technico-opérationnels de cette montée en puissance sont marquants. C’est tout d’abord la création d’un groupe aéronaval structuré autour du porte-avions Liaoning (racheté à la Russie et modernisé par la Chine) qui est déclaré prêt au combat en novembre 2016, tandis que deux autres sont en cours de construction indigène. Il sera accompagné de missiles de croisières air-mer, terre-mer, mer-mer chinois tels que le Ying-Ji 12, ou encore des chasseurs-bombardiers aéronavals Shenyang J-15. C’est ensuite le développement de technologies aériennes de dernière génération, avec les programmes Chengdu J-20, avion de chasse furtif prévu pour une Initial Operational Capability en 2018, ou Shenyang FC-31, avion de chasse de cinquième génération. À ce stade, la capacité opérationnelle comme l’avenir de ces programmes restent toutefois entourés d’un certain secret : le J20 ne sera-t-il qu’un démonstrateur technologique ? Quelles sont ses réelles aptitudes ? Le FC-31 n’est-il voué qu’à l’exportation ? Toujours est-il que ces programmes démontrent que le savoir-faire chinois a su se hisser au premier rang mondial. Enfin, la Chine, comprenant la nécessité d’accentuer sa puissance stratégique sous-marine, a mis au point un SNLE de troisième génération prévu pour 2020-2025 (sous-marin nucléaire lanceur d’engins type-095). Pour couronner l’ensemble, Pékin a fortement développé ses capacités cyber et spatiale, lui permettant d’envisager des engagements dans tous les champs d’affrontements futurs. En particulier, il est aujourd’hui acquis que la Chine dispose, d’une part, de moyens cyber-offensifs et, d’autre part, de systèmes de destruction de satellites par des armes à énergie dirigée ou de missiles tirés depuis le sol.
Pour autant, les États-Unis restent incontestablement l’hegemon mondial et régional
Le budget de défense américain est 3,5 fois plus important que celui de la Chine. En 2016, il s’élève à 611 milliards de dollars soit 36 % des dépenses militaires mondiales. En 2017, il atteindra 620 milliards de dollars et le Congrès a voté, fin 2017, un budget 2018 approchant les 700 milliards de dollars c’est-à-dire bien au-delà des demandes du Président Trump. Pendant ce temps, les dépenses chinoises avoisinent les 215 milliards de dollars en 2016, soit environ un tiers de celles des États-Unis mais toutefois quatre fois plus que celles de pays comme la France ou le Royaume-Uni. Si l’on s’intéresse aux équipements non conventionnels, les deux puissances nucléaires sont grandement inégales. Les États-Unis comptent ainsi 4 670 ogives contre un stock de 260 à 300 pour la Chine. Cette capacité permet notamment aux États-Unis de disposer de la « frappe nucléaire préemptive désarmante » qui leur permettrait, le cas échéant, de surclasser les Chinois. Sur le plan conventionnel, ne serait-ce que quantitativement, la différence est flagrante : « Remarquons que la flotte américaine (26 millions de tonnes) représente la somme des 17 marines qui suivent, dont 14 sont alliées. En matière de force aérienne (avions de combats et de transports, hélicoptères de combat), les États-Unis représentent 25 % du total mondial avec environ 10 000 appareils, les quatre États suivants (Russie, Chine, Japon, Inde) ne totalisant à eux tous que les trois quarts de la flotte [américaine] [14]. » Si la Chine dispose d’ores et déjà d’un porte-avions, les États-Unis, eux, en ont onze de capacité unitaire très supérieure. Concernant les capacités de projection, les Américains disposent d’un large réseau d’environ 600 bases de par le monde leur permettant de pré-déployer des dizaines de milliers d’hommes et d’en accueillir, en cas de besoin, des centaines de milliers. La Chine n’a pas, pour l’instant, de véritable stratégie expéditionnaire. Sa stratégie du « collier de perles », qui se veut avant tout économique, pourrait néanmoins lui assurer des points d’ancrage militaire sur les côtes de l’océan Indien. Djibouti fait figure d’exception avec 400 soldats installés mais ce nombre devrait considérablement augmenter dans la décennie à venir. En termes d’alliances stratégiques, alors que la moitié des pays du monde peut être considérée comme alliée ou amie des États-Unis, la Chine ne peut en dire autant. Les alliances militaires formelles le montrent clairement : là où les États-Unis totalisent quelque cinquante alliances militaires, la Chine ne dispose que d’un traité d’assistance avec la Corée du Nord, en 1960. Quant à l’alliance sino-russe, qui peut être suggérée par les récents exercices militaires joints et d’importantes exportations d’armements, elle ne résiste pas aux nombreux points de conflits potentiels entre les deux géants asiatiques [15].
Outre ce surclassement par les Américains, les Chinois doivent aussi gérer des faiblesses criantes même si elles tendent à diminuer. Ainsi, là où les États-Unis disposent d’une base industrielle et technologique de défense (BITD), établie, innovante et largement autonome, la Chine dispose d’un outil industriel dont les lacunes sont souvent pointées du doigt et qui pourrait bien rencontrer rapidement ses limites. Ainsi, les moteurs des avions de chasse J-20 ou de transport militaire Y-20 sont importés, même si des tentatives de production locale sont en cours. De même, pour le porte-avions Liaoning comme pour le chasseur J-15, l’inspiration russe est très forte (Su-33), vu qu’il s’agit avant tout d’innovations incrémentales à une technologie conçue hors de Chine. En outre, les transferts de technologie et les coopérations internationales sont restreints pour la Chine (embargo et système de recherche assez hermétique obligent). Enfin, au niveau organisationnel, l’APL souffre de structures de commandement déficientes. Ainsi, alors que la coopération interarmées et la rapidité d’exécution sont déterminantes sur les champs de bataille contemporains, les chaînes de commandement chinoises sont diluées et sont encore éloignées d’une culture de coopération opérationnelle entre armées. Une des causes principales est la présence de commissaires politiques, avec une hiérarchie parallèle et indépendante, qui alourdit le commandement et la prise de décision. L’APL reste encore l’armée du Parti communiste et non celle de la nation chinoise. La Chine ne semble donc pas totalement prête, structurellement, à affronter un conflit de haute intensité ou une crise on interne d’importance et encore moins de prendre part à une intervention internationale complexe.
La Chine pourrait toutefois parvenir, à moyen ou long terme, à asseoir la maîtrise de son environnement proche
La Chine ne semble pas en mesure, par le seul équilibre des armes, d’imposer aux États-Unis une forme de « Yalta du Pacifique [16] » qui s’appuierait sur un découpage convenu de zones d’influences et d’accès libre. De fait, la Chine ne dispose actuellement que d’un porte-avions quand six porte-avions américains de classe Nimitz, tels l’USS Ronald Reagan, sont présents dans le Pacifique. Ces bâtiments déplacent 100 000 tonnes, contre 60 000 pour le Liaoning, ce qui traduit une puissance plus grande de frappe (30 à 40 aéronefs pour le Liaoning contre 90 pour le Reagan). De même, du fait de l’absence de catapultes, le Liaoning ne peut accueillir des avions trop chargés en carburant et en armement. La Chine a beau avoir développé ses capacités technologiques, seules 40 % de ses forces aériennes semblent en mesure de pouvoir rivaliser avec celles des États-Unis [17] et encore en dehors de toute considération de structures de C2 (Command and Control) dont on ne connaît pas la performance mais qui pourraient créer un décalage encore plus important vis-à-vis des forces américaines. En outre, le manque d’expérience au combat et d’équipements modernes restent un grand frein aux ambitions chinoises. La Chine n’a pas connu de conflit armé depuis la guerre de 1979 [18], contrairement aux États-Unis qui se sont régulièrement engagés et continuent de le faire dans de nombreuses opérations à travers le monde. En outre, en termes d’alliances stratégiques et de conflits généralisés, la Chine devrait composer avec de nombreux et anciens alliés américains présents dans son voisinage, tels la Corée du Sud (alliance contractée en 1953), le Japon (1960) ou les pays de l’Australia, New Zealand, United States Security Treaty (1951). Malgré son déclassement militaire vis-à-vis de l’hyperpuissance américaine, la Chine est reconnue comme un acteur géopolitique et militaire de tout premier plan que les États-Unis ne peuvent ignorer dans leur ambition dans le Sud-Est asiatique et qui est en mesure de freiner toute velléité d’action armée dans la région. À cet égard, le programme « 998 » de Jiang Zemin vise à développer une capacité A2/AD (Anti Access, Area Denial) qui est une façon de délimiter une aire d’interdiction et de décourager sa pénétration, en mer et dans les airs, par une puissance étrangère. Ainsi, un contrat avec la Russie pour la livraison de missiles S400 est entré en opération en 2017. Ces systèmes sol-air de grande et moyenne portée ont une capacité de détection de plusieurs centaines de kilomètres (on parle de 600) et sont en mesure d’abattre avions, drones et missiles de croisière hypersoniques. Par ailleurs, les missiles nucléaires DF-21 et DF-26 auraient été adaptés pour les transformer en arme conventionnelle hypersonique capable de traiter des cibles stratégiques dans un rayon de quelques milliers de kilomètres (on parle de 4 000). On pense bien entendu à la capacité de destruction de porte-avions même si, à ce jour, aucun test ne semble avoir été entrepris sur des cibles mobiles. Mais le surnom de « tueurs de porteavions » a immédiatement été donné à ses missiles balistiques et les États-Unis prennent très au sérieux cette menace d’interdiction des eaux du Sud-Est asiatique. Si les États-Unis venaient à s’engager dans un conflit lourd contre la Chine, avec l’ensemble des facteurs de puissance que nous avons décrits, il est fort probable que l’issue leur soit favorable s’il demeure non nucléaire. Néanmoins, cette option étant plutôt improbable, l’armée chinoise se fixe pour objectif de contenir une offensive d’ampleur limitée avec une opposition qui découragerait les États-Unis d’engager plus avant leurs forces. Cette stratégie de dissuasion semble pouvoir fonctionner. Elle est facilitée par le fait que les États-Unis sont engagés dans d’autres conflits sur lesquels ils pensaient ne plus avoir à se mobiliser (en Europe avec l’Ukraine et les pays baltes pour éviter de nouvelles incursions russes comme en Crimée ; en Irak et en Syrie pour lutter contre le terrorisme). En outre, la visite de Donald Trump à Pékin, en novembre 2017, a montré sa bonne disposition vis-à-vis de la Chine et sa volonté de privilégier la dimension économique à l’affrontement idéologique, quitte à revenir sur des engagements de son prédécesseur [19]. La fin de la stratégie du « pivot », annoncé en 2011 et amorcée sous Barack Obama, pourrait bien se conclure sous Donald Trump et les États-Unis se prêteraient de fait à une forme de passage de relais à l’hegemon régional que pourrait être la Chine. Au-delà, la stratégie de la « tache d’huile 37 » mise en œuvre par Pékin, aussi bien en mer de Chine que sur l’axe du « collier de perles », pourrait bien rendre caduque la stratégie navale américaine, supérieure technologiquement mais ne pouvant assurer une domination globale des océans.
References
Par : Vincent SATGE
Source : Chaire Défense & Aérospatial