Crime et terrorisme : sous traitants, associés ou hybrides?

Mis en ligne le 05 Mar 2018

Avec cet article, l’auteur nous brosse par touches successives le tableau saisissant des cheminements convergents du crime organisé et du terrorisme. Il souligne les différents niveaux d’intensité que peuvent prendre ces rapprochements. Il met par ailleurs en lumière l’adaptabilité, la redoutable plasticité des organisations criminalo-terroristes qui s’immergent et jouent avec doigté des opportunités offertes par la globalisation technico-financière. Face à ces mutations accélérées, le modèle réactif qui caractérise les Etats est pour le moins à la peine !

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de ce texte sont : « Crime et terrorisme : sous traitants, associés ou hybrides? », écrit par Alain Bauer. Ce texte ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site du CNAM.

Crime et terrorisme : sous traitants, associés ou hybrides ?

 

En 1972, au moment même où la modernisation et le développement des organisations criminelles autour de la French Connection marquaient la métamorphose du paysage de la criminalité, on commençait à s’interroger sur ce que serait l’étape suivante. Pour la première fois, dans la décennie 1960 – 1970, on assistait à une alliance entre fournisseurs de morphine-base libanais, turcs et arméniens ; chimistes du milieu marseillais et corse ; intermédiaires siciliens et acheteurs américains.

Certes, déjà dans les années 20, Carbone et Spirito à Marseille ou encore Alphonse Capone, avaient modernisé le métier. Mais le passage au stade industriel s’achevait. Le crime, structurellement et culturellement, s’organisait selon les règles de l’économie de marché. L’entreprise criminelle est une entreprise comme les autres, pratiquant l’intégration verticale et horizontale, intéressée aux nouveaux concepts de management, développant l’incentive pour ses personnels, investissant dans la recherche/développement, recyclant et refinançant sa trésorerie. Tout au plus pourrait-on lui reprocher une gestion de la concurrence quelque peu expéditive.

Longtemps le crime fut spécialisé. Chaque organisation criminelle s’occupait d’un secteur particulier et laissait à ses homologues le soin d’investir d’autres domaines. Seuls les territoires étaient affaire de monopole par secteur.

Puis, par capillarité, appât du gain ou agacement devant une cohabitation géographique imposée, proxénètes et trafiquants d’alcools se sont rapprochés, contrebandiers et faussaires ont commencé à dialoguer. Les opérateurs de stupéfiants se sont imposés au rythme des prohibitions nationales faisant suite à autant de laxisme étatique sur la question de l’opium que sur celle de la cocaïne. Il fut même un temps où les États occidentaux étaient les principaux dealers du monde, allant jusqu’à organiser une guerre contre un État souverain qui avait osé, le premier, interdire les stupéfiants : la Chine de Tseu Hi. La première guerre de l’opium opposa la Grande-Bretagne à la Chine, entre 1839 et 1842 ; la deuxième vit la Grande-Bretagne et la France alliées contre la Chine, entre 1856 et 1860.

Dans les années 1960 et 1970, l’interdit moral imposé notamment par Cosa Nostra contre les réseaux de stupéfiants tombera face aux immenses profits générés et à la recomposition des mercenaires disponibles attirés eux aussi par une meilleure paie. L’entreprise criminelle est alors peu à peu devenue l’étalon de la société économique libérale avancée, donnant totalement raison à Adam Smith : la main invisible du marché existe. Mais c’est une main criminelle.

La globalisation du crime est un mouvement entamé parallèlement à l’ouverture des frontières géographiques et au développement des flux migratoires et financiers permettant l’interconnexion entre criminalité locale et d’origine italienne, irlandaise, polonaise, mais aussi basque, israélienne, albanaise, vietnamienne, chinoise, japonaise, etc. Les populations migrantes, dans leur plus grande partie (Afrique, Chine, Irak, Afghanistan…), sont les premières victimes des organisations criminelles, mais masquent aussi l’implantation de groupes se dissimulant derrière de légitimes opérations humanitaires. Chacune choisit des points d’ancrage dans les nouveaux mondes – États-Unis, Canada, Australie –, et réinvestit parfois le ventre mou de l’ancien (l’Europe) puis se développe et s’enracine dans un complexe mouvement d’accords locaux, d’expansion plus ou moins violente, de consolidation territoriale, d’intégration avec les organisations criminelles autochtones.

L’ouverture des frontières physiques, la dérégulation des économies et des investissements, la multiplication de bases offshore pour l’optimisation fiscale (joli nom donné à la fraude), l’hypocrisie des États face à des confettis politiques offshore (Bahamas, Chypre,, îles Anglo-Normandes) mais aussi inshore (City, Delaware, .. ) qui permettent de gérer corruption, rétrocommissions et fraudes en tout genre, ont permis au crime organisé de se connecter sur le même tuyau. Ainsi, rien de plus facile aujourd’hui que d’écouler le produit issu des opérations de trafic d’êtres humains ou de morceaux humains, de stupéfiants, d’œuvres d’art, de faux de toute nature (surtout médicaments, mais également pièces détachées, disques, groupes électrogènes).

Faute de frontières et de gardes-frontières, physiques ou immatériels, la globalisation a renforcé les organisations criminelles, leur a permis de trouver des alliés, de créer de nouvelles filiales, d’investir de nouveaux marchés et de conquérir de nouvelles cibles. Elle a aussi permis à ces structures de s’enraciner dans des États « échoués », ou en voie de l’être (comme la Somalie), incapables d’assurer leurs missions vitales et donc livrés à l’anarchie, à la corruption et aux luttes intestines.

États incestueux, où crime et administration cohabitent au prix d’une dramatique saignée sur l’économie nationale (Japon, Thaïlande, Argentine) ; États gangrenés (Pakistan, Italie, Albanie, Chine), où les politiques de lutte contre la criminalité sont encore embryonnaires ou peu lisibles, peuplent nos univers médiatiques sans vraiment éveiller ni  véritable curiosité, ni inquiétudes. Partout opérateurs anciens et nouveaux évoluent, s’affirment, se combattent sous l’œil tantôt désabusé, tantôt interloqué des pouvoirs d’État.

Le terrorisme a longtemps été considéré comme une activité détachable du crime. Son évolution au cours des vingt dernières années tend à inverser cet axiome. Son hybridation, sa porosité aux activités criminelles, sa déterritorialisation généralisée, en font désormais une activité criminelle parmi d’autres, qui continue à évoluer et à se développer, marquant des enracinements structurels en Irak, un nouveau développement en Afghanistan, des persistances en Arabie Saoudite, au Maghreb et en Égypte, des tensions en Angleterre ou en Espagne…

Le crime a échappé à la récession et affiche toujours un taux de croissance très élevé tant dans ses secteurs traditionnels que dans de nouveaux domaines qui s’ouvrent à lui, comme celui de l’hybridation entre opérateurs « politiques » et organisations criminelles. Il ne s’agit plus seulement de la collecte d’un impôt révolutionnaire permettant de financer les activités de « résistance » de type IRA, OLP, PKK ou ETA, mais d’un développement d’activités criminelles intégrées. Les FARC Colombiens, guérilla dégénérée, semblent être le dispositif le plus élaboré dans ce cadre. Mais les organisations criminelles de Bombay ou de Karachi sont aussi des opérateurs au bénéfice de groupes politiques basés au Pakistan. Des opérateurs de la Camorra ont avoué leurs liens avec des groupes radicalisés agissant au nom de l’islam salafiste, mais assassinent aussi leurs concurrents en Allemagne (’Ndrangheta). Certains groupes anti-talibans d’avant la « libération » de l’Afghanistan et des groupes pro-talibans post-guerre se financent aujourd’hui tous deux par la production de stupéfiants.

Le Hamas ou le Hezbollah s’arment grâce à l’aide des organisations criminelles égyptiennes ou par le trafic d’héroïne (explosion des saisies à la frontière entre Israël et le Liban) alors que les groupes criminels israéliens règlent leurs comptes, y compris en période de guerre, sur le territoire israélien ou en Europe de l’Est.

Chacun cultive sa différence et sa capacité à agir en mercenaire ou en concurrent des autres, tout en contribuant à l’élévation du niveau de violence employée pour assurer sa survie, ses profits et son extension territoriale. Les organisations criminelles ont même appris à se faufiler dans les interstices de la lutte contre le terrorisme, comprenant rapidement que la réorientation des moyens policiers de l’une vers l’autre ne pouvait que leur profiter.

Les modifications géographiques, la friabilité des territoires et des frontières, la dynamique des flux et des trafics, la déstabilisation induite par la crise financière mondiale sont autant de facteurs d’accélération et de renforcement des implantations des organisations criminelles. Il ne s’agit plus d’un conflit entre ordre et désordre mais de l’affirmation d’une concurrence entre deux ordres, disposant de structures et de règles et combattant pour le contrôle d’un même espace et le monopole de mêmes marchés. Et nous sommes paradoxalement aveugles ou amnésiques, alternativement ou simultanément, face à des évolutions souvent perceptibles, fréquemment annoncées et dont les effets sont généralement dévastateurs.

Comme le rappelait déjà en septembre 2007 une note d’alerte du Département des recherches sur les menaces criminelles contemporaines (DRMCC) de l’Institut de criminologie de Paris : « Dans un monde instable et chaotique, les évolutions sont brutales, les mutations fréquentes, les hybridations quotidiennes. L’ère de l’ennemi lourd, stable et lent ? donc identifié ? est révolue. Qui au Japon connaissait la secte Aum Shinrikyo avant l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo ? Qui aux États-Unis avait repéré la minuscule scission des Branch Davidians (elle-même issue des Adventistes du 7e Jour) avant les 170 morts d’Oklahoma City ? Qui y savait le sens du mot Salafiya avant les attentats de Nairobi et Dar es-Salaam ? Qui se doutait qu’une modeste jamaa islamiya nommée Fatah al-Islam infligerait 140 morts à l’armée libanaise ? soutenue explicitement par les États-Unis et en douce par Israël ? avant de disparaître, nombre de ses guerriers et cadres s’étant volatilisés lors de la prise de Nahr el-Bared ? Qui en Afrique connaissait le nom de la milice Janjawid avant les massacres du Darfour ? » On peut aisément en prolonger la liste. Qui avait traduit, et encore moins lu, aux États-Unis, la « Déclaration de guerre à l’Amérique » publiée en août 1996 par Oussama ben Laden ? Qui avait compris la force des mollahs iraniens avant 1979 ? Qui a vraiment pris la peine de lire le rapport complet de la commission d’enquête du Congrès américain sur le 11 Septembre, récit tragi-comique d’une déstructuration volontaire de l’appareil de renseignement de la plus grande puissance mondiale ? Et le recensement peut se compléter dans tout l’Occident, et ailleurs, depuis…

Les organisations criminelles, depuis l’opération des faux prêts immobiliers au Japon il y a vingt ans, ou des Savings & Loans américaines au même moment, ont parfaitement compris les failles d’un secteur financier qui, en se dérégulant à marche forcée, a ouvert ses portes à toutes les opérations illégales, créant même la plus grande « blanchisserie d’argent sale » mondiale dans le golfe Persique. On découvrira sans doute un jour qu’une partie essentielle de la structure de l’Etat Islamique est plus intéressée par son aspect trafic et finances que par l’imposition de la foi.

Le syndrome d’Azincourt, qui vit la fine fleur de la chevalerie française écrasée par des archers dépenaillés, n’a pas disparu. Il s’est même peu à peu répandu dans la plupart des organisations policières et de renseignements, fascinées notamment par Échelon et les opportunités offertes par le développement de la technologie tant dans le domaine de la surveillance (par satellite) que dans celui de la captation des communications. Peu ont compris le signal envoyé par Edward Snowden montrant à la fois le détournement des outils, et leur incapacité à agir contre le véritable adversaire terroriste ou criminel.

Car si les criminels ont su tirer profit des développements technologiques, certains, notamment dans les organisations terroristes, ont aussi compris l’intérêt de ne pas tomber dans le tout technologique. Alors que les opérateurs publics se lançaient dans une course effrénée pour le développement de nouveaux systèmes informatisés de renseignement, abandonnant ainsi le renseignement humain, certaines organisations criminelles continuaient, elles, à utiliser les bonnes vieilles méthodes de communication, les rendant ainsi indétectables.

La globalisation du crime est un fait acquis, enraciné et présent pour longtemps. Selon le modèle réactif qui marque nos grandes structures d’État, la pression deviendra un jour tellement forte et tellement insupportable que, par effet de swing, une réaction aussi puissante, mais tardive, se mettra en place, forçant le crime à de nouvelles évolutions. Rien ne sert de s’apitoyer. L’histoire montre que de telles organisations survivent mais peuvent être durablement affaiblies ou se rétracter, libérant des territoires perdus, émancipant des populations victimes et permettant au droit de reprendre toute sa place dans une société plus sûre où le risque, s’il ne disparaîtra jamais, sera moins élevé.

La frontière entre criminalité et terrorisme a disparue en France en 1995 avec Khaled Kelkal. Elle ne s’est jamais refermée.

Depuis, l’Etat Islamique a réussi une composition proprement inédite de l’espace terroriste en réussissant à cumuler tous les modes opératoires et tous les profils d’opérateurs.

Le terrorisme a muté et offre une diversité de profils allant du militant en mission au malade mental utilisant les panoplies du moment pour justifier ses actes.

Si le terrorisme d’État est presque silencieux, on assiste à la poussée d’acteurs qui brisent tous les profils traditionnels.

Plus jeunes, plus féminisés, plus convertis, ils couvrent un champ dont la diversité est considérable.

Parfois, ils ne disposent même d’aucune logistique majeure. Ils sont juste mus par une impulsion. On peut dire qu’ils peuvent obéir directement à un ordre de l’État Islamique (puisque c’est son nom, que cela nous plaise ou pas), ce sont alors les lions du Califat. Ils peuvent aussi devenir des sous-traitants, disposant d’une large autonomie (les soldats du Califat). Certains sont eux totalement inconnus et agissent en surfant sur la communication de l’État Islamique qui décidera alors de revendiquer l’opération en termes soigneusement choisis. Il y a une forte décentralisation des attentats selon une logique du nid de guêpes et sans nécessité d’une direction centrale.

En matière de ce qu’on appelle improprement « radicalisation », on découvre que le phénomène prend plus de temps qu’on ne le croit mais l’évolution, eu égard au passé qui nécessitait des voyages et des formations dans des camps d’entraînement, souligne une accélération sensible. Internet permet de booster le passage à l’acte.

L’Etat Islamique est passé du terrorisme au Menu, aux terrorismes à la carte.

Il n’y a plus de profils.

L’Uberisation est en marche, par l’usage des réseaux sociaux et du numérique, le marketing internet par profilage social, le ciblage consumériste, bref tout l’arsenal 2.0 au bénéfice d’un modèle théocratique – 2.0….

Il faut des gestionnaires, des managers et des comptables au crime. Les terroristes ont les mêmes besoins et les mêmes logiques.

Hybridation et Uberisation sont désormais alliées.


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