Édito n° 95/16 du 19 octobre 2022

« La force de la cité ne réside ni dans ses remparts, ni dans ses vaisseaux, mais dans le caractère de ses citoyens. » Thucydide, historien, homme politique, stratège grec (environ – 460 av. J.-C. ; environ – 400 av. J.-C.), in "Histoire de la guerre du Péloponnèse".

La guerre en Ukraine pourrait-elle changer de nature ? Depuis le début octobre, la confrontation prend un tour inédit. La Russie tente de compenser ses déboires tactiques dans le Donbass et sur les rives sud du Dniepr, comme l’extension progressive du conflit à la Crimée, par une escalade stratégique pluri-domaines. Les annexions des territoires occupés, la mobilisation partielle, les bombardements des villes et des installations critiques ukrainiennes ou encore les efforts pour desserrer l’étreinte des sanctions économiques se déploient, sur fond d’intimidation nucléaire accrue.

Une escalade verbale accompagne également le risque croissant d’une frappe nucléaire tactique russe. On annonce exclure le bluff, on dit craindre une apocalypse, on affirme la nature que prendrait, comme celle que ne prendrait pas, une riposte occidentale. Cette escalade verbale met en lumière nombre d’échappées inquiétantes et/ou incongrues, altérant le principe d’ambiguïté au cœur de la grammaire de la Dissuasion.

*

Cette bascule du conflit ukrainien illustre le retournement géopolitique d’un monde où le Dominium Occidentalis est contesté, défié par l’affirmation de puissance des Etats, affirmation de puissance à la fois permanente, résurgente, reformulée, sur d’anciens comme sur de nouveaux champs de friction, sinon de confrontation.

Ce retournement heurte d’autant plus l’Europe que ce continent avait bâti un projet politique inédit. Un projet que les Pères fondateurs dressaient sur les décombres d’un conflit mondial, sur la promesse d’un « plus jamais ça », sur la proscription de la Guerre via l’interdépendance du Marché, sur le postulat de l’anachronisme de la Puissance, renvoyée aux oubliettes de l’Histoire par les bienfaits conjugués de la démocratie, de la prospérité et de la cohésion sociale.

Cette illusion de Fin de l’Histoire posait d’ailleurs un lien de causalité intrinsèque entre prospérité et démocratie. Elle cautionnait ainsi, tout autant le recours croissant au gaz russe, que le commerce amplifié avec la Chine.

Porteur d’un monde kantien, lovée à l’abri du protectorat d’un « Benevolent Hegemon », l’Union Européenne se montrait donc, encore naguère, soucieuse de tisser des interdépendances économiques avec la Russie, la Chine et d’autres puissances « autocratiques », pour assurer sa prospérité comme pour insuffler un cercle vertueux vers la démocratie, via l’état de droit et l’économie de marché. Avec le choc géopolitique du 24 févier 2022, elle butte désormais sur la nature hobbesienne intrinsèque à l’échiquier international, lorsqu’aucun « Léviathan » ne veut/ ne peut plus le réguler. Elle constate de surcroit, avec trouble, qu’elle a progressivement découplé sa sécurité (atlantique) et sa prospérité (euro-asiatique), pour reprendre l’analyse d’Olivier Schmitt, citée par Josep Borrel dans son adresse sur la politique étrangère de l’UE, le 10 octobre dernier.

*

La bascule du 24 février appelle donc à un changement de grille de lecture du jeu des puissances, pour appréhender un monde où les occidentaux passent des guerres « choisies » aux guerres « subies », et voient ainsi le principe stratégique cardinal de liberté d’action en pâtir. Une grille de lecture à repenser, en troquant le triptyque classique et séquentiel paix-crise-guerre pour un prisme compétition-contestation-confrontation. C’est à la lumière de ce prisme que le CEMA envisage la lecture du monde, un prisme qui rend compte de la simultanéité comme de l’intensité des interactions de puissance, de l’intrication comme de l’extension du domaine des questions stratégiques.

Cette exigence de nouvelle grille de lecture des rapports de puissance, dans un monde en quête d’un équilibre inédit, devra bien entendu s’accompagner d’un questionnement sur notre posture stratégique, sur notre modèle d’armée, et sur la nécessité de les adapter, notamment pour mieux pouvoir « gagner la guerre avant la guerre ». La future Loi de programmation militaire 2024-2030 pourra y contribuer.

Par ailleurs, cette exigence de nouvelle grille de lecture stratégique devra vraisemblablement questionner nos alliances, à l’heure ou l’OTAN se renforce à la faveur de la guerre en Ukraine et ou l’autonomie stratégique européenne semble osciller entre « état de mort cérébrale » et regain. Les avancées sur le volet défense restent en effet bien humbles, mais l’affirmation est plus tangible en matière de normes, de commerce, d’industrie, d’énergie. Le chemin de la conversion de nos partenaires d’Europe centrale et orientale pourrait-il passer par l’assurance que l’autonomie stratégique européenne constitue, non pas une faille pour l’Alliance atlantique, mais bien une garantie de sécurité et de défense supplémentaire ?

Enfin, cette exigence de nouvelle grille de lecture stratégique ne démonétise pas, bien au contraire, ce qui constitue la clef de voute de toute sécurité collective : la mobilisation et la résilience de la Nation. Le travail de sape de la désinformation, les menaces hybrides, le risque pandémique, le retour de la guerre de longue et de haute intensité à nos portes ou encore les nuages sombres qui s’amoncellent sur l’économie… Autant de crises qui affectent des sociétés démocratiques morcelées et défiantes. A une telle heure, savoir « emporter la Nation », et dans la durée, pour reprendre les termes du député Jean-Michel Jacques lors des dernières Assises du Cnam, s’apparente à une « ardente obligation » !

***

Vous pourrez très prochainement retrouver les réflexions et débats qui ont jalonnés la journée consacrée au « retour de la guerre », lors des Assises Nationales de la Recherche Stratégique du 29 septembre au Cnam.

En l’attente de cette future replongée dans les réflexions et débats des dernières Assises, nous vous proposons le bouquet d’articles de réflexion sur les questions stratégiques d’octobre.

Vous pourrez mesurer l’impact du conflit en Ukraine, tenu à l’ombre de l’intimidation nucléaire, sur la situation stratégique en péninsule de Corée (article Fondation pour la Recherche Stratégique). Le retentissement de cette guerre concerne également la région Baltique (article Centre de Documentation de l’Ecole Militaire), avec les demandes d’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN. Vous pourrez par ailleurs aborder la portée des schémas mentaux ayant pu conduire à l’invasion russe, et apprécier les voies envisageables de leur dépassement, au travers d’une analyse à la croisée entre géopolitique, histoire et sociologie (article Fondation Robert Schuman). Les trois autres papiers qui composent la sélection d’octobre abordent trois enjeux clefs que les crises récentes ou actuelles auront pu mettre singulièrement en lumière, sinon nourrir. Le risque accru de « multipolarité nucléaire » est illustré par une analyse du retentissement stratégique pour la Corée du Sud qu’engendre le développement technologique de l’arsenal militaire nord-coréen (article Jeunes-IHEDN). L’apport d’une cyberdéfense communautaire à celles que mettent en œuvre les partenaires de l’UE constitue également une préoccupation majeure au sein de l’Union (article CREOGN). Le risque sanitaire n’a pas disparu avec la décrue de la pandémie de COVID et les enjeux de sécurité comme de souveraineté mis en exergue par cette crise sanitaire, dont l’accès aux traitements médicaux, demeurent patents (article Union-IHEDN).

Rendez-vous courant novembre, pour une nouvelle publication de votre Agora stratégique.

Général Paul Cesari, Rédacteur en chef, et toute l’équipe de Geostrategia.

Nos partenaires

Académie du renseignement
Bibliothèque de l’Ecole militaire
Centre d'études stratégiques de la Marine
Centre d’études stratégiques aérospatiales (CESA)
Centre de Recherche de l'Ecole des Officiers de la Gendarmerie Nationale
Centre des Hautes Etudes Militaires
Chaire Défense & Aérospatial
Chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM/Centre FrancoPaix
Conflits
Ecole de Guerre
Encyclopédie de l’énergie
ESD-CNAM
European Council on Foreign Relations
Fondation Jean Jaurès
Fondation maison des sciences de l'homme
Fondation pour la recherche stratégique
Fondation Robert Schuman
Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale
Institut des hautes études du ministère de l'Intérieur
Institut Français des Relations Internationales
International Journal on Criminology
IRSEM
L’Association des Auditeurs et cadres des sessions nationales "Armement & Economie de Défense" (3AED-IHEDN)
Les Jeunes IHEDN
Revue Défense Nationale
Revue Géostratégiques / Académie de Géopolitique de Paris
Sécurité Globale
Synopia
Union-IHEDN/Revue Défense
Université Technologique de Troyes
Académie du renseignement
Bibliothèque de l’Ecole militaire
Centre d'études stratégiques de la Marine
Centre d’études stratégiques aérospatiales (CESA)
Centre de Recherche de l'Ecole des Officiers de la Gendarmerie Nationale
Centre des Hautes Etudes Militaires
Chaire Défense & Aérospatial
Chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM/Centre FrancoPaix
Conflits
Ecole de Guerre
Encyclopédie de l’énergie
ESD-CNAM
European Council on Foreign Relations
Fondation Jean Jaurès
Fondation maison des sciences de l'homme
Fondation pour la recherche stratégique
Fondation Robert Schuman
Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale
Institut des hautes études du ministère de l'Intérieur
Institut Français des Relations Internationales
International Journal on Criminology
IRSEM
L’Association des Auditeurs et cadres des sessions nationales "Armement & Economie de Défense" (3AED-IHEDN)
Les Jeunes IHEDN
Revue Défense Nationale
Revue Géostratégiques / Académie de Géopolitique de Paris
Sécurité Globale
Synopia
Union-IHEDN/Revue Défense
Université Technologique de Troyes

 

afficher nos partenaires