Entre concentration et dispersion : le bel avenir de la puissance

Mis en ligne le 20 Juin 2019

Avec cet article, l’auteur s’interroge sur la notion de puissance au XXIème siècle. Distinguant la puissance et l’exercice de cette puissance, il développe en premier lieu son analyse sur le plan politique, avec en toile de fond un système mondial dominé par la confrontation entre la Chine et les Etats-Unis. A cette concentration de la puissance entre « pièces » étatiques majeures de l’échiquier international, il associe également et concomitamment la dispersion sur les plans individuels et collectifs de la puissance, rendue possible par la diffusion des technologies de l’information et de la communication. Une fusion de la puissance s’opère, entre Echiquier et Toile, alors que le numérique, devient selon l’auteur, le terrain de la lutte pour le leadership mondial.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de cet article sont : GOMART Thomas, “Entre concentration et dispersion : le bel avenir de la puissance”.

Cette article est paru dans le numéro exceptionnel de Politique étrangère, publié pour le 40ème anniversaire de l’IFRI.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IFRI.


La notion de puissance a fait l’objet de nombreux travaux dans le domaine des relations internationales. Au cours de la prochaine décennie, l’évolution de la puissance sera caractérisée par des dynamiques de concentration et de dispersion. D’une part, le système mondial sera marqué par l’affrontement de deux superpuissances, les États-Unis et la Chine. D’autre part, les capacités d’action individuelles seront démultipliées par les technologies de l’information et de la communication.

Loin d’être un absolu – « mais une relation humaine »[1] –, la puissance se conçoit sur les plans théorique et politique. À la fois concept d’analyse et principe d’action, elle est désormais comprise sous ses diverses formes, tout en faisant l’objet d’une historiographie la magnifiant ou, au contraire, la décriant[2].

Sans doute faut-il commencer par distinguer la puissance, qui suppose une accumulation de moyens, et l’exercice de la puissance, qui exige une volonté propre. La première se développe, s’apprécie ou se déprécie sur la durée, alors que le second se heurte inévitablement à l’ordre des choses, et revêt à ce titre une charge conjoncturelle. L’une et l’autre ne peuvent se comprendre qu’en fonction de différentes échelles de temps, car aucune puissance n’est née grande. Pour le devenir, elle doit disposer d’un porte- feuille de ressources (humaines, morales et matérielles) et le faire fructifier en fonction d’un projet, qui varie non seulement sous l’effet de forces internes et externes, mais surtout de la direction, au sens de l’intention, qui lui est donnée. L’ensemble des réaménagements virtuellement réalisables constitue le potentiel. Cette approche permet de définir la puissance comme « la combinaison du potentiel et du passage à l’acte »[3].

L’analyse de l’environnement rappelle que « les facteurs de puissance ne sont pas les mêmes de siècle en siècle »[4]. À titre d’exemple, la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale remise à Emmanuel Macron en octobre 2017 souligne la réapparition de la compétition militaire : « La hiérarchie de la puissance internationale est aujourd’hui en évolution rapide. L’incertitude, l’anxiété ou au contraire les ambitions nouvelles générées par cette situation mouvante sont en soi facteurs de risque. La compétition, d’abord économique et technologique, s’étend de plus en plus au domaine militaire. »[5] Cette entrée en matière revient à souligner une évidence sou- vent oubliée : l’opposition entre conduites économique et diplomatico-stratégique ; la première poursuit un objectif relativement limité alors que la seconde se déroule « à l’ombre de la guerre »[6]. C’est tout l’art du poli- tique de savoir les distinguer, pour mieux les conjuguer.

À horizon de dix ans, toute réflexion sur la puissance soulève une question de hiérarchie. Au début des années 1980, Fernand Braudel (1902- 1985) établissait le constat suivant : « Le capitalisme a besoin d’une hiérarchie », avant d’ajouter, « le capitalisme n’invente pas les hiérarchies, il les utilise »[7] – constat fort utile si l’on considère qu’il continuera à régir les échanges économiques. Cette réflexion sur la puissance dépend donc du pari fait sur le cours de la globalisation à venir, étant entendu que la rivalité entre pays est un facteur parmi d’autres qui l’oriente. Est-ce le principal ? Peut-être pas, au regard des dégradations environnementales produites par les modes de consommation actuellement à l’œuvre. Néanmoins, on cherchera ici à éclairer ce versant particulier, parce qu’il est le plus proche de nous.

Sur le plan politique, il s’agit d’envisager les conséquences d’un possible changement au sommet de la hiérarchie mondiale entre les États- Unis et la Chine. L’ascension de cette dernière, ainsi que les réactions qu’elle suscite de la part des États-Unis, représentent le principal enjeu de politique internationale à court, moyen et long termes. Sur le plan théorique, n’assistons-nous pas à une dispersion de la puissance – ou, au contraire, à sa concentration. La question mérite d’être posée en raison de la diffusion rapide des technologies de l’information et de la communication (TIC) à l’échelle globale. L’empowerment, c’est-à-dire la capacité d’action individuelle démultipliée grâce aux TIC, caractérise la décennie écoulée. Cette diffusion, au cœur des activités humaines, oblige à repenser les hiérarchies même si elles n’ont nullement vocation à disparaître. Elle s’accompagne également de fortes concentrations au regard notamment du rôle joué par un nombre limité de plates-formes numériques. Cette double approche, politique et théorique, revient à considérer que les dynamiques actuellement à l’œuvre ne peuvent manquer d’engendrer de vives tensions et de sévères accrocs à l’ordre existant. Elle invite à suivre de près l’intense compétition technologique et scientifique dont dépendent à la fois la domination économique et la supériorité militaire.

La Chine au sommet de la hiérarchie mondiale ?

Le rapport entre historiographie et histoire révèle l’état d’esprit dominant des élites stratégiques à un moment t. À trente ans d’intervalle, deux livres balisent le débat sur la puissance et reflètent les préoccupations, en parti- culier à Washington, où « au plus haut niveau, les décideurs sont souvent portés à croire que tout événement vieux de plus de dix ans relève de l’histoire ancienne »[8].

Publié en 1987, The Rise and Fall of the Great Powers de Paul Kennedy analyse les décalages dans le temps entre l’accession d’un État à la puissance économique et sa traduction inévitable dans le domaine diplomatico-stratégique. À l’aide d’exemples, l’historien britannique montre qu’une fois au sommet de la hiérarchie, une puissance commence à se désagréger sous son propre poids, en raison des ressources économiques nécessaires à son effort militaire. Cela la conduit à un sur-engagement stratégique (strategic overstretch), qui entraîne son déclin. Fondamentalement relative, la puissance varie en fonction des taux de croissance et du degré d’avancement technologique des autres acteurs. Au moment de la parution de cet ouvrage, les rivaux potentiels des États-Unis étaient l’Allemagne et   le Japon, les deux principaux vaincus de la Seconde Guerre mondiale ; la Chine n’apparaissait alors pas dans l’équation.

Publié en 2017, Destinated for War: Can America and China Escape Thucydides’ Trap?, de Graham Allison, souligne la rapidité de l’émergence de la Chine depuis 40 ans, et les risques élevés de conflit avec des États-Unis bien décidés à défendre leur place de numéro un mondial. Le succès rencontré par ce dernier ouvrage correspond sans doute à un nouveau « moment Spoutnik » à Washington. En 1957, les autorités américaines avaient été déstabilisées par la poussée technologique des Soviétiques, capables d’envoyer un satellite dans l’espace : elles répondirent en mobilisant des ressources considérables pour leur projet de conquête spatiale. Ce succès correspond à une analyse très largement partagée à Washington selon laquelle les États-Unis doivent contrer l’émergence de la Chine now or never. Dans dix ans, nous saurons si le premier mandat de Donald Trump, en dépit de toutes les controverses occasionnées, aura été celui d’une mobilisation bi-partisane, réussie ou ratée, des ressources pour contrer l’émergence de la Chine.

S’il est difficile d’apprécier précisément les positions respectives des puissances chinoise et américaine l’une par rapport à l’autre, il apparaît clairement qu’elles domineront demain de loin le jeu international, même si des puissances comme l’Inde entendent bien, elles aussi, monter dans la hiérarchie mondiale. Cette difficulté ne doit pas occulter la possibilité de voir la Chine atteindre le sommet de la hiérarchie au cours des deux décennies qui viennent. Cette évolution serait profondément paradoxale, dans la mesure où elle verrait la République populaire de Chine, c’est-à-dire un Parti-État, dominer le système capitaliste mondial.

À partir de là, deux hypothèses méritent d’être explorées. La première serait celle d’une transformation du régime chinois qui s’adapterait graduellement aux exigences d’un capitalisme régi par des règles communes. En réalité, cette lecture entretient le mythe de la convergence, alimenté par l’entrée de la Chine dans l’OMC (2001), et qui a laissé croire à une ouverture politique progressive. Avec dix ans de recul, cette interprétation s’est heurtée à la crise financière de 2008, qui a permis à la Chine d’afficher ouvertement ses ambitions internationales, puis au durcissement idéo- logique imposé par Xi Jinping. Plus grand monde à Washington ne mise aujourd’hui sur une convergence possible de la Chine et des États-Unis, en dépit de l’importance de leurs échanges économiques. Une variante de cette lecture consiste à miser sur des ruptures politiques intérieures. « Super-puissance amnésique », dans laquelle il est impossible de toucher à l’image tutélaire de Mao ou d’évoquer le massacre de Tien An Men (juin 1989), la Chine peut-elle bâtir son avenir sur l’ignorance obligatoire de son passé récent[9] ? Nul n’est à l’abri de violents retours du refoulé.

La seconde hypothèse consiste à envisager qu’un régime léniniste devienne le patron du capitalisme mondial en misant sur la solidité du régime actuel. Ironie de l’histoire ? Pas si sûr, dans la mesure où le Parti communiste chinois, d’inspiration soviétique ne l’oublions jamais, est par- venu depuis 1949 à instaurer un « nouvel équilibre autoritaire », qui pour- rait lui permettre de se maintenir au pouvoir pour les trente ans à venir si l’on en croit les spécialistes[10]. L’amnésie de Tien An Men est masquée par l’hypermnésie de la chute de l’URSS, dont les dirigeants chinois ont finement analysé les causes pour éviter de reproduire une situation ana- logue en Chine. Depuis 1991, la critique de Mikhaïl Gorbatchev, considéré comme un « traître au socialisme », est constante. En décembre 2012, dans un discours distribué à tous les membres du Parti, Xi Jinping expliquait la désintégration de l’URSS par la remise en cause des « idéaux et croyances » socialistes, par la négation de Lénine comme de Staline, et la dépolitisation de l’armée : « Finalement, Gorbatchev annonça le démantèlement par une simple déclaration. Un grand parti a ainsi disparu. Proportionnellement, le PCUS [Parti communiste de l’Union soviétique] avait plus de membres que le nôtre. Mais pas un ne fut suffisamment un homme pour se lever et résister »[11]. Il faut bien comprendre que le Parti communiste chinois (PCC) s’estime en droit de diriger l’État à jamais, dans la mesure où il prétend représenter de manière immanente le peuple chinois.

Dans cette optique, est-ce le capitalisme, ou le socialisme, qui a le plus d’avenir, voire la fusion des deux ? Quelle que soit la réponse à cette question, la domination de la Chine sur la hiérarchie mondiale serait celle du PCC, c’est-à-dire de « la plus vaste société secrète au monde »[12] (80 millions de membres), opérant selon ses propres règles et normes, et ne distillant à l’extérieur que les informations susceptibles de légitimer son propre pou- voir. A priori, une telle organisation concentrant autant de pouvoir serait incompatible avec la dynamique du capitalisme, qui nécessite l’ouverture. Or, le « problème des problèmes »[13] reste celui des hiérarchies. Dès lors, la question est de savoir si l’on privilégie une hiérarchie unique, en considérant l’économie mondiale comme le « marché de tout l’univers » unifié par une lente convergence, ou une coexistence de hiérarchies entre plusieurs économie-mondes. Le choix de perspective n’est évidemment pas neutre pour analyser le jeu de puissance à long terme. Historiquement, les économie-mondes délimitent des espaces géographiques concentriques, organisés autour d’un pôle dominant. Raisonner en ces termes renvoie à la dialectique décentrage/recentrage, comparable à celle à laquelle nous assistons actuellement entre l’Europe et la Chine, et conduit à rappeler une loi historique toujours valable : « Ceux qui sont au centre, ou près du centre, ont tous les droits sur les autres. »[14]

Penser la puissance, c’est donc penser la géographie d’où elle émerge, et vers laquelle elle se projette. La Chine ne cache plus ses ambitions internationales, en se positionnant comme le leader de la restructuration de la gouvernance mondiale, en investissant dans toutes les formes de multilatéralisme, en promouvant un modèle de développement alternatif, en diffusant une vision post-occidentale du monde, enfin en proposant de nouveaux standards et normes internationaux[15]. Cette ambition traduit un fort désir de reconnaissance internationale,   alimenté par un ressentiment historique à l’égard des Occidentaux. La diplomatie chinoise cherche un « nouveau type de relations entre grandes puissances », c’est-à-dire à instaurer une relation d’égal à égal avec les États-Unis. Le changement de statut de la Chine se jugera certes en fonction de son positionnement vis-à-vis des États-Unis – mais pas seulement. En effet, de la nature de sa relation avec la Russie, marquée par de profonds antagonismes historiques et des convergences stratégiques depuis une vingtaine d’années, résulte l’équilibre de la plaque eurasiatique[16].

Au cours de la dernière décennie, la Chine a renforcé son potentiel pour donner corps à sa stratégie, et il est probable que, sauf accident majeur, elle parvienne à l’accentuer significativement dans les dix prochaines années. Ce qui est aujourd’hui le plus difficile à apprécier – et pourtant le plus sensible – réside dans les effets produits par la stratégie d’opposition de l’administration Trump. Marquée par des périodes historiques de forte désunion, la Chine développe une Grand Strategy sur plusieurs décennies, avec 2049 en ligne de mire. De toutes les grandes puissances, elle est celle qui a le moins changé de corpus idéologique entre la période de la guerre froide et l’après guerre froide[17]. S’il semble hautement probable que son potentiel continue à s’apprécier, il convient d’identifier les possibles occasions de passage à l’acte, qui lui permettraient d’exercer la puissance en termes à la fois d’initiative et/ou de coercition. À horizon de dix ans, Taïwan pourrait être le test de la dialectique des volontés sino-américaines.

L’échiquier et la toile, ou la fusion de la puissance

Après avoir défini les relations internationales comme « les relations entre unités politiques », Raymond Aron se demandait s’il fallait inclure « dans les relations entre unités politiques les relations entre individus appartenant à ces unités »[18]. À l’heure des réseaux numériques, la réponse est évidemment positive ; elle marque la profonde transformation du système international provoquée par le déploiement des technologies de l’information et de la communication (TIC). Celles-ci modifient en effet en profondeur la notion de puissance. La discipline des relations internationales, très largement dominée par l’hégémonie universitaire américaine, a fait de l’analyse des rapports de puissance à puissance le cœur de sa production. Dans un contexte de globalisation technologique, tous les États, y compris les plus puissants, se retrouvent déstabilisés, dans un certain nombre de pratiques, par des flux exponentiels d’informations qui échappent autant à leur initiative qu’à leur contrôle.

Si la concentration de puissance est visible dans le jeu interétatique, sa dispersion s’observe sur les plans individuel et collectif au sein des sociétés. La première est souvent représentée par un échiquier. Chaque pièce s’inscrit ainsi dans une hiérarchie, répondant à des règles d’utilisation précises. La seconde est souvent figurée par une toile aux nœuds infinis. Chaque acteur y dis- pose d’un degré de puissance dépendant de la nature de sa connexion au(x) réseau(x). Dans cette optique, la notion de pouvoir de réseau (network power) mérite attention, dans la mesure où il se situe désormais au cœur de la puissance. Le pouvoir de réseau repose sur la dialectique suivante : des standards gagnent en valeur à mesure qu’un nombre croissant de personnes les utilisent, mais ce faisant, ils entraînent l’élimination progressive des alternatives offrant un libre choix[19]. Il met en tension les relations de souveraineté – qui permettent de construire une volonté politique et de prendre des décisions collectives – avec les relations de sociabilité – qui accumulent les décisions individuelles et décentralisées qui finissent par affecter le groupe dans sa totalité. Pour certains, le processus de globalisation se caractériserait par une prédominance progressive des relations de sociabilité sur les relations de souveraineté, contenues dans les frontières des États-nations[20].

Voir la dispersion de puissance comme un phénomène produisant plus de transformations que la concentration de puissance revient à dire que le point de départ des analyses ne devrait pas être la compétition entre nations mais le bien-être des citoyens à l’échelle globale[21]. À la verticalité induite par l’idée de hiérarchie se substituerait la latéralité produite par la mise en réseau, faisant glisser la puissance vers l’influence, c’est-à-dire la capacité à modifier le jugement de l’autre et, par voie de conséquence, à orienter son action. À l’heure des réseaux numériques, la capacité d’influence se mesure au type et au nombre des connexions ou, plus précisément, à leur effet démultiplicateur. Il s’agit d’envisager la manière dont un objet, une personne ou une organisation, sont modifiés, transformés, par leur système de connexion, et l’usage que l’on peut en faire. Une part importante de pouvoir, et donc d’influence, revient à ceux qui sont en mesure de relier des réseaux de nature différente. Ce qui conduit à distinguer le pouvoir sur quelqu’un de celui qui s’exerce avec quelqu’un[22], afin « d’agir de concert » pour reprendre la célèbre formule de Hannah Arendt.

À la différence de la Chine, les États-Unis n’ont eu de cesse d’encourager la diffusion de la puissance en promouvant une diplomatie numérique particulièrement ambitieuse. L’importance accordée par l’administration Obama à la diplomatie numérique trouve ses racines dans le concept de smart power, initialement destiné à retrouver l’autorité morale perdue pendant les années Bush à la suite de l’intervention militaire en Irak. Le smart power reposait sur le principe de connectivité, selon lequel la centralité d’un acteur résulte directement de sa capacité à générer des connexions, et ainsi exercer de l’influence pour imposer son agenda en sus- citant l’adhésion. Pour Washington, il s’agissait de se positionner comme un hub informationnel, non seulement capable de façonner l’opinion mondiale mais surtout de la segmenter en fonction des objectifs poursuivis. La diplomatie numérique américaine prétendait dès lors accompagner les efforts de démocratisation à travers le monde et, à ce titre, faisait de la liberté d’internet un axe prioritaire.

En mai 2009, Hillary Clinton, alors secrétaire d’État, présentait un pro- gramme – 21st Century Statecraft –, qui insistait sur la nécessité de dépasser le cadre diplomatique d’État à État pour instaurer, via la connectivité, des relations directes d’État à individus et, par la réciproque, d’individus à État. En janvier 2010, elle prononçait un discours préconisant l’abolition des frontières numériques devant les risques de voir s’ériger un rideau de fer de l’information. Dix ans plus tard, cette ambition semble bien loin, sous le double effet de l’affaire Snowden et de l’élection de Donald Trump. La première a révélé une partie des programmes de surveillance massive mis en œuvre par la National Security Agency (NSA) en collaboration étroite avec les géants américains du numérique. C’est en réalité la mise à jour de cette collusion entre la NSA et des entreprises censées faire de l’émancipation individuelle et de la démocratisation leur cœur de métier, qui a été la principale révélation de Snowden aux yeux du grand public[23]. Cette intrication de moyens publics et privés continue à servir directe- ment les intérêts des États-Unis : elle a créé un concentré de puissance globale sans équivalent, qui leur permet d’orchestrer un « impérialisme d’interpénétration »[24]. Seule la Chine semble aujourd’hui disposer de la volonté et des moyens de s’y soustraire, et il ne fait aucun doute que la lutte pour le leadership mondial se joue aujourd’hui sur le terrain numérique.

Sans doute faut-il comprendre là que les TIC sont en train de modifier l’essence même des échanges, de manière profonde et diffuse. Cette modification rend délicate l’appréciation de la puissance, en termes de concentration comme de dispersion, en raison de la rapidité avec laquelle les acteurs économiques peuvent décomposer, puis recomposer, les chaînes de valeur globale. À partir du moment où un processus de fabrication complexe est supervisé à distance, il est séquencé en tâches simples, possibles à accomplir presque n’importe où. Les grandes entreprises mettent donc en concurrence les territoires. En ce sens, la globalisation ne concerne plus ni les nations ni les produits, mais les tâches grâce aux possibilités offertes par les TIC. Historiquement, la production a longtemps été directement liée à la consommation : un produit était consommé à proximité de l’endroit où il avait été produit. La globalisation peut se lire comme un processus qui aboutit à la déconnexion entre production et consommation. Elle s’est faite au cours de grandes séquences historiques : abaissement des coûts de circulation des marchandises qui aurait commencé vers 1820 ; abaissement des coûts de circulation des idées grâce aux TIC depuis le début des années 1990.

Dans le discours, la séquence 1991-2008 correspond à l’émergence de nouvelles puissances économiques qui seraient parvenues à réduire la pauvreté en faisant émerger des classes moyennes. Dans les faits, l’augmentation de la production industrielle (aux dépens des pays du G7) et la réduction de la pauvreté s’est concentrée dans six pays : Chine, Corée, Inde, Pologne, Thaïlande et Indonésie. Cette émergence a largement laissé de côté l’Amérique du Sud et l’Afrique subsaharienne, dont la croissance reste liée aux cycles des matières premières. La troisième phase, d’ores et déjà amorcée, devrait correspondre à l’abaissement des coûts de circulation des personnes, et plus précisément du coût des interactions personnelles grâce à la télé-présence. Pour le dire autrement, la prochaine phase de globalisation pourrait permettre, grâce aux TIC, les « migrations virtuelles », c’est-à-dire de permettre aux travailleurs d’un pays de proposer leurs services à un autre pays sans y être physiquement présents[25]. Elle irait ainsi de pair avec l’automatisation et la robotisation croissantes des appareils de production.

Cette séquence devrait en principe ouvrir des perspectives de développement, ou plutôt d’emplois, pour les pays en développement capables de fabriquer des éléments d’objets ou d’assurer tout ou partie de services, consommés par les principales économie-mondes : États-Unis, Europe, Japon, et évidemment Chine. Cette troisième phase de la globalisation est susceptible de transformer le secteur tertiaire aussi profondément que la deuxième phase a transformé le secteur secondaire, entraînant de nouvelles répartitions de richesse. La question de savoir si cette répartition sera limitée à un nombre restreint de pays, comme dans le cas de la pro- duction industrielle, reste ouverte.

***

Si l’on fait le pari d’une continuation de la globalisation, comprise non comme une convergence des systèmes politico-économiques mais comme une intensification exponentielle des flux de données, alors il faut penser la puissance simultanément en termes de concentration et de dispersion dans un système appelé à être plus hétérogène qu’homogène. En ce qui concerne la concentration de puissance, la rivalité entre la Chine et les États-Unis devrait s’intensifier pour le sommet de la hiérarchie internationale dans laquelle le capitalisme se love. Deux questions fondamentales surgissent immédiatement. Ni la Chine ni les États-Unis n’ont intérêt à un conflit frontal : est-ce à dire qu’ils seraient en mesure et désireux d’inventer une forme de co-leadership mondial ?

La présente réflexion sur la puissance s’est faite en posant le principe d’une continuation du capitalisme et du socialisme dans leurs formes actuelles, alors même que l’exploitation intensive des ressources naturelles à l’échelle mondiale, ainsi que le réchauffement climatique, laissent craindre l’effondrement d’écosystèmes. Faut-il miser sur une accélération de l’écologisation des politiques ou, au contraire, anticiper leur inertie en la matière ? Dans un cas comme dans l’autre, les conséquences en termes de rapports de force sont difficiles à apprécier. Un élément mérite toutefois d’être noté : les États-Unis disposeront d’une plus grande flexibilité énergétique que la Chine. En ce qui concerne la dispersion de puissance, les relations entre individus, plates-formes numériques et États donnent lieu à des redistributions qui peuvent aboutir à de fortes asymétries. Elle rend possible la création de nouveaux cycles d’innovation, de consommation ou de participation à la vie publique.

Les progrès rapides de l’Intelligence artificielle (IA) devraient modifier les rapports de puissance au cours de la prochaine décennie : « Celui qui deviendra leader en ce domaine sera le maître du monde» déclarait Vladimir Poutine en septembre 2017. L’IA bénéficie de la convergence et de la maturité industrielle du big data, du machine learning et de l’augmentation des capacités de calcul. Compte tenu des enjeux stratégiques, poli- tiques et économiques, elle devrait faire l’objet d’une attention soutenue des acteurs étatiques capables de construire des partenariats efficaces avec des acteurs privés, ce qui pourrait donner lieu à « un mouvement global de centralisation du pouvoir dans les mains d’une poignée d’acteurs »[26]. Concentration et dispersion mènent à la notion de « puissance numérique », qui mérite non seulement un effort de définition mais aussi un effort de méthodologie pour tenter de la quantifier et de la comparer[27]. En fusionnant l’économique et le militaire, la puissance numérique s’observera sur l’échiquier comme sur la Toile. Reste à prévoir à quel type de passage à l’acte elle donnera lieu d’ici 2029.

References[+]


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