La guerre spatiale n’aura pas lieu

Mis en ligne le 20 Juil 2021

L’article interroge la perception actuelle de l’espace comme potentiel milieu de conflictualité ouverte. Au-delà des prophéties de « guerre des étoiles » l’auteur nous propose d’explorer avec nuance la nature et les contours de cette conflictualité. Il interroge pour ce faire la problématique des armements comme celle des pratiques de rivalité, voire de confrontation des Etats dans ce nouveau domaine stratégique.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent ni le CNAM ni le Ministère des Armées.Les références originales de cet article sont : “La guerre spatiale n’aura pas lieu” par Guilhem Penent, publié en juin 2021 par le CESA dans le premier numéro de la revue Vortex, disponible sur le site de l’IRSEM. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site du CESA.

Comme l’illustre son intitulé aux accents giralduciens, cet article se veut une référence aux travaux de Thomas Rid[1]. Parce que la guerre implique dans la tradition établie par Clausewitz l’utilisation instrumentale de la violence physique au service d’un objectif politique, Rid soutient que parler de « cyberguerre » au passé ou au présent est inopportun et selon toute probabilité le sera également demain. D’après lui, la notion relève très largement d’un abus de langage qui obscurcit plus qu’il n’éclaire les pratiques conflictuelles du milieu cyber : elles agissent en effet comme un substitut au conflit ouvert et aident à rester sous un certain seuil « maîtrisé » de violence – absence de pertes humaines, notamment – et participent donc à une forme d’encadrement, sinon d’apaisement, des relations internationales.

Le raisonnement pourrait être en partie repris pour le milieu spatial. Alors que la presque totalité de ses utilisations sont de nature informationnelle, celui-ci présente, de la même façon que le cyber, des caractéristiques « se prêtant particulièrement à la clandestinité et à la manipulation », selon les termes de la Revue stratégique de 2017[2]. Quant aux satellites qui évoluent en orbite, s’ils ont bien des propriétaires et des opérateurs, ils n’ont aucune mère pour pleurer leur disparition en cas d’attaque.

Le seuil de la guerre clausewitzienne a beau être difficile à franchir, les vocations de Cassandres n’ont jamais manqué pour annoncer à coups d’arguments prophétiques l’inévitabilité de la « guerre des étoiles ». Si elles ont trouvé dans la franchise hollywoodienne bien connue une assise mentale et métaphorique – jusqu’à donner son nom à l’initiative de défense stratégique des années Reagan – leur origine remonte aux débuts de la « conquête de l’espace » et oppose traditionnellement les space warriors¸ partisans du développement des « armes spatiales » le plus tôt possible, aux space worriers, convaincus que ce serait condamner l’espace à un cycle de destruction mutuelle assurée en raison de l’avantage attribué à l’offensive par rapport à la défensive. Quand les derniers considèrent que l’espace doit rester un « sanctuaire », les premiers mobilisent des références sur la quête de l’invulnérabilité. Même si les arguments et les agendas sont différents, un trait partagé et récurrent de ces discours opposés n’en demeure pas moins la possibilité de déclenchement d’une « guerre spatiale » distincte d’une guerre sur Terre – alors que l’espace reflète plutôt le fait qu’il ne transcende pas les dynamiques politiques terrestres. Le lien déterministe et obsessionnel qui est établi avec la question des arsenaux – même si les « armes » mobilisées dans la compétition entre puissances ne sont pas nécessairement toujours militaires – est aussi un point commun entre ces deux positions.

À l’heure où les annonces d’« armées spatiales » dans le monde invitent à nouveau à tous les fantasmes, l’objectif des réflexions qui suivent est de comprendre ce qu’est véritablement la conflictualité dans l’espace aujourd’hui en exposant, tout d’abord, l’impasse conceptuelle et pratique des armes spatiales, puis en dessinant les contours de la guerre spatiale telle qu’elle est imaginée en l’absence à ce jour d’expérience jugée de première main et enfin en offrant une triple grille de lecture plus nuancée et empiriquement testée sur les pratiques de rivalité et de compétition, voire de confrontation, des États dans l’espace.

Le problème des armes spatiales

L’espace s’est construit et organisé en tant que terrain militaire dès l’origine[3]. Il est né dans la conscience collective en apparaissant tout d’abord comme un milieu par lequel transitent des objets dont la vocation n’est pas de rester en orbite. Les missiles balistiques apparus dans le sillage du V-2 comportent de fait une étape spatiale intermédiaire, les distinguant des lanceurs spatiaux. Cela explique pourquoi ils sont exclus du champ d’application du droit spatial. Il s’agit même d’un point essentiel du traité de l’espace de 1967 qui verrouille les utilisations autorisées – dites aussi « pacifiques » – de l’espace : alors que la Lune et les corps célestes sont démilitarisés, la seule interdiction explicite y figurant s’agissant de l’orbite terrestre concerne le placement d’armes nucléaires et de destruction massive. Si cela revient en creux à autoriser l’usage spécifique des missiles balistiques, cela autorise aussi une interprétation « libérale »[4] aujourd’hui généralement admise selon laquelle le caractère pacifique correspond à une activité « non agressive » et non à une activité « non militaire ».

L’espace est donc aussi un lieu de placement d’objets utilisés à des fins militaires. Au lendemain de Spoutnik en 1957, l’utilité pour les États-Unis de disposer de moyens capables de surveiller les activités adverses depuis l’orbite est ainsi d’autant mieux acceptée qu’elle est discutée depuis dix ans. En effet, le « concept préliminaire d’un engin spatial expérimental tournant autour du monde », du nom du rapport conduit sous l’égide de la future RAND Corporation, faisait alors l’objet de travaux depuis 1946, par le biais de programmes secrets. Si cette étude fascine, c’est qu’elle décrit déjà l’ensemble des applications satellitaires qui, en aidant à la prise de décision et à la prévention de la surprise stratégique, permettront de « faire fonctionner le rapport de forces nucléaire »[5]. Elle préfigure ce faisant les fonctions « tactiques et opératives » qui sont devenues aujourd’hui centrales pour la planification et la conduite d’opé- rations sur le théâtre de conflit (observation, écoute, ciblage, estimation de dommages de combat, navigation, communications, météorologie…). Aussi les utilisations militaires de l’espace possèdent-elles un caractère ambivalent : d’un côté, l’espace militaire apparaît comme le garant de la stabilité stratégique en tant qu’outil essentiel pour diminuer les risques de malentendu face au spectre de l’ultime « attaque surprise » ; de l’autre, il est aussi un facteur de valorisation des forces, contribuant à la supériorité des armes d’une puissance militaire (mais au risque de faire des satellites des cibles de choix).

Cette hypothèse, également anticipée par le rapport de la RAND, rend compte d’une troisième et dernière utilisation. Il s’agit alors non plus de parler de « militarisation » stricto sensu, qui renvoie aux systèmes de veille stratégique et de soutien aux opérations au sol décrits précédemment, mais d’« arsenalisation de l’espace » (space weaponization), soit le déploiement d’« armes » pouvant atteindre des objectifs terrestres ou spatiaux. Même en se concentrant sur une définition étroite (« par nature »), le champ à examiner est très vaste et inégal en importance, maturité et faisabilité : il peut contenir des systèmes spécifiquement destinés à viser des cibles sur Terre depuis l’orbite, de l’espace vers l’espace ou du sol vers l’espace. La liste s’élargit encore dans le cas des armes « par destination » auxquelles tout objet en orbite peut être associé eu égard à la dualité des techniques, aux lois de la mécanique spatiale et à la fragilité intrinsèque des satellites : ainsi par exemple des systèmes de défense antimissiles utilisés à des fins antisatellites (ASAT) ou encore des capacités de rapprochement et de rendez-vous en orbite (retrait de débris, ravitaillement…). Plus largement, c’est la question de l’intention qui doit être mise en évidence : les moyens de surveillance de l’espace peuvent participer à améliorer la transparence et la confiance, mais ils peuvent aussi cacher une capacité « dormante » (type satellite inspecteur), étant entendu par ailleurs qu’ils constituent un préalable indispensable permettant de conduire efficacement des opérations défensives et offensives. À l’inverse, selon que l’on retient comme critère discriminant le caractère réversible (temporaire) ou irréversible (permanent), partiel (dégradation) ou complet (destruction) des effets, ou encore la facilité de détection et d’attribution, le nombre de systèmes pouvant prétendre au titre peut être revu à la baisse (en excluant par exemple certains modes d’action relevant de la guerre électronique, de l’aveuglement par laser ou des attaques cybernétiques).

À la difficulté de définir ce qu’est une arme spatiale s’ajoute le caractère souvent intriqué des motivations à la fois instrumentales et symboliques qui sont derrière le développement de certaines capacités. Ce constat est renforcé par le fait que les avantages techniques et opérationnels apparaissent dans les cas les plus ostentatoires difficiles à discerner et en tout état de cause peu compétitifs par rapport à des solutions plus classiques et plus efficaces. Enfin, la confusion est souvent entretenue et instrumentalisée par les acteurs eux-mêmes pour justifier leurs activités et dénoncer celles de leurs rivaux. Les armes en orbite dirigées vers le sol, qui relèvent de l’hypothèse sinon de la fantaisie, continuent de susciter les préoccupations d’un certain nombre d’États, souvent davantage par suivisme des arguments avancés par Moscou et Pékin que par réelle compréhension. Quant aux États-Unis, s’ils dénoncent le fait que la Russie et la Chine « ont arsenalisé l’espace »[6], ils maintiennent en parallèle qu’il est impossible de définir précisément ce qu’est une arme spatiale.

De la guerre spatiale à la « guerre des étoiles »

En dépit de cette complexité, la tendance est trop souvent de voir la militarisation et l’arsenalisation de l’espace sous l’angle du « tout ou rien ». Ce que nous qualifions dans le cadre de cet article de « guerre des étoiles » participe de cette logique binaire et renvoie à un ensemble de discours et d’images évocateurs, plus ou moins conscients et assumés, mais devenus omniprésents pour penser la conflictualité dans l’espace. Résumée simplement et même si son contenu peut varier, la « guerre des étoiles » se structure autour de l’idée selon laquelle l’absence à ce jour d’expérience directe apparente d’un conflit commençant dans l’espace (ou s’étendant dans ce milieu) est contre-intuitive, constitue une anomalie et ne peut donc pas être durable.

Dans ses versions les plus sophistiquées, il peut s’agir d’une théorie tenant à la fois du déterminisme – l’espace est inévitablement appelé à devenir une zone de guerre – et du fétichisme technique – les armes spatiales constituent la première étape dans cette direction. Le risque de création d’une prophétie auto-réalisatrice est réelle. Eu égard à la difficulté à appréhender concrètement ce que l’espace en général, la « guerre des étoiles » peut également renvoyer à une méthode par analogie, soit un raisonnement fonctionnant par extrapolation et s’appuyant sur des références historiques, stratégiques ou géopolitiques.

Dans cette perspective, une première approche répandue argue de l’immuabilité de « la nature humaine », soit que l’existence des armes et de la guerre s’explique par le caractère intrinsèquement belliqueux des hommes, qui s’applique à l’espace au même titre qu’à la terre, la mer et l’air. Plus fondamentalement, c’est le « sens de l’Histoire » qui est mobilisé : l’évolution du seapower et plus particulièrement encore l’airpower révélerait par analogie une tendance inexorable dans laquelle devrait fatalement s’inscrire le développement des activités de l’homme dans l’espace. En témoignerait déjà l’émergence d’une couche d’applications nouvelles centrées sur le « contrôle de l’espace » (space control) et non plus seulement son exploitation pour agir dans les autres milieux. Une dernière variante, qui connaît un renouveau suite à la création de la Space Force américaine, soutient que l’espace est appelé à tenir dans les échanges mondiaux le rôle qui est aujourd’hui joué par la mer et que nécessairement – pour paraphraser Bismarck – les armes spatiales « devront suivre le commerce ».

Une deuxième approche, de nature plus stratégique, mise sur l’attrait militaire supposé des armes spatiales, en particulier celles dirigées contre la Terre, qu’elles soient associées à des systèmes de frappe planétaire ou d’interception antimissile. L’espace, entend-on de manière répétée, est le « point haut ». S’il est vrai qu’il occupe spatialement parlant la position de surplomb par excellence – encore que la mesure soit toujours relative – la formule telle qu’elle est généralement employée ne se contente pas seulement de reprendre la logique séduisante, quoique banale, des « positions qui commandent » chères à l’art de la guerre. Ses implications sont plus révolutionnaires en ceci qu’elle associe l’espace à la « position ultime » dont l’occupation procure un avantage décisif, devenant par là même aussi désirable que la possession de l’« arme ultime ».

En cela, elle se confond en partie avec une dernière approche, d’inspiration géopolitique. S’inspirant de la tradition de Mackinder et Spykman qui se traduit en termes militaires par la « théorie du puits gravitationnel »[7], cette troisième forme d’analogie est traditionnellement contenue dans deux axiomes : « qui contrôle la Lune contrôle la Terre » et « qui contrôle les points de Lagrange L4 et L5 (où les champs de gravité s’annulent) contrôle le système Terre-Lune » [8]. L’enjeu a été entièrement revu et affiné par Everett Dolman dans un ouvrage aux penchants néoconservateurs qui, pour avoir marqué la recherche et orienté en partie la production stratégique américaine des années 2000, est toutefois resté sans lendemain, ce qui interroge sur son importance : « Qui contrôle l’orbite terrestre basse contrôle l’espace circumterrestre. Qui contrôle l’espace circumterrestre domine la Terre. Qui domine la Terre détermine la destinée de l’humanité »[9].

Retour sur Terre

À l’évidence, ce renversement des priorités justifiant la « guerre des étoiles » pour elle-même, et non pour ses conséquences sur Terre où se trouvent les enjeux véritables, est théoriquement critiquable. En tant qu’observation générale sur l’inévitabilité d’un conflit dans l’espace, elle apparaît également peu opérative, voire inutilisable, à moins d’être considérée comme un événement pouvant survenir à court terme. Or, de ce point de vue, elle est empiriquement invalidée. L’obsession pour les armes spatiales occulte en effet la retenue et la prudence avec lesquelles les États abordent la question. Quoique son importance soit indéniablement croissante, la militarisation de l’espace – qui doit être comprise comme phénomène global et envisagée sous l’angle d’un continuum – est demeurée jusqu’à présent extraordinairement sélective. Alors que dans le bas du spectres, la militarisation de l’espace au sens strict est une pratique connue de longue date et acceptée par (presque) tous, l’arsenalisation à l’autre extrême est restée cantonnée dans ses grandes lignes à quelques programmes de R&D, suivis ponctuellement de campagnes d’essais dont l’histoire à base d’explosions de bombes nucléaires en orbite, de missiles antisatellites et de satellites tueurs est connue. Cela ne doit pas pour autant signifier que le spatial n’est pas un milieu d’affrontements : trois grandes réalités méritent de ce point de vue d’être appréhendées.

Le choix de la sous-arsenalisation

La première d’entre elles renvoie à ce qui est appelé la « sanctuarisation » de facto de l’espace, catégorisation empiriquement absurde et plus normative que descriptive que nous préférons remplacer par le concept plus nuancé de « sous-arsenalisation »[10]. De fait, elle n’a jamais été synonyme d’absence de compétition et n’est d’ailleurs pas allée de soi. Produit de tâtonnements, elle s’est développée d’abord de manière négative, du fait de la prise de conscience progressive par les acteurs des conséquences non désirées que l’emploi illimité d’armes spatiales pouvait engendrer. Cet apprentissage de l’interdépendance – « mon comportement affecte (et est affecté par) celui d’autrui » – a d’abord débuté par la conviction que pour éviter un échange nucléaire  suicidaire,  l’espionnage  satellitaire  se  devait d’être toléré, voire protégé de toute interférence. En effet, cibler les « moyens techniques nationaux » associés serait revenu à signaler une intention de première frappe désarmante. Cet « apprentissage nucléaire », centré sur le rapport de forces sur Terre, s’est par la suite doublé d’un apprentissage de nature plus spatiale, dit aussi « environnemental », reposant sur l’insoutenabilité manifeste d’une politique de développement militaire illimité en orbite (caractère persistant des radiations créées par une explosion électromagnétique à haute altitude, nature incontrôlée et  exponentielle de la création de débris à longue durée de vie…).

Ce double héritage est resté néanmoins limité. Ces processus interactifs, irréguliers et itératifs n’ont jamais fait que définir quels outils pouvaient être employés et quels autres devaient être mis de côté, au moins à titre temporaire. Ils n’ont d’ailleurs pas été sans retours en arrière. Par exemple, trois essais ASAT avec interception de la cible, incluant la création de débris à l’issue et assumés comme tels en tant que démonstrations de puissance, se sont succédé depuis la fin de la Guerre froide[11]. Ces processus n’ont ainsi jamais directement conduit à « l’établissement de règles internationales formelles pour contrôler les armes spatiales ». Un échec qui s’explique par le fait que les acteurs sont restés fidèles à une conception avant tout nationale de leur sécurité, «  convaincus qu’il valait toujours mieux s’armer même si cela devait amener l’autre camp à faire de même »[12].

Une forme plus positive, potentiellement plus pérenne, de la sous-arsenalisation n’en a pas moins émergé. Celle-ci a trait à la compréhension du fait que l’espace est, en raison de son caractère englobant plus encore que de sa position surélevée, un vecteur politique et normatif de premier plan. Si une dernière leçon peut être tirée de l’histoire de l’espace, c’est que le rapport de forces brut, qui relève de la contrainte, importe autant que la façon avec laquelle il s’exprime. Autrement dit, dans l’espace, la puissance, pour être efficace et au risque sinon de provoquer une résistance, doit aller de pair avec la recherche de l’influence, à savoir la capacité de faire prévaloir ses positions sur une base apparaissant comme légitime. Il s’agit donc de formuler un discours qui soit susceptible d’être écouté et d’entraîner les autres. Cet « apprentissage hégémonique » – notion qui suivant l’étymologie grecque évoque un mélange à la fois d’adhésion à des valeurs communes et d’intérêts bien compris – rend compte d’une démarche d’affirmation et de légitimation de la puissance qui est non seulement incompatible avec le déploiement d’armes spatiales, mais rend caduque leur raison d’être.

Sa mise en pratique, en particulier par les États-Unis, peut ainsi être présentée comme une continuation de la space dominance par d’autres moyens. La tentation n’est bien sûr jamais absente de préférer les gains de court terme et constitue même une tension permanente, comme certains épisodes avec les pays européens (du satellite Symphonie au programme Galileo) peuvent en attester. Dans l’ensemble néanmoins, un trait distinctif de la démarche américaine réside dans sa capacité sans équivalent à organiser et renouveler ses efforts pour être une puissance structurelle, c’est-à-dire aussi hégémonique : il n’y a pas de « leader » sans « suiveurs ». Le New Space apparaît ainsi comme la dernière incarnation d’une tendance ancienne. Les États-Unis, désireux d’adapter leur outil spatial à l’après-guerre froide, avaient déjà décidé de pratiquer une politique d’ouverture inédite (invitation de la Russie à participer à la Station spatiale internationale, libéralisation de l’observation de la Terre et des télécommunications, ouverture du signal GPS…) afin de mieux organiser l’activité mondiale et orienter celle de ses alliés, partenaires et éventuels concurrents.

Préférence pour l’ambiguïté

La deuxième réalité concerne la préférence parmi les acteurs pour les actions ambiguës qui sont complexes à suivre, détecter et attribuer (dilemme d’interprétation) ou du moins visant à rester en dessous d’un certain seuil de riposte comme de conflit ouvert (dilemme de réponse). Cette tendance « grise » – dont il résulte une forme d’impunité et qui permet à certains États d’entretenir volontairement le flou autour de leurs activités, non sans alimenter ce faisant les risques de dérapage – n’est pas spécifique au milieu spatial, mais est facilitée, voire amplifiée par certaines de ses caractéristiques. L’espace est en effet un environnement inhospitalier qui soumet les systèmes et équipements à des conditions hostiles et cela d’autant plus qu’il est aussi en partie victime de son succès, notamment sur certaines « routes » très fréquentées. Combinée avec son immensité et l’impossibilité d’accéder in situ au satellite, cette contrainte se traduit par la difficulté à caractériser avec certitude les causes d’une panne suspecte. Le constat ne pourra de fait jamais totalement exclure l’effet de l’environnement lui-même et ainsi parvenir à distinguer ce qui relève de l’intentionnel de ce qui n’est qu’accidentel et qui constitue en réalité la très grande majorité des événements.

Cela n’est pas anodin à l’heure des possibilités offertes par le New Space (miniaturisation, propulsion électrique, robotique…). La densification des orbites pouvant entraîner leur congestion, avec par exemple les projets de mégaconstellations de milliers de satellites, laisse entrevoir une révolution plus complète encore. Un acteur pourra ainsi chercher avec d’autant plus de succès à masquer ses intentions et ses actes en ayant recours à des capacités discrètes (satellites camouflés ou en « poupées gigognes »), à des modes d’action sans dommage physique visible ou avec des effets différés et pouvant cibler indifféremment aussi bien les segments sol, de communication que spatiaux (brouillage, aveuglement par laser, cyberattaques), voire à des moyens « duaux » détournés de leur usage civil, scientifique ou commercial premier (fusée sonde, satellite de maintenance ou de logistique).

L’absence à ce jour de définition de ce qu’est ou non un comportement « inamical », « dangereux » ou « irresponsable » n’aide par ailleurs pas à encadrer cette évolution qui s’installe durablement dans le paysage et s’étend à l’ensemble des champs, non seulement militaires, mais aussi diplomatiques et informationnels – si nous en croyons les « guerres de récits », sur fond d’accusations mutuelles entre grands pays. C’est d’autant plus le cas que la multiplication à terme partout dans le monde de systèmes performants de surveillance de l’espace, de nature gouvernementale ou commerciale, ne sera pas la panacée tant attendue : si elle pourra participer à réduire les incertitudes voire favoriser une forme de « découragement » – ce que le stratégiste américain John Klein appelle space forensics[13] –, elle ne fera pas pour autant disparaître le « brouillard de guerre » qui relève in fine de la psychologie humaine. Dans un contexte spatial rendu plus complexe par l’augmentation du trafic et l’évolution des techniques et des pratiques contribuant à brouiller les frontières entre civil et militaire, privé et public, l’attribution, c’est-à-dire l’identification de l’origine, demeurera plus que jamais une décision avant tout politique.

Prime à la défense

Dans ce contexte, la troisième réalité est que nous ne savons tout simplement pas quand, dans un conflit, l’élément spatial peut intervenir ou influencer le déroulement des événements. Tout au plus pouvons-nous dire que la guerre spatiale n’ayant d’intérêt à ce stade que dans son rapport avec la Terre, elle ne peut être pensée que comme « continuation de la politique terrestre par d’autres moyens »[14]. De ce point de vue, l’idée de « guerre des étoiles » est curieuse voire dangereuse en ce qu’elle pourrait revenir à subordonner la stratégie à la tactique dès le temps de paix. Elle conduit aussi à s’enfermer dans une posture réductionniste, au détriment d’une compréhension plus systémique et globale défendue dans cet article. Par naïveté, ignorance ou biais informationnel, elle échoue à envisager la possibilité que l’élément déclencheur d’un conflit puisse avoir lieu dans un autre milieu que l’espace, que la victoire ne puisse pas être décidée sur la base des moyens spatiaux seuls et enfin que les armes spatiales ne soient pas le quick fix stratégique fantasmé.

Cela est problématique car, au moins sur le plan théorique, rien n’incline à penser que l’hypothèse de l’attaque surprise, massive et dévastatrice, déclenchée en tout début d’un conflit symétrique de haute intensité, afin de priver un acteur de toute possibilité de recourir à ses capacités spatiales de veille et appui (observation, écoute, télécommunications), soit plus probable qu’une autre, ni qu’elle serve d’unique référentiel pour penser la conflictualité dans l’espace. Souvent évoquée sous l’angle du « Pearl Harbor spatial » depuis l’alerte lancée en 2001 par la commission chargée d’évaluer l’organisation et la gestion des activités spatiales militaires américaines – dite aussi commission Rumsfeld, du nom de son président – ce scénario doit sa popularité à la construction de la « menace chinoise » comme étant de plus en plus sérieuse, notamment depuis le tir ASAT de 2007. La généralisation des politiques du « déni plausible » et du fait accompli visant à fixer un rapport de force explique qu’elle ait gardé son actualité. Enfin, elle doit sa force de mobilisation à la perception d’un « dilemme de vulnérabilité », soit l’idée que le spatial en tant qu’à la fois vecteur et source de puissance est non seulement le talon d’Achille de la puissance américaine mais aussi une épée de Damoclès.

Une autre stratégie, qui pourrait être qualifiée de « contre-spatiale en vie » (counterspace-in-being), paraît pourtant envisageable[15]. Celle-ci prend acte du fait que l’affrontement stratégique est non seulement une interaction permanente, dialectique des volontés et des intelligences, mais aussi en évolution permanente. Dans ce contexte, un adversaire pourra vouloir continuer à bénéficier pour lui-même des avantages qui lui procurent également l’espace et, plutôt qu’un assaut en règle au tout début des hostilités, fera au contraire le pari d’attendre le moment propice, afin de consolider un gain dans la conduite de la guerre et faire éventuellement basculer une phase du conflit. Dans l’intervalle, il maintiendra ses capacités dans un état latent ou ne les mettra en œuvre que de manière graduée et proportionnée.

Cette hypothèse part du constat que les utilisations militaires de l’espace et donc la dépendance qui leur est associée sont largement partagées, et tout en faisant l’objet d’une compétition asymétrique, s’inscrivent aussi dans un mouvement d’émulation[16]. Elle est supportée théoriquement par l’idée que « la forme défensive de la guerre spatiale est la plus forte »[17]. Elle est également confortée empiriquement par des développements centrés sur la dissuasion par l’interdiction (deterrence by denial), consistant à limiter les avantages qu’un agresseur pourra retirer d’une attaque en le convaincant qu’elle ne pourra pas réussir ou qu’elle n’en vaut pas la peine puisqu’elle n’empêchera pas le service rendu par l’espace de se poursuivre[18]. La piste la plus prometteuse dans cette perspective – le plus emblématique des efforts lancés aujourd’hui par les États-Unis et de manière assez prévisible sans doute aussi par la Chine – passe par le déploiement d’autres architectures spatiales et résilientes dites « désagrégées » (constellations en orbite basse).

Quelles implications ?

Si comme cet article le soutient la guerre spatiale n’aura pas lieu, alors l’urgence paraît moins de s’y préparer que de gérer et canaliser les tensions potentiellement déstabilisatrices qui traversent d’ores et déjà le milieu spatial. Au niveau collectif, cela suppose une meilleure prise en compte des risques que pourrait créer un décalage trop grand entre les discours (de la légitimité) et les actions (de la contrainte), allant d’un côté jusqu’aux démonstrations de force dans des logiques de plus en plus assumées d’intimidation et de l’autre à une « posture dissuasive » incluant de manière trop déséquilibrée la menace de rétorsion (deterrence by punishment). Au niveau individuel, il s’agit d’orienter les efforts sur les éléments sur lesquels un acteur peut être certain d’influer. Face aux menaces grandissantes et au risque annoncé de congestion sur lesquels les leviers d’action manquent et qui opposent des volontés tierces, la résilience qui ne dépend que de soi et permet de se projeter dans la durée fait sans doute partie à ce titre des chantiers prioritaires. Le paradoxe de ce point de vue est que les actions vues comme non-escalatoires, engagées dans cette direction par les grands pays (constellations, capacités de lancement réactif, etc.), peuvent aussi participer à marginaliser techniquement et stratégiquement la France et l’Europe si elles tardent trop à mobiliser les ressources nécessaires. À l’heure où Bruxelles et Paris affichent de nouvelles ambitions, il est impératif de développer la protection et la résilience de nos capacités spatiales en tirant parti des ouvertures offertes par le New Space et en se préparant aux évolutions structurantes à venir en matière de nouvelles architectures spatiales.

References[+]


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