La défense européenne maintenant ou jamais

Mis en ligne le 18 Avr 2019

Cet article souligne la nécessité impérieuse d’une défense européenne, au vu du contexte stratégique actuel et des ambitions de puissance contraires liguées pour qu’elle n’advienne pas. Pour l’auteur, l’enjeu, le risque pour des européens qui resteraient divisés, c’est une sortie de l’histoire et l’assurance d’être les grands perdants du XXIème siècle.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: « La défense européenne mainteant ou jamais » par Louis Gautier.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés dans le vingt-et-unième numéro de la revue, ou sur le site de Conflit


Ensemble, ils peuvent plus sereinement relever les défis de leur sécurité, notamment dans ses dimensions immatérielles. Ensemble, vis-à-vis des États-continents ou des entreprises mondiales, ils peuvent rééquilibrer des rapports de force aujourd’hui défavorables. Ensemble, ils sont politiquement, économiquement et militairement à l’échelle.

Une prise de conscience, mais jusqu’à quel point ?

Parmi les sept nations les plus riches, il y avait quatre pays européens en 1988, trois en 2018, et il n’en restera sans doute qu’un seul dans vingt ans. Mais le PIB de l’Union européenne fait jeu égal, et sans doute encore pour longtemps, avec celui de la Chine ou des États-Unis.

Sous l’angle spécifique des dépenses militaires, le montant global des budgets européens est de l’ordre de 240 milliards d’euros. Il est donc supérieur à celui de la Chine évalué, en 2018, à 207 milliards d’euros. En revanche, pris isolément, les crédits militaires de la France ou de l’Allemagne n’en constituent que le cinquième. Plus encore que la question de l’éparpillement de l’effort budgétaire en faveur de la défense, l’absence de rationalisation des arsenaux et des exercices de programmation militaires des Européens aboutit à une situation absurde. Les armées européennes disposent de 180 systèmes de combat hétéroclites contre 30 plus performants aux États-Unis. Elles n’alignent pas moins de 17 modèles de chars contre un seul outre-Atlantique et 6 programmes de frégates de premier rang sont en cours de réalisation ou en service actif dans leurs flottes. Le nombre de soldats sous les drapeaux est d’environ 1,5 million, mais à ce jour l’Union européenne n’a jamais été en mesure de déployer dans une intervention plus de 5 000 hommes. Collectivement, les Européens dépensent finalement beaucoup et mal. On se préoccupe d’éventuelles duplications inutiles entre l’UE et l’OTAN, mais jamais de la gabegie que constituent les innombrables doublons au sein des armées européennes. Surtout, on ne parvient pas à mobiliser collectivement les moyens financiers qui permettraient de combler certains manques actuellement préjudiciables à l’efficacité opérationnelle des forces de l’Union (satellites, drones, avions ravitailleurs…).

Le plus inquiétant concerne l’équation de sécurité européenne qui est devenue en quelques années un polynôme à trop d’inconnues. Le démantèlement des accords de désarmement conclus à la fin de la guerre froide, l’amoindrissement de la garantie américaine, ou ce qui est ressenti comme tel, et les provocations russes créent un environnement stratégique délétère. Depuis dix ans, nous voyons les conflits se multiplier et perdurer à nos portes (Géorgie, Libye, Mali, Syrie, Ukraine). Depuis cinq ans, nous prenons la pleine mesure, au travers de plusieurs très graves attaques de nos réseaux informatiques (Wanacry, Not Petya), du danger cyber. Force est de constater que la plupart des crises intérieures ou internationales, des conflits inter ou intra étatiques ont désormais une dimension cyber. La menace cyber ne cesse de croître en intensité, de muer dans ses formes et d’adapter ses objectifs. Seules des réponses collectives dans cette dimension, comme d’ailleurs dans celle de l’espace, sont, en effet adéquates.

Le projet d’une défense européenne est, bien sûr, l’unique bonne réponse, comme le soulignait d’ailleurs dans son discours de la Sorbonne sur l’Europe le Président Emmanuel Macron. Mais, l’ampleur du défi tétanise plus les responsables européens qu’il ne les enhardit, d’autant que l’objectif est encore lointain. Or, certaines menaces sont d’ores et déjà bien vives. Pour de nombreux pays de l’UE, notamment à l’est, les progrès de la défense européenne ne sont concevables que s’ils ne contrarient pas Washington (on veut éviter tout risque d’affaiblir la garantie américaine dans l’OTAN) sans pour autant incommoder Moscou (on ne veut donner aucun prétexte aux Russes pour augmenter leur pression). Aussi, alors que la relance de la politique européenne de défense et de sécurité est plus que jamais impérative, une partie des 27 [1] semble reprise par le doute.

L’élan salutaire, mais jusqu’où ?

La politique de défense et de sécurité commune (PSDC) vient pourtant de connaître, entre 2016 et 2018, une phase de relance accélérée. Des initiatives récentes, telles la création d’un Fonds européen de défense (FEDef), la coopération permanente structurée (CSP), l’initiative européenne d’intervention (IEI) ou encore le lancement du programme aérien futur (System de combat aérien futur/SCAF) ou de char futur (Main Ground Combat System/ MGCS) en coopération avec les Allemands, engagent une dynamique très positive de convergence et d’intégration européenne, en particulier dans le domaine capacitaire et industriel. Comment éviter que cet élan ne retombe comme cela fut maintes fois le cas dans le passé ?

Tout d’abord, il faut avoir la lucidité de comprendre que sauf crise majeure, qui nous prendrait d’ailleurs dramatiquement au dépourvu, il n’y aura pas de grand soir de la défense européenne. La mise en œuvre de la PSDC se conduit dans la durée. L’effort de rapprochement des politiques militaires des États-membres ne peut être en effet que progressif. Au risque d’exposer l’entreprise aux impatiences ou à la lassitude, il faut ménager des étapes afin de pouvoir relever le niveau d’ambition au fur et à mesure que sont obtenus des résultats tangibles.

À cet égard, le plus important est d’obtenir la confirmation budgétaire du versement des 13 milliards d’euros au FEDef entre 2021 et 2027. Désormais, grâce à ce Fonds, l’argent qui faisait défaut n’est plus un verrou mais un élément facilitateur pour le montage de programmes d’armement en coopération ou les projets de recherche dans la défense.

Plus généralement, la mobilisation envisagée entre 2021 et 2027, à partir du budget européen, de près de 35 milliards d’euros, à travers divers mécanismes (FEDef, espace, mobilité, cyber), auxquels, au titre de la facilité européenne pour la paix, pourrait s’adjoindre un mécanisme de financement des actions civilo-militaires extérieures doté de 10,5 milliards d’euros, change radicalement la donne mais aussi la portance du projet de défense européenne. En effet, la PSDC, jusqu’à présent, était d’abord l’affaire des États. La mise en œuvre de financements communautaires donne, pour la première fois dans le domaine de la défense, la main à la Commission européenne. Aussi importe-t-il très vite de fixer les nouvelles règles de gouvernance de la PSDC entre les États, les instances existantes, traditionnellement reliées au Conseil (Haut représentant, Agence européenne de défense, état-major de l’Union européenne…) et des structures de pilotage du FEDef à créer (Direction générale défense et espace, commissaire spécifique ?). Il est, en outre, essentiel de fixer des règles du jeu claires afin que ces financements ne soient pas dilapidés en pure perte et que l’objectif politique sous-jacent, à savoir la relance de la défense européenne par la production d’équipements spatiaux et militaires en commun, ne soit pas dévoyé par des choix incohérents.

Au-delà des questions financières, la feuille de route sur la défense européenne à l’horizon de 2027 doit au minimum comporter la réalisation nominale de toutes les initiatives récemment prises, mais aussi le lancement de nouveaux projets qui s’avèrent indispensables et concernent en particulier : la protection de la frontière extérieure de l’Union, la mobilité militaire, la résilience des réseaux de communication, la mise en place indispensable de structures plus efficaces de planification et de conduite des opérations, la coopération spatiale, le renforcement de la BITD européenne. Au triple plan capacitaire, militaire et industriel, il s’agit d’atteindre toute une série d’objectifs visant la consolidation de l’autonomie stratégique de l’Union. Mais il faut avoir conscience que la réalisation de ces objectifs raisonnables reste un chemin semé d’embûches.

Un chemin difficile, et sans retour

Quoi qu’il arrive, ce chemin est pourtant sans retour. En cas de succès, toute une partie des facteurs présidant aux choix d’équipement des forces et à la prospérité de l’industrie européenne de défense seront désormais tributaires de décisions prises au sein l’Union. En cas d’échec, nos armées et notre industrie de défense seront progressivement mises hors-jeu de la compétition technologique du XXIe siècle, faute des investissements nécessaires. La réussite des projets en cours est donc essentielle, en particulier celle du SCAF qui conditionne la survie à de notre aéronautique de combat.

À cet égard, les années de démarrage, 2019 et 2020, sont critiques. Le Brexit, les élections européennes, le renouvellement de la Commission et du Parlement européen, mais surtout l’instabilité gouvernementale qui affecte les équipes au pouvoir dans la plupart des capitales, risquent de perturber l’agenda des négociations. Le succès des initiatives en cours suppose de travailler avec persévérance à l’alignement des points de vue entre États-membres sur les prochaines étapes du processus, avec l’Allemagne (ce qui va de soi, tant la relation franco-allemande dans ce domaine est déterminante, voire prescriptive, et même si nos intérêts sur plusieurs sujets sont de moins en moins alignés) mais aussi avec des pays traditionnellement plus réticents. Il importe que le Royaume-Uni, notre second grand partenaire, puisse rester associé à cette entreprise.

On ne peut cependant pas réussir cette entreprise qui prend son appui sur la souveraineté des États-membres sans considérer qu’elle est d’abord un projet politique. Un projet dont la mise en œuvre est difficile quand d’autres politiques régaliennes, pourtant plus abouties, la monnaie unique pour la zone euro ou la gestion des frontières au sein du groupe de Schengen, dysfonctionnent. Sur le continuum de sécurité et de défense, tous les problèmes sont liés. Une Europe qui protège doit tout à la fois être en mesure de sécuriser sa frontière, de lutter efficacement contre le terrorisme, de durcir sa « muraille cyber », de faire face aux crises et aux conflits qui pourraient survenir dans son voisinage immédiat. La politique de défense et de sécurité de l’Union européenne ne peut donc pas se résumer à une politique d’acquisition d’équipements militaires, elle a forcément d’autres ambitions.

Une chose est sûre, jamais la nécessité de la défense européenne n’avait été si impérieuse mais jamais, en raison justement de ces ambitions explicites ou inavouées, les forces contraires, de Washington à Moscou en passant par Pékin, n’avaient été aussi liguées pour l’empêcher.

References[+]

Par : Louis GAUTIER
Source : Conflits


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