Cet article propose un tour d’horizon de la radicalisation violente qui croît en Afrique subsaharienne et sahélienne, attisée par la défaillance des états. Il offre également des clefs de compréhension tant des modes et champs d’actions que des motivations réelles des groupes comme AQMI, Ansar Dine, Al Morabitoun, Boko Aram ou encore Shebabs, et avance diverses pistes d’actions à mener pour contribuer à juguler ce phénomène de radicalisation.
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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont: Pierre Michel JOANA, « La radicalisation violente en Afrique sub-saharienne « , Institut Nationale des Hautes Etudes de Sécurité et de Justice, novembre 2017.
Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de l’INHESJ.
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La radicalisation violente en Afrique sub-saharienne
L’Afrique subsaharienne et sahélienne, qui est l’objet de cet article, concerne essentiellement d’ouest en est, la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Nigeria, le Tchad, le Cameroun, la République centrafricaine et la Somalie. Il s’agit d’une bande géographique où la violence politique et militaire s’est manifestée fréquemment depuis les indépendances. Cette histoire récente a été marquée par de nombreux coups d’état militaires, plusieurs guerres civiles ou incidents armés souvent liés à des compétitions entre groupes ethniques, entre clans, entre des peuples nomades et des peuples sédentaires ou entre éleveurs et cultivateurs. L’irruption dans cette histoire mouvementée de la violence extrémiste d’inspiration religieuse (musulmane et parfois chrétienne), accompagnée de modes d’action terroristes, est relativement récente, puisque ses manifestations les plus évidentes remontent seulement au milieu de l’année 2005[1].
Après avoir présenté la situation de la radicalisation violente dans cette zone, nous essaierons de comprendre comment agissent les différents mouvements et quelles sont leurs motivations réelles.
Face à l’étendue des dégâts, nous envisagerons ensuite comment tenter de régler le problème, sachant que la solution sécuritaire de lutte contre le terrorisme est certes nécessaire, mais très largement insuffisante.
Comment se présente la situation de la radicalisation violente en Afrique Subsaharienne ?
Cette zone géographique qui s’étend du Banc d’Arguin, en Mauritanie, à l’ouest, jusqu’au Puntland, en Afrique de l’Est, est parsemée par un certain nombre de foyers de violence extrémiste qui se sont allumés :
– au Mali, au Nigeria et en Somalie, sur la base de l’islam radical, d’inspiration salafiste[2] et djihadiste[3] ;
– en Ouganda et en République centrafricaine sur la base de mouvements chrétiens ou musulmans non djihadistes, mais parfois tout aussi violents. Ils seront évoqués dans cet article pour ne pas faire croire que la violence extrémiste et la radicalisation sont le monopole de l’Islam.
À partir des foyers d’islam radical, salafiste et djihadiste, la violence extrémiste a gagné, par contagion, au fil des années, presque l’ensemble des pays de cet « arc subsaharien ».
À l’Ouest, au Mali, la présence d’islamistes radicaux, venus d’Algérie, depuis le début des années 2000[4], initialement membres du Groupe salafiste pour la prédication et le combat[5] (GSPC), rebaptisé Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), a été renforcée, à partir de 2011, par les armes et les hommes issus de l’effondrement du régime du Colonel Kadhafi.
Bien que considérablement affaiblis par l’opération française Serval, puis Barkhane, AQMI et les groupes associés (Ansar Dine[6] ), dissidents (MUJAO[7] et groupe de Moktar Belmokhtar[8] ), puis concurrents (Al Morabitoun[9] ) continuent d’être actifs au Mali. Ils n’ont pas renoncé à agir en direction de la Mauritanie ou du Niger[10]. Ils ont trouvé dans le Sud libyen, complètement hors de contrôle des autorités, une base sûre pour se replier, s’entraîner et préparer de nouvelles actions[11].
Au centre, au Nigeria, les activités de Boko Haram[12], dans les États du nord-est du pays (Borno, Yobe, Adamawa, Gombe, Bauchi, Kaduna, Kano, Jigawa, Katsina) constituent, après celles de Daesh[13], le phénomène de radicalisation violente causant le plus grand nombre de morts au monde[14]. Il a déjà largement contaminé le Cameroun, où la secte utilise des bases arrière pour conduire ses actions au Nigeria, et mène désormais directement des actions armées dans la région de l’Extrême-Nord camerounais, contre des objectifs camerounais. Il a également atteint le Tchad, car c’est par là que transitent ses principales ressources en armes et en finances, alors que de nombreux sympathisants s’y mettent à l’abri. Le Niger, très impacté également, est une terre d’influence des prédicateurs de Boko Haram, issus des mêmes groupes ethniques[15]. C’est également une terre de repli pour la centaine de milliers de réfugiés fuyant les exactions de la secte au Nigeria.
Ces réfugiés se trouvent dans la région de Diffa et à l’ouest du lac Tchad, une des plus pauvres d’Afrique. Des actions armées ont déjà opposé des combattants de Boko Haram aux forces de sécurité nigériennes.
À l’est, la Somalie, par le biais du mouvement des Shebabs[16], a contaminé l’Éthiopie, Djibouti, le Kenya, et l’Ouganda. Il est d’ailleurs à noter que la participation des armées de ces pays à la force africaine de maintien de la paix en Somalie (AMISOM[17] ) contribue, avec l’existence de fortes minorités somalies dans ces mêmes pays, à expliquer en partie cela. Le Kenya est de loin le plus atteint par cette contamination.
Occupant l’intervalle entre la zone d’influence de Boko Haram et celle des Shebabs, deux autres foyers de crise non djihadistes mais violents coexistent.
L’Ouganda d’abord, qui est déjà la cible des Shebabs somaliens, a contaminé la République démocratique du Congo (RDC) par le biais, d’une part, des exactions de la LRA[18] « chrétienne » et, d’autre part, de celles de l’ADF NALU[19] « musulmane ». Cette contamination a gagné la République centrafricaine (RCA) et le Sud Soudan, par le biais de la LRA, qui s’y est désormais établie.
La République centrafricaine (RCA), ensuite, où la crise politique en cours a contribué à la radicalisation violente, à la fois de la Seleka, majoritairement musulmane, mais que l’on ne peut qualifier de mouvement religieux, même s’il risque naturellement de séduire d’autres radicaux, et des anti-Balaka, réputés animistes et chrétiens, et tout aussi violents. Ces doubles radicalisations ont des conséquences sur le Tchad et le Cameroun voisins, en raison des mouvements d’armes et de « combattants », et de l’afflux, dans ces pays, de milliers de personnes déplacées.
Le fameux « arc de crise » est donc en place, de l’ouest à l’est, sans désormais la moindre discontinuité.
Ces divers mouvements agissent-ils d’une manière concertée ?
S’agissant des mouvements islamistes radicaux, c’est la question que nombre d’observateurs se posent.
Des indices clairs de contacts entre Boko Haram et les Shebabs existent[20], de même qu’avec AQMI, le MUJAO ou Al Morabitoun. Il y a même des preuves d’une coopération opérationnelle entre Boko Haram (et probablement davantage Ansaru[21] ) et AQMI, dans le cadre d’incidents s’étant déroulés au Niger ou au Mali. Il n’y a même aucune raison d’écarter la possibilité de contacts entre Boko Haram et certains membres de la SELEKA en République centrafricaine.
Le comportement récent de Boko Haram dans sa « conquête territoriale » et sa décision d’annoncer la création d’un califat sont à l’évidence inspirés de Daesh, et il est d’ailleurs normal et peu surprenant que ces deux organisations aient des relations, en raison de la similitude de leurs doctrines et de leurs objectifs politiques.
De là à en conclure qu’une grande coalition salafiste, utilisant la terreur comme mode d’action, aurait pour but de contrôler l’Afrique au sud du Sahara, dans le cadre d’un vaste complot mondial dont l’autre branche serait en train de conquérir le Maghreb et le MoyenOrient, il y a une marge. Les quelques indices de contacts ou de collaboration ne permettent pas pour l’instant d’arriver à cette conclusion, même si la vigilance s’impose.
Il faut cependant essayer de comprendre quelles sont les motivations politiques et religieuses de ces mouvements
Les manifestations de violence extrémiste, en zone subsaharienne, sont liées à une conception rigoriste et d’inspiration résolument salafiste de l’organisation des sociétés musulmanes. Le caractère transnational de ce phénomène est un facteur important et son fondement idéologique est précis. Pour faire court, il s’agit de rejeter le système « imitant » les Occidentaux, selon une argumentation destinée aux populations qui pourrait se résumer, quitte à risquer la caricature, de la manière suivante : « Depuis cinquante ans, vous avez essayé d’imiter les Occidentaux. Sous leur direction, vous avez promu de soi-disant démocraties. Le résultat est que vous avez donné le pouvoir à des impies corrompus, qui vous ont exploités et appauvris. En fréquentant l’école imaginée par les Occidentaux, vous avez cru progresser et vous enrichir alors qu’elle ne vous a conduit qu’au chômage et à la misère. Vos filles sont devenues des dévergondées, voire des prostituées. Si vous suivez le chemin que nous vous indiquons, si vous respectez les préceptes de l’islam des origines, si vous envoyez vos enfants à l’école coranique, vous ne deviendrez peut-être pas plus riches, mais vous sauverez vos âmes et vous irez au paradis ».
La diffusion de l’idéologie de ces mouvements s’est faite par le biais de prédications (dawa) menées depuis une trentaine d’années dans le cadre de ce que l’on a appelé le renouveau islamique[22]. Ces prédications, conduites par des imams généralement bien formés dans des universités soudanaises, égyptiennes ou arabes, disposant de ressources financières relativement importantes leur permettant de construire des mosquées et des écoles coraniques, ont porté leurs fruits.
Des actions sociales au profit des populations, menées par l’intermédiaire de nombreuses ONG, généralement financées par des dons provenant de pays arabes et de riches bailleurs des pays du Golfe, suppléent la défaillance des secteurs sociaux que les États ne peuvent soutenir (éducation, santé, humanitaire). La démocratie, honnie par les plus radicaux, leur a pourtant permis de prospérer sous couvert de la liberté d’expression, et en utilisant des moyens modernes de propagande, comme des chaînes de télévision islamiques, qui sont désormais diffusées dans tous ces pays.
On assiste ainsi, dans toute la zone considérée, à un phénomène de marginalisation croissante[23] des chefs traditionnels des diverses confréries soufies de l’Afrique subsaharienne[24], ainsi que des responsables officiels des organisations islamiques, qui perdent peu à peu de leur influence sur les populations, et manquent de moyens financiers.
Le résultat de cette évolution est un contrôle de plus en plus grand des populations par ces mouvements rigoristes, qui se constate tous les jours par l’évolution des codes vestimentaires[25] ou une pratique de plus de plus ostentatoire de l’islam, et se traduit par exemple, par l’abandon de la fréquentation de l’école moderne au profit des écoles coraniques.
C’est dans ce terreau qu’évoluent les plus extrémistes dont la dérive consiste à mettre en œuvre le djihad[26] violent, pour contraindre les peuples et les dirigeants locaux à un retour à l’Islam des origines, et donc à la stricte application de la charia, quitte à chasser ou à éliminer les réticents ou les déviants.
Pour preuve de la motivation politique et religieuse de ces mouvements, on peut noter que du 26 janvier 2013 au 7 décembre 2014, près de 90 personnes se sont suicidées pour commettre des attentats au Mali (38), au Niger (8), probablement plus de 30 au Nigeria[27] et une dizaine en Somalie. Même si certaines étaient probablement manipulées ou droguées, cela démontre pour le moins une certaine détermination des intéressés et une certaine capacité de contrôle des individus de la part des manipulateurs. Un trafiquant ne se suicide pas, juste pour exercer des représailles contre ceux qui l’empêchent de faire son trafic !
Pourtant, comme dans tous les mouvements insurrectionnels du monde, le business n’est jamais trop loin
De nombreux observateurs, voire des diplomates occidentaux, ont tendance à dire que finalement tous ces mouvements radicaux ont surtout pour but de permettre à quelques individus sans scrupule, voire à des psychopathes, de mener des trafics juteux ou de contrôler de vastes zones géographiques pour en exploiter les peuples et les ressources.
Il est vrai que les groupes radicaux du Mali exploitent les trafics de stupéfiants, de cigarettes et de migrants vers l’Europe, et retirent beaucoup d’argent de la capture d’otages européens. Il est certain que Boko Haram pille les banques, les villes et les villages, capture des femmes pour en faire des esclaves sexuelles ou des bombes humaines, et des hommes pour en faire des combattants. Il est vrai également que les milices Shebab de Somalie tirent une partie de leurs ressources de l’exploitation des trafics de bétail ou de charbon de bois vers la péninsule arabique, et que de nombreux « businessmen » somaliens établissent des fortunes en profitant de la situation du pays.
Il faut également noter que pour parvenir à mener ces trafics, ou réaliser de telles affaires, il est toujours nécessaire de disposer à la fois de la complicité et/ou de la bienveillance de certains dirigeants locaux, avoir des contacts internationaux avec d’autres trafiquants, ayant eux-mêmes des protections politico-mafieuses, et obtenir la participation d’une partie des populations au sein desquelles se déroulent ces trafics. À titre d’exemple, les trafics de drogue ou de cigarettes qui profitent aux groupes armés maliens n’auraient pas pu être possibles sans la complicité bienveillante et intéressée de hauts responsables maliens, et sans la participation des réseaux de production dans le monde et de ceux de distribution en Europe.
Nous sommes donc face à une problématique qui est multiple. La radicalisation violente en Afrique subsaharienne est d’abord une contestation violente d’un système de civilisation qui vise à faire rentrer dans une certaine modernité des peuples et des pays très majoritairement musulmans. Elle sert également souvent de couverture à la conduite d’activités criminelles et mafieuses. La combinaison des deux contribue à la corruption de la gouvernance, à l’accroissement de l’insécurité humaine, à l’isolement des groupes humains les plus vulnérables, au recul du système éducatif moderne et donc du niveau d’éducation des populations.
En réalité, le mal est bien plus étendu qu’il n’y paraît, et la façon de le traiter nécessite une approche très élaborée. Ce sont à la fois les facteurs idéologiques et religieux, les activités criminelles, la mauvaise gouvernance complice, l’insécurité humaine des populations, et la contestation violente d’un système de civilisation qu’il faut prendre en considération. Pour y parvenir, il est impératif que les États et les peuples concernés soient d’accord pour le faire.
Réduire la résolution de ce problème à la simple lutte globale contre le terrorisme et/ou à une guerre des drones, est une stratégie boiteuse et sans fin.
La stratégie militaire telle qu’elle est conduite par les pays occidentaux est certes nécessaire lorsqu’il s’agit de donner un coup d’arrêt à la dégradation d’une situation qu’aucun gouvernement local ne contrôle plus, comme au Mali en février 2013. Elle s’avère également utile lorsqu’elle cible des objectifs dans la profondeur, inaccessibles aux moyens des États concernés, comme actuellement aux confins nord du Niger et du Mali et bientôt peut-être aux confins sud de la Libye.
Elle est en revanche inefficace contre les autres facteurs cités précédemment. Par conséquent, engager une réponse militaire, conduite en majorité par des forces étrangères, sans qu’elle soit accompagnée et combinée dans le temps et dans l’espace avec d’autres types de réponses, c’est prendre le risque d’un enlisement, aggravé par un retournement des opinions publiques locales, toujours promptes à faire porter à d’autres la responsabilité de leurs malheurs.
Il est donc également nécessaire de contrer les objectifs politiques et religieux de cette radicalisation violente. S’agissant de problèmes propres à la religion et aux sociétés musulmanes, ceci ne peut être fait que par les musulmans eux-mêmes. Les objectifs des groupes islamiques radicaux sont clairs et avérés. La conviction de nombre de leurs chefs est totale, et il n’y a pas, parmi ces individus, que des psychopathes corrompus, avides d’argent et de pouvoir. La capacité de persuasion des prédicateurs n’est pas non plus à négliger. Il s’agit donc pour les pays concernés, et surtout pour leurs peuples, de reprendre le dessus dans une compétition dont l’enjeu est de mettre « les gens » de son côté.
C’est le domaine de la contre-radicalisation, dans lequel les bailleurs de fonds doivent mieux réfléchir à la façon, souvent trop « intégriste », avec laquelle ils appliquent le principe de laïcité, et, s’ils y parviennent, à la façon dont est utilisé leur argent.
Il s’agit en effet d’appuyer le travail des responsables religieux qui seront impliqués dans cette démarche[28], en leur apportant le soutien dont ils ont besoin pour mieux former les imams par exemple, et pour reconquérir toute une frange de la population (jeunesse en particulier) très sensible aux prêches extrémistes, surtout si ceux-ci s’accompagnent d’actions sociales dispensées par des mosquées, financées par des bailleurs salafistes. Les États concernés, à part la Mauritanie qui est une République islamique, appliquant la Charia, sont pour la plupart, en théorie, des États « laïcs ».
Pourtant, en réalité, la place de la religion y est primordiale, et aucune politique ne peut être menée sans en tenir compte.
La République islamique de Mauritanie met en œuvre depuis plusieurs années un processus politique d’insertion de la communauté musulmane dans la modernité globale contemporaine, allant de la fermeté jusqu’au dialogue avec les islamistes radicaux[29]. Le système judiciaire applique à la fois la charia et un code pénal inspiré du code français. Force est de reconnaître que ce pays n’a plus connu d’attaque terroriste depuis le mois d’août 2008.
Au Mali, république laïque, le Haut conseil islamique et son président Mahmoud Dicko, qui est wahhabite, sont parvenus à faire suspendre la loi sur le Code de la famille, et ont joué un rôle important dans les négociations avec les groupes salafistes du Nord avant l’intervention française, ainsi que dans l’élection du président actuel, Ibrahim Boubakar Keita. Au Niger, bien que la séparation de l’État et de la religion soit inscrite dans la constitution, toute manifestation officielle débute par la récitation de la Fatiha. La charia est intégralement et officiellement en vigueur dans neuf États fédérés du Nigeria. Dans trois autres États, elle est partiellement appliquée. La Somalie est une République fédérale où l’islam est la religion de l’État : « Aucune religion autre que l’islam ne peut être propagée sur le territoire. Aucune loi ne peut s’opposer aux grands principes et contenus de la Charia » (Constitution de 2012).
Dans de telles conditions, il est bien évident que le gros du travail, vis-à-vis de la religion et de sa place dans la vie de la société, est à faire par les États eux-mêmes. C’est à eux de définir le rôle des religieux, celui des associations religieuses, et de traiter les radicaux violents. Les quelques programmes en cours, financés et pilotés plutôt maladroitement par des bailleurs extérieurs occidentaux, et souvent avec plus d’efficacité par des pays musulmans modérés (Maroc par exemple), sont insuffisants, eu égard à l’ampleur de la tâche.
La troisième série d’actions à mener, consiste à améliorer, et peut-être à modifier, la façon dont est exercée la gouvernance globale de ces États concernés, dans une zone où le décalage entre les lois, souvent inspirées de celles des anciennes puissances coloniales, et la pratique communément admise, est considérable. Comment lutter efficacement contre les trafics et le blanchiment, dans des pays où l’économie informelle représente la majorité de l’activité économique ?
Comment lutter contre la corruption, alors qu’en réalité elle est devenue une pratique courante pour le citoyen qui veut obtenir un résultat, ou qui veut simplement faire reconnaître ses droits par la justice ?
Comment éviter l’évaporation, connue de tous, des ressources à la disposition des États, y compris celles provenant de l’aide internationale, et qui entraîne une grande désespérance des « gens » ?
Comment restructurer les forces de sécurité pour qu’elles se mettent au service de la population, alors qu’elles sont en général considérées comme « le bras armé des gouverneurs » ?
Ces enjeux sont en effet primordiaux, car, de leur côté, les groupes radicaux tentent d’imposer leur contrôle sur les populations par la contrainte, certes, mais aussi par la persuasion[30] et parfois par la redistribution. L’absence des institutions étatiques, ou les dysfonctionnements, leur rend le travail plutôt facile.
La contrainte est en général la seule chose que les Occidentaux retiennent. Elle est réelle et difficilement supportable. Les règles de vie imposées par une observation très rigoureuse de la charia, revisitée par les salafistes, sont privatives de liberté, et très dures quant à l’exécution des jugements. Mais si ces contraintes sont accompagnées d’une relative redistribution[31], qui permet aux gens de vivre à peu près, la vie ne s’avère pas plus insupportable que sous des régimes corrompus et dans des situations de guerre civile :
– cela a déjà été constaté dans des régions contrôlées par les Shebabs, en Somalie ;
– on avait assisté à des retours de population vers Tombouctou, occupée par les djihadistes, avant l’opération Serval ;
– les populations de Maiduguri, au Nord-Est du Nigéria, interrogées, disent clairement qu’entre la vie que leur mènent les forces de sécurité nigérianes et Boko Haram, elles s’arrangent mieux avec Boko Haram.
Il faut alors comparer la vie imposée aux populations non pas à celle que nous menons en Occident, mais à la vie qu’elles menaient avant, souvent faite de misère, d’injustice, d’absence de l’État et de manque de perspectives.
Ainsi par la contrainte, mais aussi par la persuasion, des populations plutôt dociles, sont sorties peu à peu des influences de leur propre État, considéré comme « haram ». Plus les fonctions de l’État sont absentes, plus la tâche est facile, et c’est la raison pour laquelle il n’est même pas nécessaire, initialement, pour les radicaux, d’occuper militairement le pays. Il y a donc tout un nouveau système de gouvernance à imaginer dans ces pays. Cinquante ans d’indépendance ont démontré que la gouvernance « à l’occidentale » fonctionnait mal. C’est aux Africains d’en imaginer une qui fonctionne, entre dictature prédatrice et démocratie qui tourne à l’anarchie et à la guerre civile, dans une vie rythmée par des interventions extérieures, militaires et humanitaires.
La quatrième série d’actions à mener, de loin la plus importante, concerne le domaine de l’éducation. Il ne s’agit pas de mener un combat entre l’éducation dispensée dans les écoles coraniques et les écoles délivrant une éducation « moderne » « élémentaire » ou « fondamentale ». Il s’agit d’œuvrer pour faire bénéficier le maximum de la jeunesse en âge d’être scolarisée d’un système éducatif qui ne se limite pas à l’enseignement du Coran, nécessaire dans une société musulmane, mais insuffisant pour intégrer un semblant de modernité. Là aussi, les États doivent imaginer un système qui combine le rôle économique de l’institution scolaire (fournir un emploi) avec son rôle social (éduquer et insérer) et culturel, tout en veillant à ce que les écoles coraniques ne se transforment pas en centre de propagande radicale.
Cela touche deux catégories d’enfants :
– la première catégorie est celle des enfants, encore trop nombreux, qui ne sont pas scolarisés. Les pays du Sahel qui sont l’objet de cet article ont un taux d’alphabétisation qui va de 29 % pour le Niger à 71 % pour le Cameroun[32], alors que les populations comprises entre l’âge de 5 et 14 ans, c’est-à-dire celles en âge scolaire représentent 15 % de la population. Ce sont elles qui constituent la cible principale de la propagande. Il est donc nécessaire de rattraper ce retard dans une zone où le taux de fréquentation de l’école élémentaire se situe entre 35 % et 85 % selon les pays, et où le taux d’achèvement de cet enseignement se situe entre 40 % et 60 % ;
– la seconde catégorie est celle des enfants qui ne fréquentent que l’école coranique, ou qui ont quitté l’enseignement moderne pour rejoindre les medersas[33]. Ils cessent, par ce biais, d’être à la charge de leur famille, car ces dernières n’ont pas les moyens de les nourrir et optent de les confier aux medersas, où leurs maîtres sont censés le faire, quitte à les envoyer mendier dans les rues. De plus en plus, ces écoles bénéficient maintenant de financements par le biais d’ONG à orientation salafiste. C’est aux États de contrôler et de compléter cette éducation ;
– finalement, le problème de l’éducation est surtout une question d’argent. Si les États avaient la possibilité de nourrir les enfants en âge d’être scolarisés, de rendre les cours réellement gratuits, en payant des instituteurs et des professeurs réellement formés[34], puis d’offrir des emplois aux jeunes sortant du système scolaire, la bataille serait gagnée. Or, pour l’instant, en prenant l’exemple du Niger, alors qu’il faudrait disposer de 250 € par enfant et par an pour assurer l’alimentation journalière des écoliers[35], Boko Haram offre une prime de 500 € pour l’engagement de jeunes chômeurs[36].
C’est donc une reconquête globale contre la radicalisation violente que les États subsahariens ont à mener. Nous avons essayé de démontrer qu’elle concerne de nombreux sujets complexes. Les deux questions qui se posent sont désormais : Quelle stratégie mettre en œuvre pour y parvenir ? Et par qui ?
Il faut auparavant que pays concernés et bailleurs soient convaincus de la légitimité de ce combat, identifient les objectifs communs et admettent les objectifs particuliers des uns et des autres, que sont la sauvegarde des États subsahariens et la protection des États européens. L’approche sécuritaire est désormais indispensable, car les rapports de force sont localement défavorables aux défenseurs de la liberté.
Elle ne peut pourtant pas se limiter à la guerre globale contre le terrorisme, appliquant un concept de zéro mort occidental, grâce à une guerre technologique à distance. Elle exige également l’engagement des forces de sécurité locales selon d’autres modes d’action que ceux généralement mis en œuvre, et probablement plus de détermination de leur part.
Elle nécessite une manœuvre combinée et simultanée, entre la restauration de la sécurité et la restauration du développement et non un enchaînement, fort improbable, des deux démarches[37]. Cela demande l’élaboration d’une véritable stratégie de reconquête pacifique des « gens », qui passe par une nouvelle gouvernance, la plus honnête possible, une justice qui tienne réellement compte de la sociologie de ces pays, quitte à modifier les lois, une reconnaissance du fait religieux par les États, et un effort considérable au profit de l’éducation.
Cela demande également, au sein des États concernés, un effort de réconciliation, qui passe par la déradicalisation et probablement l’implication des éléments les moins radicaux au profit d’une nouvelle donne.
Quel rôle peuvent jouer les partenaires extérieurs dans cette lutte contre la radicalisation violente ?
Une remise en question de la façon dont est conçue, puis conduite, la coopération, est peutêtre nécessaire. La tendance actuelle, malgré les éléments de langage très lissés, continue à vouloir dicter ce qui doit être fait, au double prétexte qu’il y aurait un modèle universel de valeurs, dont la démocratie occidentale, et que nous finançons la plus grande partie des actions à conduire. Il est d’ailleurs surprenant que le critère généralement utilisé pour évaluer l’importance de l’aide soit celui du nombre de milliards dépensés. L’efficacité de l’aide est rarement évaluée objectivement, et son inefficacité est souvent mise au compte de celui qui la reçoit.
Du côté des pays bénéficiaires, la théorie selon laquelle « la main qui reçoit est toujours en dessous de celle qui donne » devrait être abandonnée. En raison de la complexité culturelle des problèmes à régler pour contrer la violence extrémiste (nouvelle gouvernance honnête et adaptée aux sociétés – prise en compte du fait religieux – effort prioritaire sur l’éducation des « gens »), ce sont les États concernés qui doivent déterminer où les efforts sont à faire (sur les plans thématique, géographique et humain). Comme les ressources disponibles localement, ou mises à disposition par les bailleurs, sont limitées, il y a bien sûr des choix à faire, selon les priorités, et probablement des choses à ne pas faire ou à refuser, car elles ne sont pas prioritaires. Ce n’est pas toujours le cas.
Ces États doivent aussi établir de véritables « plans de campagne » pour établir le dosage le plus efficace des différentes actions à conduire en fonction des situations locales pour gagner la confiance des « gens ».
Tout cela sera long et difficile, et demandera beaucoup d’efforts, d’humilité et de remise en question de la part des responsables africains et des partenaires internationaux. D’ici là, la radicalisation violente en Afrique subsaharienne aura fait d’autres milliers de morts.
References
Par : Pierre-Michel JOANA
Source : INHESJ
Mots-clefs : Afrique, INHESJ, motivations politiques, motivations religieuses, Radicalisation, sub-sahara, Terrorisme