Le paysage nucléaire à l’horizon 2030 : la place de l’Armée de l’air

Mis en ligne le 18 Juil 2017

L’article brosse un tableau complet tant des lignes de forces du futur paysage stratégique international que de la pertinence et des exigences liées à la mise à niveau de la composante aéroportée de la dissuasion nucléaire française. Cette composante s’avère une carte maîtresse indispensable pour préserver nos intérêts vitaux et peser sur la « dialectique des intelligences » au sein d’un système international brouillé, incertain et instable.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Olivier Zajec, “Le paysage nucléaire à l’horizon 2030 : la place de l’Armée de l’air”, Cahier de la RDN “Salon du Bourget 2017”, RDN, juin 2017.

La photo d’illustration est publiée avec l’aimable autorisation de Jean-Luc Brunet du SIRPA AIR.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de la RDN.

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Le paysage nucléaire à l’horizon 2030 : la place de l’Armée de l’air

 

La France vient d’engager le renouvellement de sa dissuasion nucléaire, en prenant acte des incertitudes diplomatiques qui marquent son voisinage.

Cette décision lourde de sens tient compte des évolutions probables d’un système international dont les équilibres se modifient désormais extrêmement rapidement. « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » : la formule bien connue d’Antonio Gramsci s’applique assez correctement aux risques potentiels attachés au paysage géopolitique des années 2017-2030. À l’heure du coup de tonnerre du Brexit, de l’accession de M. Donald Trump à la présidence des États-Unis d’Amérique, de l’affirmation militaire allemande, de l’ascension chinoise, de la renaissance russe et de la fragmentation générale du Moyen-Orient, le fait que nous assistions à la fin d’un « vieux monde » n’est plus de l’ordre de l’hypothèse mais du constat.

Héritée pour une part des règlements de la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour une autre part de la fin de la guerre froide, la hiérarchie de puissance mondiale est entrée dans une phase de profonde redéfinition, dont il n’est pas possible pour le moment de distinguer l’orientation définitive. Cette incertitude relative est propice à une multiplication des crises et des guerres de toute nature, en raison des tiraillements à prévoir entre un premier groupe d’acteurs défenseurs du statu quo, un deuxième groupe qui souhaitera sans doute tirer toutes les conséquences de l’affaiblissement relatif des puissances occidentales et un troisième groupe de spectateurs provisoirement neutres, qui attendront que les plateaux de la balance politique mondiale trouvent un nouvel équilibre instable, avant de jouer leur propre partie et de prendre leurs gains. De plus, ces trois « groupes » seront loin d’être eux-mêmes homogènes. Pour ne prendre que l’exemple des défenseurs du statu quo, il n’est pas tout à fait certain que les intérêts convergent absolument à long terme entre Européens et Américains, en raison de l’équation sécuritaire différenciée qui se précise des deux côtés de l’Atlantique.

Dans un tel contexte d’incertitude générale, la prudence commande à un acteur comme la France de se préparer militairement – au moins à moyen terme – à des scénarios politico-stratégiques de rupture violente répartis sur toute l’étendue du spectre paix-concurrence-crise-guerre, tout en cherchant simultanément à en prévenir diplomatiquement les occurrences. Il s’agit, comme l’écrivait le général Poirier, « [de réussir à appréhender], dans la dynamique conflictuelle, les passages d’un état de tension à un autre, les germes, les développements, les régressions de ces États ; en un mot la loi – si elle existe – de leur génération. Et c’est seulement dans la mesure où nous serons capables de cette analyse que nous pourrons localiser la guerre militaire et en comprendre la genèse »[1]. Faire face avec mesure et résolution aux conséquences négatives des crises à venir, c’est, en particulier, faire l’effort de penser la genèse toujours possible de conflagrations de haute intensité. Le temps est désormais fini des interrogations des années 1990 et 2000 portant sur une possible « fin des guerres majeures ». Dans le clair-obscur d’un monde ancien qui croule, et d’un monde nouveau à redéfinir, chacun pressent que la violence entres groupes politiques organisés, qu’ils soient ou non étatiques, pourra prendre des formes surprenantes et inédites. C’est en ce sens, et compte tenu des signes annonciateurs du paysage stratégique prospectif de 2030, que la « garde haute » nucléaire française conserve plus que jamais toute sa pertinence. Et que la place de l’Armée de l’air au sein de cette posture nucléaire nationale, en raison de ses spécificités mêmes, mérite d’être connue, consolidée et préservée.

 

La place de l’Armée de l’air dans la posture française de dissuasion

 La dissuasion nucléaire française repose aujourd’hui sur deux piliers ou « composantes ». Les quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins nouvelle génération (SNLE-NG) de la classe Le Triomphant, équipés du missile M-51, repré- sentent une dissuasion « pure » dite de seconde frappe, assurée par la Marine nationale. En cas d’attaque directe des intérêts vitaux français, cette capacité nucléaire combinant invulnérabilité, mobilité et furtivité est signe pour l’agresseur que ses pertes excéderont toujours les gains qu’il pourrait escompter. Grâce à elle, la France dispose d’une profondeur stratégique sanctuarisante que son étendue géographique ne lui fournit pas naturellement. C’est la réponse à la mission-cœur de la Défense française, rappelée par le dernier Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale : « protéger le territoire national et les ressortissants français, et garantir la continuité des fonctions essentielles de la Nation. » (2013, p. 47). De ce point de vue, la seconde frappe nucléaire est l’avatar technologique contemporain d’un mode stratégique éternel. Guibert, auteur du XVIIIe siècle, écrivait ainsi en 1787 dans son Éloge du Roi de Prusse que « la perfection véritable de la science de la guerre consiste à rendre la défensive supérieure à l’offensive, et à mettre mutuellement les nations à l’abri de s’envahir ». À 200 ans de distance, il n’y a pas un seul mot à changer pour définir la capacité de seconde frappe que la France a réussi à bâtir, améliorer et crédibiliser.

Pour autant, dans un système international dont les normes multilatérales partagées se restreignent et au sein duquel les alliances structurantes se modifient, les scénarios stratégiques ont tendance à se brouiller. L’hybridité nouvelle des modes d’agression contemporains peut gêner l’analyse du défenseur : à partir de quel seuil ses intérêts vitaux sont-ils vraiment en jeu ? Cette même hybridité ren- force au contraire la gamme opérationnelle de l’agresseur : ce dernier, en modulant ses prises de gain, en dosant subtilement son chantage, en procédant par capillarité, un pied au-delà de la frontière, l’autre pied en deçà, peut confisquer l’initiative, biaiser la donne et augmenter la mise stratégique tout en pariant sur l’hésitation du défenseur à enclencher une riposte punitive disproportionnée aux enjeux immé- diats de la crise. Dans ce contexte défensif, la seule possibilité de la dissuasion pure, celle de la frappe de représailles, a tendance à restreindre les options des décideurs politiques qui en disposent. L’avertissement ancien de Kissinger, exprimé en 1974 dans Nuclear Weapons and Foreign Policy, reste entièrement valable : « Ce qu’une doctrine stratégique doit nous permettre, c’est d’éviter le dilemme (…) entre Armageddon ou la défaite sans guerre. » C’est bien précisément parce que la composante aéroportée de la dissuasion nucléaire française permet de sortir de ce dilemme qu’elle répond au bon niveau, aux règles du jeu du « clair-obscur » qui risque de marquer stratégiquement le système international à l’horizon 2030. Parce qu’ils maîtrisent la modularité qu’apporte la complémentarité des deux compo- santes en termes de portée, de précision et de mode de pénétration, les dirigeants politiques français crédibilisent la dissuasion nucléaire nationale en s’extrayant du piège du « tout ou rien ». La dissuasion relevant d’une forme élevée de dialectique, la composante aéroportée de la dissuasion nucléaire permet, le moment venu, de signifier à l’adversaire, par une ultime sommation, et sans aucune équivoque, qu’il est parvenu au seuil de la voûte nucléaire. Aussi tenté soit-il de prolonger les chan- tages indirects qui avaient pu lui réussir partiellement, il ne peut dès lors plus croire qu’il pourra aller au-delà d’un certain seuil sans enclencher de réactions. Devant lui, ce ne sont plus les pièces qui ont été modifiées, mais l’échiquier lui-même, lequel passe brusquement du domaine conventionnel, celui des gains relatifs, au domaine non-conventionnel, celui des pertes absolues.

Annoncer le changement d’échiquier, ou de plateau, relève d’une forme de pédagogie dont Lucien Poirier, dans Des stratégies nucléaires, résume simplement l’esprit, l’apport et la logique : « on a toujours su, écrit-il, que pour décourager l’adversaire de redoutables initiatives, un moyen, souvent efficace, consistait à se préparer ostensiblement à réagir. »[2]. C’est cette fonction réactive et proportion- née qu’assurent actuellement les 22 Rafale B et les 31 Mirage 2000NK3 des Forces aériennes stratégiques (FAS) de l’Armée de l’air française, équipés de 54 missiles ASMP-A à tête thermonucléaire, soutenus par les avions ravitailleurs KC-135 FR, C-135 FR et bientôt A330 MRTT Phénix (Multirôle Ravitailleur/Transport). Les pilotes de ces appareils ont pour mission de garantir, quelles que soient les circonstances, l’emploi à longue distance de l’ASMP-A, d’une portée de 500 kilo- mètres en croisière dite « haute altitude »[3]. Le rayon d’action du Rafale, lui, est de 3 700 kilomètres, ce qui hausse l’efficacité d’atteinte « directe » à 4 200 km, couvrant ainsi le voisinage stratégique du continent européen. Pour ce qui est des fronts plus éloignés, le ravitaillement en vol permet de multiplier plusieurs fois cette portée directe.

Compte tenu des lignes de forces possibles du paysage stratégique mondial en 2030, ces capacités opérées par les FAS (dont les exigences de formation et d’entraînement tirent vers le haut l’ensemble de l’Armée de l’air française) répondent bien à la nécessité dialectique de l’avertissement. Ce dernier doit être ostensible (visible et observable), efficace (capable s’il le fallait de percer les défenses anti- missiles et antiaériennes adverses) et réversible (si l’adversaire recule, ce qu’il a tout intérêt à faire, le compte à rebours nucléaire cesse et le Chef des armées « rappelle » les porteurs de l’Armée de l’air). Dans ce cadre, l’un des défis principaux de l’Armée de l’air française sera, à l’horizon 2030, de répondre au renforcement des stratégies de déni d’accès représentées – entre autres – par la prolifération des systèmes de défense sol-air dont la série S-300, S-400 et demain S-500 représente un exemple emblématique. « La liberté d’action dans la troisième dimension est un préalable à toutes nos opérations militaires. Il ne faut jamais l’oublier. Il s’agit là d’un enjeu majeur (…) qui doit alimenter les réflexions de l’avenir de notre système de combat aérien ». Ce jugement du général Lanata, Chef d’état-major de l’Armée de l’air, intervenant récemment devant la Commission de défense des affaires étrangères et des forces armées du Sénat, vaut particulièrement pour les FAS. Et cet impératif catégorique ne fera que croître à l’horizon 2030.

La modernisation prévue des escadrons nucléaires de l’Armée de l’air répond précisément à ce défi. En 2018, les Mirage 2000NK3 laisseront la place à une flotte entièrement composée de Rafale. Au-delà même de cette homogénéité des porteurs, la liberté d’action fournie par la composante aéroportée de la dissuasion devra être garantie par des innovations technologiques adaptées à la menace et aux contre-stratégies adverses potentielles. Ceci induira, dans la perspective du Système de combat aérien futur (SCAF), en cours de définition, d’approfondir les réflexions sur les modèles de détection et contre-détection, qui nécessiteront de mixer furtivité active et passive. Les systèmes de préparation de mission devront, quant à eux, être optimisés. L’enjeu sera toujours de pénétrer les environnements non permissifs et de garantir l’entrée en premier et l’atteinte de cibles lointaines. Les nouvelles orientations et les axes de la rupture capacitaire future dépendront beaucoup des choix à venir dans le cadre des travaux préparatoires de l’ASN-4G (Air-sol nucléaire de 4e génération), successeur de l’ASMP-A. En attendant le développement de capacités basées sur la haute vélocité (Mach 7 ou 8), qui permettront aux futurs missiles nucléaires de « percer » les défenses adverses pour annuler leurs capacités de déni d’accès, il est probable que la furtivité représentera une solution intermédiaire raisonnable pour les 25-30 prochaines années.

L’ensemble de ces ruptures technologiques attendues, combinées avec le déploiement d’un nouveau système de systèmes de combat aérien mixant vecteurs pilotés et pilotés à distance, devra également tenir compte des évolutions en cours dans l’espace extra-atmosphérique ainsi que dans le cyberespace, marqués tous deux par une concurrence stratégique de plus en plus exacerbée. Le bouleverse- ment de ce paysage ne sera pas sans conséquences pour l’avenir des FAS. Partie prenante d’un réseau global, le Rafale, dans ses standards ultérieurs, a tout pour s’insérer dans cette évolution et devenir un point central « intelligent » d’un dispositif aérien constitué d’appareils pilotés et non pilotés. Dans ce cadre, qui concernera tant les dimensions conventionnelles que nucléaires des missions de l’Armée de l’air, il conviendra de définir les concepts et les doctrines concernant l’utilisation combinée des avions de combat et des drones, ces derniers agissant sous le contrôle des appareils pilotés. Cette évolution gagnera à s’appuyer sur une remontée en puissance du format de l’aviation de combat française, aujourd’hui sous-critique compte tenu de l’évolution des risques pesant sur l’environnement sécuritaire français et européen.

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