Le soft power américain ; séduction et manipulation

Mis en ligne le 13 Mar 2018

Avec cet article, l’auteur nous guide dans les arcanes de la fabrique du consentement made in USA. Il souligne la dimension stratégique du soft power américain, véritable levier de puissance, et met en exergue ses déterminants historico-culturels, au travers d’une description des méthodes replacée dans une perspective historique contemporaine. Ce que n’est pas le soft power (« un euphémisme chic pour conspiration »), mais également ses limites, sont clairement exposés.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont :
François-Bernard Huyghe , Séduction et manipulation, Conflits.
Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de Conflits : www.revueconflits.com


Le soft power américain ; séduction et manipulation

Si l’on convient qu’un pouvoir s’acquiert ou s’accroît en surmontant des résistances ou en éliminant des concurrences, il faut envisager le soft power comme une forme atténuée de propagande et de formatage des esprits, ce qui n’est pas toute la définition qu’en donne Nye. Notamment comme le prolongement, après la chute du Mur, de la «diplomatie publique» de la guerre froide qui devait propager, surtout vers l’Est, une culture et une information capables de subvertir la très rigide idéologie marxiste.

 

Le contenu et le vecteur

Dans une optique de persuasion, la première idée est d’adresser un message convaincant à ses destinataires étrangers, quitte à se doter de médias pour cela. Appelons cela une stratégie du contenu et du vecteur. C’est ce que firent les États-Unis en créant des radios multilingues comme Voice of America ou Radio Liberty dont les ondes franchissaient le Mur pour lutter contre l’idéologie soviétique. De nos jours, le Global Engagement Centerexerce peu ou prou la même fonction de contre-discours et d’action psychologique, d’abord contre le djihadisme puis contre la propagande russe. Le message proprement politique est d’autant plus efficace qu’il se combine à la popularité des produits culturels «mainstream», ceux qui plaisent à tous, comme les blockbusters du cinéma ou la musique «jeune» qui séduit au-delà de ses frontières. Selon la formule 2H/2M (Harvard et Hollywood, McDonald’s et Microsoft), l’excellence universitaire et technologique complète les consommations culturelles quotidiennes pour donner la meilleure image des États-Unis.

Outre le message et les médias, l’influence demande des relais et des codes. Il s’agit alors de favoriser les groupes et institutions qui à leur tour favoriseront vos valeurs et vos idées, de miser sur des gens, des normes ou des comportements servant a priori vos objectifs. Et si possible de formater les sources d’information prestigieuses et crédibles. D’imposer son «logiciel» en somme.

Si les individus et leurs codes mentaux peuvent relayer l’influence d’un pays, les organisations – entreprises de communication ou groupes citoyens – le font avec professionnalisme. Il existe globalement trois méthodes principales : agir surtout en répandant des idées (le modèle des think tanks), adresser un message persuasif et défendre des intérêts auprès des dirigeants (c’est le travail des lobbies) ou à l’opinion en général (agences de relations publiques ou spindoctors). Enfin les ONG (organisations non gouvernementales) à but non lucratif (contrairement aux lobbies et agences), sont censées rassembler les bonnes volontés: elles agissent positivement pour avancer des causes et réaliser des actions concrètes; elles peuvent aussi agir négativement en dénonçant et combattant des entreprises ou des gouvernements. Voire en soutenant des «révolutions de couleur».

 

La patrie des armes d’influence massive

Ces trois formes d’organisations d’influence centenaires, même si elles n’ont pas été inventées outre-Atlantique, s’y sont épanouies très tôt, aidées par le système administratif. Elles correspondent à une prédisposition culturelle à laisser les initiatives privées peser sur la décision politique en interne comme en externe. Ainsi le fait qu’il y ait plusieurs centaines de think tanks aux USA, la plupart à Washington, beaucoup disposant de budgets de millions de dollars, montre la place d’une institution d’analyse et d’orientation parfaitement intégrée. Elle s’est illustrée par des noms comme Rand, Brookings Institute, Council of Foreign Relations, Carnegie, Heritage…, fournissant catégories intellectuelles et suggestions qui à l’armée, qui aux partis, qui à l’administration, qui aux élites internationales.

Quant aux lobbies, protégés par le second amendement, ils s’épanouissent aux États-Unis où ils disposent d’une existence légale et sont enregistrés. On admet aussi bien que la Corée du Sud ou l’Arabie Saoudite possèdent le leur à Washington, ou que des dizaines de lobbyistes américains aillent à Bruxelles. Sous l’étiquette de relations publiques (un terme dont la paternité reviendrait à Bernays, voir encadré), de «communication d’influence» ou «d’affaires publiques», fourmillent aussi des officines spécialisées dans la «vente» de causes politiques, y compris la guerre.

Sans remonter avant la chute du Mur, il y a plus d’un quart de siècle que des conflits inspirés (en théorie) par le seul souci des droits de l’homme, sont précédés par une campagne de justification – donc de diabolisation de l’adversaire désigné comme celui du genre humain. Elle est confiée à des professionnels. Suivant les périodes, pour des contrats chiffrés en millions de dollars avec l’armée américaine, avec des opposants ou des gouvernements en exil koweitiens, bosniaques, afghans, irakiens, kosovars…, ce seront les Rendon Group, Hill & Knowlton, Karl Rove ou Alastair Campbell (respectivement spin doctors de G.W. Bush et Tony Blair). Et suivant les époques, l’opinion internationale croira que l’armée de Saddam est la quatrième du monde (et qu’elle débranche les couveuses à Koweït City), que Milosevic a ouvert des camps de concentration, que Saddam est à quelques semaines d’avoir la bombe atomique et autres armes de destruction massive… De la même façon, ces spin doctors fourniront de l’aide à des gouvernements alliés au moment des élections comme celui d’Irak, concevront des outils de lutte idéologique pour la déradicalisation des djihadistes, ou plus subtilement, comme l’agence britannique Bell Potinger, tourneront de faux clips islamistes pour le Pentagone (une facture de plusieurs millions de dollars).

Quant aux ONG, avec le double atout de la présence sur le terrain et de la respectabilité morale, elles se prêtent à de puissants effets de levier. Dès 1961, l’USAID (US Agency for International Development) US Agency for InternationalDevelopment) US Agency for International Development censée lutter contre la pauvreté, aider les populations et promouvoir démocratie et développement économique, est réputée comme outil pour contrer l’influence soviétique. L’USAID finance notamment (parallèlement avec les plus grandes compagnies U.S.) des fondations-leviers comme le célèbre National Endowment for Democracy qui mène des actions d’exportation de la démocratie libérale.

La Freedom House, ONG fondée pendant la Seconde Guerre mondiale et financée par le gouvernement fédéral et par diverses fondations, constitue un autre bon exemple, elle qui déclare que «la prédominance américaine dans les affaires internationales est essentielle pour la cause des droits de l’homme et de la liberté». Dans un autre registre, des ONG comme UANI (United Against a Nuclear Iran) peuvent être des outils de pression (par crainte notamment de dénonciations publiques) contre les sociétés non américaines tentées de commercer avec Téhéran.

Ce qu’il y a de commun entre toutes les formes d’influence, qui passent toutes par la diffusion d’informations sur les événements et sur leur interprétation, c’est qu’elles traduisent des rapports entre des intérêts nationaux et des convictions. Celles-ci – certainement sincères chez beaucoup – portent sur l’exception américaine.

 

Manipuler l’opinion mondiale

Après la chute du Mur, les interventions américaines à la tête de coalitions internationales se sont réclamées de justifications altruistes (sauver des populations menacées, chasser des tyrans prêts à envahir le monde avec leurs armes de destruction massive…). Encore fallait-il convaincre l’opinion de lutter contre des ennemis du genre humain.

L’imputation de crimes (atrocity propaganda) n’est pas nouvelle, on se souvient des «bobards» de la Première Guerre mondiale, mais elle s’est professionnalisée dans la décennie 1990. Les services d’État (souvent viades agences rémunérées par Washington et/ou par des gouvernements en exil) ont amélioré leurs techniques. Lors de la première guerre du Golfe, tout le monde se souvient des descriptions de soudards irakiens débranchant les couveuses de prématurés à Koweït City – une légende racontée par la fille de l’ambassadeur du Koweït qui n’y était pas et concoctée par le groupe Hill & Knowlton. Dans ce conflit, les manipulateurs n’ont pas été avares de ce que nous appellerions aujourd’hui fake news (marées noires gigantesques, canons prêts à tirer des obus de gaz, quatrième armée du monde, troupes fantômes…). Treize ans plus tard, lors de la seconde guerre du Golfe, les mêmes techniques utilisées par le Rendon Group contribueront à fournir à l’opinion des documents, des témoins et experts pour démontrer que Saddam est à quelques semaines d’avoir la bombe atomique. Suivant les conflits (Afghanistan, Libye, guerres de Yougoslavie…) réapparaissent les mêmes noms. : Lincoln Group, Hill and Knowlton, Ruder Finn… et autres «contractants de défense».

Ces « forgeries » (l’art d’inventer des faits imaginaires imputables à l’ennemi) et ces campagnes de diabolisation obéissent à des principes simples: occuper très vite l’espace médiatique, trouver des relais, jouer sur des ressorts d’indignation. Ce sont souvent les spin doctorseux-mêmes qui l’expliquent.

James Harff, directeur de Ruder Finn, engagé successivement pour la cause croate, bosniaque puis albanaise, raconte ainsi comment il a joué sur le ressort de la « reductio ad hitlerum » des Serbes et de leur leader Milosevic. Deux de ses chefs-d’œuvre seront d’avoir convaincu l’opinion que ce dernier avait une politique de «purification ethnique» et le scoop de Roy Gutman dans le New York Newsdaysur les «camps de la mort serbes» à Omarska et Brcko, entre le 2 et le 5 août 1992, où l’on voyait derrière des barbelés des malheureux dont la maigreur évoquait Auschwitz.

Pour la «purification ethnique» sa source a été identifiée: un mémorandum de l’Académie des Sciences et des Arts de Belgrade de 1986. Mais ce n’était pas le programme génocidaire du Parti socialiste de Serbie de Milosevic: les académiciens exprimaient au contraire leur crainte d’une purification ethnique anti-serbe par des «racistes grand-albanais».

Quant à la photo publiée d’un Bosniaque dans ce qui semblait être un camp de la mort pour musulmans, un journaliste allemand démontra que l’homme maigre dont l’image était diffusée dans le monde entier souffrait de phtisie et avait été photographié à l’extérieur d’un enclos barbelé, non à l’intérieur d’un camp. Ajoutons quelques petits trucages, des cas de photos «retournées» où un musulman aux doigts coupés se révèle porter une alliance orthodoxe, où des cadavres de Bosniaques diffusées par CNN sont en réalité des Serbes, où un milicien serbe à l’air farouche porte le damier qui est le blason de la Croatie…

Comme le confessera Harff lui-même: «Personne ne comprenait ce qui se passait en Yougoslavie, et pour être franc, je vous dirai que la grande majorité des Américains se demandait dans quel pays d’Afrique se trouvait la Bosnie, mais d’un seul coup, nous pouvions présenter une affaire simple, une histoire avec des bons et des méchants…».

Bien évidemment les Américains ne sont pas les seuls à utiliser ces procédés. Mais ils le font avec beaucoup plus d’efficacité que les autres en privilégiant l’image, même et surtout trafiquée. La force d’Hollywood.

Le 14 octobre 1990 l’«infirmière Nayirah» témoigne, les larmes aux yeux, avoir vu les soldats irakiens débrancher les couveuses dans les cliniques de Koweït City. Il s’avérera plus tard que «Nayirah» est la fille de l’ambassadeur du Koweït aux États-Unis et que l’affaire a été forgée par le groupe de communication Rendon. «Nayirah» n’en a pas moins ému l’opinion mondiale et contribué à la guerre contre l’Irak. Combien d’autres bobards ensuite, et aujourd’hui?

 

Le média plus important que le message ?

Le soft power se manifeste plus subtilement encore par son rapport avec les technologies de l’information.

Dans les années 1980, le débat sur le Nouvel Ordre mondial de l’information et de la communication (Nomic) oppose l’Amérique de Reagan et l’Unesco soutenue par les pays qui se plaignent que les informations soient produites essentiellement par les agences situées dans des États développés et privilégiant leur point de vue.

Dans les années 1990, juste après la chute du Mur (que certains attribueront en partie à l’effet vitrine de la télévision ouest-allemande reçue en RDA), la prédominance de CNN – par exemple son quasimonopole des images dans la première guerre du Golfe – s’impose comme une évidence. Une chaîne par satellite privée fournit l’information au monde, ou au moins aux décideurs, et celle-ci reflète évidemment une vision très américano-centrée de la mondialisation heureuse.

Dans les années 2000, Internet, avec son imaginaire de la nouvelle société numérique et du monde, est soumis aux normes techniques américaines, mais celles-ci semblent véhiculer une vision du monde tout aussi américaine, mélange d’optimisme technologique et de libéralisme culturel.

Dans les années 2010, notamment, avec le printemps arabe, la conviction que les réseaux sociaux, impossibles à censurer et favorables aux mobilisations démocratiques, allaient forcément venir à bout des dictatures et favoriser un modèle ouvert est largement soutenue outre-Atlantique.

Bien sûr ces thèses seront souvent contredites par les faits. Reste pourtant que l’idée – largement pressentie par Mc Luhan – que le média importe plus que le message et qu’une forme de communication emporte une forme de représentation du réel, est parfaitement intégrée dans la politique d’influence américaine. Un exemple entre cent: les États-Unis finançant un équivalent cubain de Twitter, Zunzuneo, dans l’espoir qu’un espace libre de discussion ferait automatiquement monter les contestations et tomber le régime, ce qui ne s’est pas produit.

 

Contre le soft power, le soft power

Ni les dollars qui financeraient tout, y compris des révolutions, ni les agissements de la CIA qui infiltrerait tout ne sont des explications suffisantes à l’efficacité du soft poweraméricain: «soft power» ne doit pas servir d’euphémisme chic pour conspiration. Mais ce n’est pas non plus l’objet d’un consensus naturel des peuples qui, bien informés, adhéreraient à un quelconque sens de l’Histoire. Qu’il s’agisse de renverser un gouvernement ou de formater les élites d’un pays, la méthode soft ne fonctionne que là où il y a un vide ou une contradiction.

Après l’élection d’un président qui est tout sauf soft (en parole au moins), les États-Unis ont découvert que la moitié de leur population n’adhérait pas au discours dominant. Il est ironique de voir l’explication qu’en tire Mme Clinton, disciple proclamée de Nye: la faute à l’influence russe à travers le cyberespace et aux réseaux sociaux populistes diffuseurs de fake news (et donc rebelles à l’unanimité des médias et des élites). Comme tous les autres, le soft power engendre sa propre faiblesse.


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