Cet article décrit avec une précision d’entomologiste ce monde de la criminalité ou le conflit, le combat sont au cœur de l’accomplissement personnel et où la violence est la règle partagée. Entre le Charybde de l’arrestation et le Scylla de la « perte de face », les conflits entre criminels mobilisent force brutale et ruse. L’auteur nous expose la gradation des voies et moyens utilisés, de l’atteinte aux personnes aux règlements de compte sanglants.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont : Jacques Dallest, « Les conflits entre criminels. La violence, ciment culturel », INHESJ.
Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de l’INHESJ :
Les conflits entre criminels. La violence, ciment culturel
« Il n’y avait tout de même pas que les coups durs, la vengeance et les fusillades dans la vie du Milieu. On savait profiter de la vie et faire la fête »[1]
Le conflit est au voyou ce que l’archet est au violon : sans lui, ce délicat instrument n’est rien. Pour exister et s’imposer, le malfaiteur professionnel, ce délinquant d’habitude, figure éternelle de nos sociétés, doit s’opposer, contester, se battre, vaincre… et mourir s’il le faut. Le combat est source d’avantages en tous genres et lui permet d’en tirer une vie facile, faite de plaisirs faciles, chèrement acquis et toujours éphémères.
C’est en affrontant l’autre, celui qui conteste sa règle et ses codes que le truand s’impose et prend sa place dans l’univers sombre de la grande criminalité. On y grandit par l’affrontement et la guerre, mode normal d’accomplissement de soi.
En exergue à son livre L’instinct de mort, Jacques Mesrine fait sienne la citation bien connue de Voltaire : «Seigneur, protégez-moi de mes amis, mes ennemis, je m’en charge»[2]. Les amis, le voyou en possède beaucoup, s’il est puissant et respecté. Ils l’abandonneront vite s’il chute. Ses ennemis sont tout aussi nombreux : les jaloux, les envieux, les rivaux et les vaincus. Et les plus féroces se recruteront parmi ceux qui lui jurent fidélité et amitié, à la vie et… à la mort.
Dans le film Scarface, œuvre culte chez les délinquants, Tony Montana, dévoué lieutenant du parrain local, tue froidement ce dernier pour prendre sa place et clamer au monde qu’il est enfin celui qui commande et doit être craint. Alliance de circonstances et trahisons mûries, connivence de façade et sympathie affichée, divergence profonde et haine recuite, ainsi va la vie des criminels, leur destin mortifère.
Les meilleurs amis, soudés par une enfance de quartier et d’aventures de jeunesse, deviendront les pires ennemis, animés par le même désir d’en finir avec ce passé pesant. Ils puiseront dans ce vécu commun la ressource de leur mésentente nouvelle, née de leur identique désir de puissance.
Du Parrain à Gomorra, le cinéma trouve dans cette dramaturgie classique le ressort de récits mythiques faits de sang et de larmes. Les journalistes spécialisés y trouvent aussi une abondante matière à l’écriture de la violence criminelle, toujours recommencée[3]. Leurs ouvrages ne sont que litanie de crimes et de violence entre groupes antagonistes.
Forts de leur expérience du terrain, les professionnels de la lutte contre le crime dépeignent eux aussi volontiers les mœurs du crime organisé, faites d’une suite d’assassinats sordides et de règlements de compte en série. Ils racontent leurs grandes figures criminelles et leurs affaires judiciaires marquantes dont la violence est le ressort essentiel[4].
Peu nombreux sont les magistrats qui se sont également attachés à dire leur vision du crime professionnel et de ses soubresauts internes[5]. Les avocats sont, en revanche, légion à coucher leur vérité sur le papier, en donnant à voir la personnalité de leur client, voyou au grand cœur ou malfaisant psychopathe[6].
Enfin les principaux intéressés, les malfaiteurs retraités ou se disant repentis, n’hésitent pas à prendre la plume pour se confier et raconter leur vie de tous les dangers[7]. Les éditeurs apprécient ces pages plus éloquentes qu’un polar classique. Le frisson du vécu est toujours apprécié.
Être un malfaiteur professionnel apporte des avantages palpables et une vie facile.
Deux inconvénients cependant et de taille : être arrêté et avoir à rendre des comptes à la société. Le risque social par excellence auquel il sera difficile d’échapper.
Et, parallèlement, devoir s’imposer pour être reconnu et avoir à résoudre sans désemparer les contentieux nés de l’exercice de l’activité illicite. Il en va d’une crédibilité à reconquérir en permanence.
Une double contrainte donc qui pèse fortement sur le délinquant d’habitude, mais qu’il assume parfaitement comme étant des exigences naturelles du métier.
L’article 12 du Code pénal, aboli le 9 octobre 1981, érigeait la peine de mort en symbole du droit de vengeance de la société. Cette heureuse disparition est demeurée étrangère au monde des criminels qui restent fondamentalement attachés au droit d’ôter la vie d’autrui. C’est leur condition humaine avec ses dures nécessités.
La justice républicaine tranche les conflits et dit le droit, en s’appuyant sur des textes en constante évolution. Elle punit, admoneste, prononce des peines de prison ou d’amende et répare les préjudices. Elle a pour ambition de réguler les tensions humaines et se veut force d’apaisement social.
La résolution des conflits se fait par d’autres cheminements chez les criminels. Point de justice, de Code pénal ni de règles préétablies à respecter. L’ordre social n’est pas leur ordre. La force et la brutalité mais aussi la ruse et la machination règnent en maîtres selon l’intérêt du moment et l’état des forces en présence.
Le différend est la loi commune du milieu (le mot garde son sens). L’antagonisme structure les bandes criminelles qui cherchent à se développer. Le conflit est dans l’ordre des choses chez les voyous qui ne s’embarrassent pas de respect de normes ou de valeurs, celles d’un monde qui n’est pas le leur (celui des « caves » aurait-on dit dans les années 1950). Parmi les illégalités commises par ce monde en marge, l’assassinat apparaît comme l’acte radical le plus parfait, « l’ultima ratio », qui signe une volonté criminelle aboutie.
Par quelles voies les malfaiteurs agissent-ils lorsqu’ils sont en conflit avec leurs semblables ? Agissant sans égard pour la règle, quelles infractions commettent-ils pour s’imposer à leurs rivaux ? Le recours à la violence extrême étant banalisé, comment le meurtre, moyen usuel du crime organisé, est-il utilisé ? Dans quels domaines sévit-il et quelles en sont les modalités ?
Les infractions usuelles commises entre malfaiteurs : entre goût du lucre et désir de vengeance
Les infractions pénales de droit commun sont habituellement divisées entre atteintes aux personnes et atteintes aux biens. Le monde du banditisme n’échappe pas à cette summa divisio et bénéficie au surplus de la loi du silence qui règne en son sein. Des crimes et des délits, certes, mais pas de victimes déclarées ou si rarement !
Les atteintes aux biens méritent d’être évoquées en premier lieu, l’enrichissement facile restant l’objectif majeur du malfaiteur d’habitude.
Les atteintes aux biens ou comment nuire à son adversaire à moindre coût
Le crime paie, dit-on. Ses auteurs visent en effet à gagner le plus facilement possible de l’argent avec un calcul « coût-avantage » bien mesuré. La recherche du moindre effort anime constamment ses bénéficiaires.
En cas de litige financier, il est d’usage entre « affranchis » de privilégier la voie d’un règlement pécuniaire avec ou sans l’assentiment des deux parties. Le consentement éclairé du débiteur fait le plus souvent défaut, le contrat non écrit faisant fi des normes du droit civil.
Le vol entre malfaiteurs, acte courant du banditisme
La délinquance de prédation, domaine de prédilection des malfaiteurs d’habitude, génère des appétits féroces. Les profits retirés des activités criminelles les plus lucratives (trafic de stupéfiants, d’armes, de véhicules, jeux de hasard, proxénétisme, vols aggravés, etc..) suscitent l’intérêt des groupes rivaux, toujours attentifs à leur environnement criminel. Les voyous s’observent, se jaugent et cherchent à profiter de « la part du gâteau ».
Les produits illicites du crime, argent liquide, bijoux, objets de valeur, drogue, armes sont des enjeux forts pour les malfaiteurs. Ils sont porteurs d’affrontements et de guerre ouverte. Les caches restent vulnérables si plusieurs individus ont connaissance de leurs emplacements. Butin d’agression dérobé, sommes d’argent issues de la prostitution volées, cannabis ou opiacés détournés, « carottés » dirait-on, fusils d’assaut soustraits à leur détenteur, les actes frauduleux endogènes sont fréquents. Bien mal acquis, le produit du crime est éminemment volatil. Comme le vautour prêt à s’emparer d’une proie mal gardée par un congénère, le malfaiteur est prompt à se saisir de ce que son semblable a obtenu par des voies illicites. Il est assuré de l’absence de plainte, mais pas de l’inertie de la victime. Une mesure de rétorsion s’en suivra sans doute s’il est confondu, voire seulement soupçonné. Il le sait et assume ce risque. Il acceptera de la même manière le risque de représailles allant jusqu’à la mort (voir infra).
Combien d’exécutions sanglantes ont-elles pour origine des vols entre malfaiteurs, petits ou grands ? Roger Colombani raconte l’exécution d’un petit « casseur » qui avait eu la mauvaise idée de cambrioler la villa de feu Antoine Guérini, abattu en 1967 à Marseille, alors que les proches enterraient celui-ci dans son village de Calenzana en Corse[8].
Les récits de voyous sont pleins de ces petits vols entre amis selon l’adage « on n’est jamais mieux trahi que par les siens ». La morale des honnêtes gens n’est pas la leur. Les scrupules leur sont étrangers. Le lucre est leur ressort et ils savent mieux que d’autres que l’argent n’a pas d’odeur.
L’extorsion de fonds, forme évoluée du banditisme
Mieux connue sous l’appellation usuelle de « racket », l’extorsion de fonds est une des cornes d’abondance fort appréciées du grand banditisme. Il s’y abreuve sans scrupule et quand il le peut. Conciliant puissance et ruse, le racket exige, pour arriver à bonne fin, plusieurs présupposés :
• une expérience réelle du crime et de ses usages ;
• une détermination sans faille ;
• une aura criminelle incontestée ;
• un sens de la manœuvre et de l’esquive ;
• une capacité à user de la violence physique en tant que de besoin ;
• une solidité psychologique en cas de mise en cause judiciaire ;
• et bien évidemment, une aptitude marquée à la résilience après une éventuelle condamnation.
Ces exigences se trouvent renforcées lorsque la cible est un malfaiteur du même acabit que l’auteur du racket. Punie pour « s’être manquée », redevable à la suite d’une querelle financière ou débitrice à la suite d’un enrichissement jugé déloyal, la victime sera « mise à l’amende ». Elle devra payer à tempérament, selon le bon vouloir du créancier. Les dettes de jeu, les différends liés aux gains de la prostitution et des trafics en tous genres, les manquements à l’honneur sont les terrains habituels où s’épanouit l’extorsion de fonds. Les discothèques, établissements de prostitution (à l’étranger) et les cercles de jeux clandestins, prisés des malfaiteurs, sont parmi les activités commerciales les plus exposées à ce risque professionnel.
Point n’est besoin d’user de contrainte ni de menaces de violence de la part du racketteur. Fort de son poids dans le milieu, celui-ci n’aura qu’à faire valoir son nom et sa réputation pour obtenir satisfaction. La crainte qu’il inspire sera suffisante. Et il est de bon usage de ne pas déposer plainte lorsqu’on n’est pas soi-même exempt de tout reproche. Mais si l’intimidation « douce » se heurte à un refus de payer de la part du racketté, des moyens plus coercitifs seront mis en œuvre.
Les destructions et dégradations, manifestations ordinaires du banditisme
Les actes à force ouverte restent les marqueurs du banditisme : attentats par explosifs, incendies volontaires (établissements commerciaux, véhicules, maisons d’habitation), saccage de commerce, tirs d’armes à feu sur les façades de résidence ou de restaurants, les moyens de rétorsion et d’intimidation sont multiples. S’en prendre à la propriété d’autrui, de droit ou de fait[9], est un moyen d’affirmer sa puissance et de manifester sa capacité de réaction à une action jugée hostile. Vengeance ou affirmation d’un leadership dans un univers par nature peu partageur, l’atteinte violente aux biens d’un rival est une tentation récurrente du crime organisé. Le signal donné est sans ambiguïté. Il s’agit bien souvent d’une première étape dans la démonstration de sa capacité de nuisance. Une gradation de l’acte agressif et des éventuelles représailles déterminera l’intensité du conflit entre malfaiteurs. À bas bruit dans un premier temps, ce conflit se manifestera tôt ou tard par une action spectaculaire, destinée à marquer les esprits.
Si la querelle ne peut être vidée par un acte matériel aussi violent soit-il, s’en prendre physiquement à son adversaire est une nécessité bien comprise pour le banditisme. Là encore, une gradation des actes de violence corporelle opérés témoigne de la volonté criminelle de leur auteur.
Les atteintes à la personne non mortelles ou comment montrer sa force
L’aptitude à la violence est le caractère premier du banditisme. De tout temps, en tous lieux, le crime organisé manifeste son goût pour l’acte agressif dont il use avec un discernement variable. De la gifle à la tuerie[10], le spectre des violences le plus large s’offre à lui. Il se doit d’y recourir sans égard pour les souffrances endurées ou le risque pénal encouru. La violence physique est de nécessité vitale pour lui. Elle lui confère le respect, suscite la crainte et facilite l’entreprise criminelle. Sans elle, le délinquant professionnel n’est rien ou bien peu. Elle est consubstantielle à son activité illicite. Cette violence, brutale et visible, l’insère dans un monde où les règles de vie sont fondées sur la loi du plus fort. Certes, en s’embourgeoisant, le malfaiteur, devenu respectable, s’épargnera volontiers l’usage de la force physique à l’encontre de ses ennemis. Il la déléguera à un comparse, fidèle lieutenant dont il conviendra toutefois de se méfier. Le pouvoir se prend par la force ! Mais le naturel revenant vite, il fera preuve de la plus grande violence afin de démontrer son autorité. Contester celle-ci, c’est s’exposer gravement. Il sait aussi que sa victime, en marge comme lui, ne le dénoncera pas.
Les actes de torture et de barbarie, démonstration de puissance
Punis par le Code pénal comme une infraction sui generis[11] ou comme une circonstance aggravante[12], les actes de torture et de barbarie sont mal connus quand ils s’exercent dans le monde du banditisme. Rares sont les plaintes déposées par les victimes, elles-mêmes insérées dans le crime organisé et à ce titre liées par la loi du silence. Révéler les violences subies serait aussi avoir à expliquer les raisons de celles-ci et donc l’implication dans des agissements illicites.
La séquestration précède les violences. Elle les facilite en mettant la victime dans les mains de ses agresseurs, proie vulnérable coupée de ses soutiens. Venue confiante, elle se voit privée de sa liberté et confinée dans un endroit discret, insonorisé et propice à tous les excès.
L’enlèvement peut s’avérer nécessaire si la victime désignée est méfiante. Conduite en véhicule jusqu’au lieu de sa détention, elle sera entravée, voire droguée de force. Les sévices seront exercés avec davantage de facilité. Le voisinage ne sera pas alerté ou ne dira rien, par peur de représailles.
Magistrats et enquêteurs savent ainsi que la loi des cités s’accommode d’actes inqualifiables, le plus souvent liés au trafic de drogue. Des violences graves sont perpétrées dans les sous-sols. La punition du vol d’argent ou de produit stupéfiant est sévèrement réprimée par ceux-là mêmes qui organisent le négoce criminel. Cette violence sauvage, interne à cette économie souterraine et strictement codifiée, est quasiment acceptée par la victime. Celle-ci souffre en silence. Les stigmates de ses blessures (par cigarettes, couteau, cutter, introduction d’objets…) ne sont pas exposés à l’autorité publique. Les représailles n’en seraient que plus redoutables
Faire souffrir, user de cruauté et humilier pour mieux dominer ou se venger, tels sont les objectifs recherchés. Montrer sa dureté et son insensibilité est la loi du milieu, une exigence même destinée à consolider un pouvoir durement gagné et toujours incertain. Avoir l’autre à sa merci, le marquer dans sa chair et donc afficher sa puissance consolident le respect, une nécessité vitale dans l’univers criminel.
La recherche de la souffrance imposée ne va pas jusqu’à la mort. Il s’agit de doser les sévices, de faire mal, terriblement mal sans mettre en péril la vie de la victime. Un excès de souffrance peut certes causer le décès, mais celui-ci n’est pas recherché en tant que tel. Il faut que la victime sache qu’elle a enfreint la règle et que son entourage n’en ignore rien. Au-delà de la personne martyrisée, « l’éclat du supplice » s’adresse à la communauté criminelle. Elle doit savoir que la trahison, le vol ou le manquement aux règles sont suivis d’effet, immédiat et sans appel. Torturer pour rappeler sa puissance, toujours…
Les violences banalisées, un langage criminel commun
Si les sévices graves sont rarement dénoncés, les coups et blessures volontaires entre malfaiteurs le sont encore moins. Ils appartiennent à une culture du silence. Ils sont pourtant quotidiens. Les bagarres, les violences à mains nues, l’usage d’objets contondants (parmi lesquels la batte de base-ball est d’usage courant) ou d’armes spéciales (comme le taser), les coups de feu d’intimidation rythment la vie des cités où se développent les trafics de tous ordres. La vengeance privée a pris le dessus sur la vindicte publique. C’est par l’hospitalisation des blessés, si elle est indispensable, que police et justice en apprennent l’existence. Encore faut-il que le corps médical en avise ces derniers.
Les motifs de conflit sont innombrables et, pour beaucoup, consécutifs aux trafics: différends sur les rôles des uns et des autres, partage des bénéfices, lutte de territoire, rivalités entre bandes, etc. Les disputes peuvent s’avérer dérisoires et se terminer par des violences disproportionnées. Un regard de travers, une parole malheureuse, un geste mal interprété seront sources de querelle et donc de violence possible.
« L’espace des réputations que constitue l’environnement engendre des affrontements gratuits, qui prennent une valeur initiatique ou de représailles. Dans tous les cas, la violence née de cette justice expéditive est tribale. Elle ne donne lieu à aucune concession ni aucune compassion » résument deux fonctionnaires de police qui connaissent bien la vie des quartiers sensibles[13].
Parmi les violences délibérées émerge le phénomène de la « jambisation ». Ce terme vise le tir par arme à feu à la jambe, le genou ou le pied d’un individu. Le tireur ne cherche qu’à blesser sa victime en signe de punition ou d’avertissement. Là encore, il s’agit de marquer l’autre et d’exprimer son pouvoir. « Être craint, c’est exister » dit justement Philippe Pujol à propos des jeunes de cités[14]. Le blessé a commis une faute. Mais le chef est magnanime. Il épargne le fautif, mais extériorise néanmoins son imperium en portant atteinte à l’intégrité physique de celuici. Sans être létale, la sanction peut cependant conduire à un handicap définitif. L’infirmité qui en découlera sera permanente[15].
L’excellent film Chouf de Karim Dridi sorti en 2016 présente avec réalisme une scène de jambisation. La victime, un jeune « charbonneur »[16] est puni par le gérant du réseau pour avoir volé une cliente. Transgression nuisible au commerce, ce méfait mérite d’être châtié comme il se doit. Les autres revendeurs sont avertis…
La jambisation ne doit pas être confondue avec la tentative d’homicide volontaire. Dans cette hypothèse, l’auteur a eu pour dessein d’abattre la victime, mais n’est parvenu qu’à l’atteindre à une partie non vitale de son corps. Il peut s’avérer malaisé de distinguer ces deux actes, la maladresse du tireur pouvant faire croire à la volonté de blesser seulement. L’intention homicide reste présente pour autant. La comptabilisation exacte des règlements de compte s’en trouve dès lors affectée.
Dans certains cas, devenus malheureusement fréquents, un passage à l’acte meurtrier constituera la réponse nécessaire à la manifestation éclatante du pouvoir. Éliminer un gêneur et exposer sa puissance, un double avantage pour une contre-société accoutumée à un rituel sanglant.
Le règlement de compte à visée homicide : l’ultima ratio d’un monde en marge
« Tu vas sentir la mort te pénétrer doucement. Je veux que tu sentes la mort te prendre. Les balles dans la tête, c’est pour les hommes. Toi, tu n’es qu’un chien bâtard doublé d’un lâche ». C’est avec ces mots effrayants que Jacques Mesrine dit avoir exécuté à coups de couteau le proxénète qui avait battu violemment une prostituée[17].
Tuer froidement l’adversaire, l’ennemi d’un jour ou de toujours, reste l’issue fatale couramment empruntée par le malfaiteur professionnel. Épargner l’ennemi n’a qu’un temps. Une mansuétude risquée, voire coupable. Sa propre sécurité en dépend comme celle des membres du gang. Pas de quartier pour celui qui nuit au groupe et à ses intérêts.
L’élimination physique, stade ultime de l’affrontement, a toujours été une réalité criminologique marquante du grand banditisme. Elle l’est encore et le restera sans doute.
L’apparition au début des années 2000 du néo-banditisme de cités, qui coexiste avec le banditisme traditionnel et même le supplante aujourd’hui[18], est venue brouiller les cartes. Le règlement de compte s’est banalisé. Les protagonistes sont jeunes et l’impact du phénomène s’en est accru.
Quelque peu galvaudé, le terme de « règlement de compte » revêt différents types d’agissements meurtriers : les uns, clairement prémédités et organisés (le guet-apens), les autres, impulsifs et soudains.
La qualification pénale doit s’efforcer de les distinguer autant que faire se peut. Expression d’une vengeance froide ou d’une brutale colère, le geste homicide se nommera assassinat[19] ou meurtre simple. La préméditation qu’il n’est pas toujours facile de caractériser marquera la différence. La peine encourue (perpétuité ou 30 ans de réclusion criminelle) révèle également la distinction juridique. Des subtilités dont le voyou n’a cure !
Les règlements de compte entrent pour une part modeste dans les atteintes délibérées à la vie humaine. En augmentation toutefois, ils revêtent plusieurs caractéristiques qui en font une criminalité spécifique. Pour la puissance publique, maîtriser le phénomène relève de la gageure.
Le règlement de compte, un crime spectaculaire mais statistiquement marginal
Le règlement de compte se commet généralement sur la voie publique. La rue est un lieu propice à une exécution organisée. Qu’elle circule à pied ou en véhicule, la victime perd de sa vigilance. Son attention se relâche quelque peu. Le tireur peut se fondre dans un environnement ordinaire et ne pas se faire remarquer. Il attendra que sa cible prenne place dans une voiture et se postera à un endroit propice pour agir. Ceinture attachée, la victime est prise au piège. Il lui sera difficile de faire usage de son arme si elle en porte une[20].
L’assassin attendra la nuit qui facilite les mauvaises actions. Il sera lui-même en voiture ou sur un deux-roues, moyen de fuite rapide, jeune et moderne. Conduit par un co-auteur résolu, il n’aura que la lourde tâche de faire usage de son arme sans faiblir ni rater sa cible.
L’équipée criminelle peut être lourde. Victimes multiples, agresseurs nombreux, la tuerie sera d’autant plus spectaculaire[21]. Marseille est accoutumée à ces épisodes sauvages qui relancent à chaque fois la question du narcobanditisme.
Plus complexe est l’assassinat commis dans un débit de boissons. La victime se croit à l’abri dans un endroit qu’elle connaît et reste sur ses gardes. Pourtant, des figures du banditisme comme Francis Vanverberghe (Le Belge)[22] et Farid Berrabah[23] y ont perdu la vie, sans doute par excès de confiance… ou par fatalisme !
Espace public ou ouvert à tous, la rue et le café sont les endroits privilégiés pour mettre à exécution un dessein criminel. Le crime est très vite connu dans la ville. Passants et consommateurs sont les témoins involontaires d’un acte extrême[24]. La violence homicide au coin de sa rue ou dans son bar habituel ! Le règlement de compte est en soi un événement public, source d’émotion collective. Loin d’être mystérieuse, la scène de crime est un espace partagé d’autant plus inquiétant.
Chaque assassinat donne lieu à représailles, le « match retour » comme aiment à les appeler les policiers. Une spirale criminelle se met en place et nourrit la chronique sans fin des morts sanglantes.
L’année 2016 a enregistré 892 homicides volontaires consommés[25]. Cette comptabilité macabre inclut les 89 victimes des attentats de Magnanville, de Nice et de Saint-Étienne-du-Rouvray. Il faut noter cependant que le nombre de meurtres perpétrés en France est bien inférieur à celui qui a été relevé en 1995.[26]
En 2016, 60 personnes ont été tuées dans le cadre d’un règlement de compte soit 6,72 %[27]. Bien qu’en augmentation ces dernières années[28], ce chiffre donne la mesure du phénomène, quantitativement restreint mais toujours spectaculaire et donc particulièrement médiatisé.[29]
L’accroissement constaté signifie que le trafic de drogue génère des tensions nouvelles dans les villes. Il est également le révélateur d’une banalisation de ce type de criminalité. Une forme de mimétisme criminel s’est emparée des quartiers en proie à de lucratives activités parallèles. Les gains se diffusent. Les affrontements sans pitié aussi.
Un révélateur criminologique
L’Office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO)[30] a vocation à intervenir sur les homicides commis entre malfaiteurs aux côtés des services régionaux d’enquête judiciaire (DIPJ, Section de recherches de la gendarmerie nationale). Fondées sur le réel, ses analyses aident à comprendre le phénomène.
Révélateur de conflits sur un marché criminel, le règlement de compte n’est que la partie émergée des activités illicites. À lui seul, il ne veut pas dire grand-chose. Il est en fait significatif d’oppositions internes, de recomposition et de lutte de pouvoir entre clans adverses. Comme une éruption volcanique, il est l’expression violente et visible des mouvements souterrains qui affectent le monde du banditisme. Pour bien le comprendre, il importe de connaître les contours du crime organisé et donc de le resituer dans son architecture exacte.
Pour ce faire, le Service d’information, de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité organisée (SIRASCO), rattaché à la direction centrale de la Police judiciaire (DCPJ), produit d’utiles notes d’information sur le banditisme et ses manifestations contemporaines. La sous-direction de la Police judiciaire de la gendarmerie nationale établit également des notes d’actualité intéressantes sur la délinquance organisée, notamment itinérante. En perpétuel mouvement, recherchant sans cesse des marges de profit nouvelles, la criminalité organisée étend ses ramifications sur tous les terrains. Elle s’implique volontiers aujourd’hui dans les activités économiques et financières (contrefaçon, cybercriminalité, marchés publics, fraudes communautaires, etc.) plus lucratives et moins exposées pénalement.
Le règlement de compte : crime spécifique
Crime de voyou, l’homicide entre malfaiteurs ne suscite qu’un intérêt passager de la part de l’opinion publique. Une forme de tolérance sociale existe vis-à-vis de cette criminalité restreinte à la marginalité. « ils se tuent entre eux, bon débarras » entend-on dans le public. Ce n’est que dans certains cas que l’inquiétude s’empare de la population :
• lorsqu’un jeune mineur est victime d’un tir mortel ;[31]
• lorsque des tirs se déroulent en pleine journée dans un lieu passant ;
• en cas de proximité de la fusillade avec un établissement scolaire ;
• si les faits sont commis en centre-ville à une heure d’affluence.
Seuls les habitants des quartiers touchés manifestent réellement leur indignation. Ils crient leur exaspération en alertant, par des moyens divers, les pouvoirs publics, sommés d’agir. Vivant dans des territoires régulièrement affectés par ces assassinats, la majeure partie de la population sombre pourtant dans un fatalisme démobilisateur. Malgré les appels réitérés aux témoignages, les habitants répugnent à collaborer avec la justice et les services d’enquête. La peur des représailles, le sentiment que sa déposition sera inutile, une défiance de principe vis-à-vis de l’autorité publique expliquent le faible usage du témoignage anonyme pourtant autorisé par la loi[32]. Ce n’est pas le moindre des défis[33] qui se posent à la justice.
Pour être rangé dans la catégorie des règlements de compte, l’homicide volontaire doit répondre à une triple exigence intéressant la victime, le mode opératoire et le mobile, selon la typologie retenue par la DCPJ et le SIRASCO.
La victime : un individu en lien avec le banditisme
La victime doit être un malfaiteur d’une certaine envergure.
Cette définition de la DCPJ vise au premier chef le grand banditisme dont les membres sont dotés d’une réelle maturité criminelle. Leur parcours dans la délinquance et leur appartenance à une organisation criminelle ne sont pas contestés. Mais elle s’applique moins au néobanditisme des cités formé en grande part de jeunes hommes dépourvus d’un ancrage fort dans la criminalité.
Combien de règlements de compte ont-ils visé des petits revendeurs, guetteurs, comparses d’un jour ou même individus parfaitement étrangers au trafic et pris par erreur pour cible ?
Les victimes ne correspondent pas au profil type évoqué. Pourtant leur mort est le plus souvent en lien avec une guerre de territoire, un affrontement ouvert ou larvé entre bandes qui se disputent les bénéfices d’un trafic lucratif. Petit délinquant, la victime va devenir l’enjeu d’une rivalité criminelle peu soucieuse des dégâts humains qu’elle occasionne. Leur jeune âge interpelle et suscite les questionnements[34]. L’absence de formation et d’emploi, le défaut d’encadrement parental, la discrimination sociale, l’appât d’un gain facile, le désir d’imiter l’autre et de réussir, la fascination pour les armes à feu[35] sont quelques-unes des explications avancées. Elles renvoient à un fonctionnement social problématique. Vivre sans repères et sans avenir n’est pas simple pour un jeune de cité. Même la mort violente d’un copain de cité avec lequel on a grandi ne dissuade pas d’agir dangereusement et de s’exposer soi-même à une attaque mortelle. « C’est mon destin » entend-on dans ces territoires de toutes les violences[36].
Le mode opératoire : une organisation criminelle explicite
Trois éléments se combinent pour ranger un acte homicide parmi les règlements de compte :
L’existence d’une bande organisée ou d’un groupe criminel à l’origine du forfait
L’article 132-71 du Code pénal dispose que : « constitue une bande organisée au sens de la loi tout groupement formé ou toute entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’une ou de plusieurs infractions ». Circonstance aggravante[37], la bande organisée s’assimile à l’association de malfaiteurs qui est, quant à elle, une infraction autonome[38]. Définie très largement, la bande organisée suppose une structuration de l’organisation et une préméditation de l’action[39]. Les exécutions mafieuses relèvent sans difficulté de cette catégorie.
Qu’en est-il des meurtres de cités où l’appartenance à un gang criminel n’est pas toujours démontrée ? Nombre d’assassinats de cité relèvent davantage d’une haine mal contrôlée que d’une organisation maîtrisée. Certes, les groupes criminels sévissent dans les cités. Des leaders émergent, une division du travail se met en place, une volonté criminelle commune unit ses membres. Une litanie de meurtres s’ensuit, expression d’une guerre sans fin[40].
Si la bande organisée ne peut être retenue, le concept de pluralité d’auteurs et de complices renverra à une forme de structuration criminelle qui lui sera assimilable. Rares sont en effet les règlements de compte inter-individuels. Le meurtre est habituellement perpétré par au moins deux individus. Une assistance préalable a été mise en place. Les rôles respectifs ont été attribués : préparation, surveillance, tirs homicides, repli, etc. De quoi caractériser le projet criminel.
La préparation de l’action et de ses suites
L’action homicide suppose une organisation suffisante devant conduire au guet-apens. La cible, rompue aux risques du métier, peut être armée et prête à réagir vivement. La préméditation du geste criminel est indispensable pour sa parfaite réalisation. Un petit détail vient vite gripper la machine meurtrière. À cette fin, le repérage précis des lieux, la surveillance assidue de la cible, la connaissance de ses faits et gestes, surtout nocturnes, de ses fréquentations, de ses moyens de transport seront incontournables. Son aptitude à la riposte est également prise en compte. Il y va de la vie des agresseurs[41].
Postérieurement au meurtre, il arrive que les auteurs mettent le feu au véhicule dans lequel la victime a été abattue. Cette pratique marseillaise a pour but de faire disparaître les traces et indices biologiques qui peuvent subsister malgré les précautions prises. Elle retarde également l’identification de la victime et ajoute encore au drame vécu par les proches auxquels le corps ne peut être présenté.
L’usage d’armes de guerre ou de gros calibre
Tuer un individu de son acabit suppose un armement efficace. Il est la garantie d’une bonne exécution du meurtre. Le pistolet 11,43 mm, arme des gros voyous et d’une époque, a laissé place à des armes nouvelles. Si le 9 mm a toujours beaucoup d’adeptes[42], comme le 22 long rifle, le fusil de chasse calibre 12 est moins utilisé malgré son pouvoir destructeur incomparable. Une arme légère est toujours préférée, car facilement dissimulable. Elle exige en revanche dextérité et proximité de la cible. Le grand banditisme y est attaché.
L’apparition du fusil d’assaut AK 47 plus connu sous le nom de son créateur « Kalachnikov »[43] est venue modifier le paysage criminel français. Arme mythique, largement utilisée au Proche-Orient et en Afrique, solide, fiable, impressionnante par son pouvoir létal, la kalachnikov est l’instrument majeur des exécutions de cité.
Chirurgien au CHU de la Conception à Marseille, le professeur Éric Lechevallier connaît bien les blessures causées par cette arme de guerre : « D’un calibre moyen – 7,62 mm – la balle de kalachnikov est blindée, recouverte de cuivre, et arrive à haute vélocité, environ 2 000km/h. C’est une balle “instable” qui fait beaucoup de dégâts. La kalach a une puissance de 600 coups/minute. C’est un massacre »[44].
Dotée d’un chargeur de trente balles, la kalachnikov possède un pouvoir de destruction exceptionnel. Point n’est besoin d’être un bon tireur[45].
« Meurtrière, la kalachnikov est une arme d’utilisation simple. Quelques heures “d’apprentissage” suffisent pour la prendre en main. Il faut tenir fermement le dessus du canon pour éviter que les balles ne soient tirées vers le haut. Elle n’a, en effet, pratiquement pas de recul et peut tirer au coup par coup ou en rafales jusqu’à 600 balles à la minute. »
Un tir en rafale est ravageur. Des morceaux de chair sont emportés par les projectiles laissant peu d’espoir de survie. Les blessures qui en résultent sont mortelles[46]. Les jeunes de cités ont une véritable fascination pour cette arme. Ils en voient malheureusement les ravages au quotidien. Contrairement à une idée reçue, elle ne circule pas librement dans les quartiers. Elle reste rare et coûteuse (de 1 500 à 3 000 euros sur le marché clandestin), mais est toujours très recherchée. Les saisies restent rares. Certaines d’entre elles démontrent qu’un véritable trafic d’armes existe dans les cités[47].
Le mobile : une lutte de pouvoir intéressée
La disparition de l’ennemi a pour but de permettre à une structure concurrente d’étendre son pouvoir ou son territoire, voire simplement d’affaiblir le camp adverse dans un contexte de vendetta. Le cycle meurtre-vengeance peut être sans fin.
Si le territoire, la cité, le quartier ou la ville ont tant d’importance, c’est qu’ils sont vecteurs d’identité et sources de revenus. L’appartenance à un espace codifié, connu et sécurisant structure le banditisme dont l’ancrage est le plus souvent territorial. Cet espace est aussi générateur de ressources, abondantes et permanentes, tirées du trafic de stupéfiants. Le produit de la revente de résine de cannabis est considérable. Certains « plants » de cités dégagent près de 50 000 euros de chiffre d’affaires par jour. Le « business » rapporte gros, très gros. Argent facile, vite gagné et aussi vite dépensé[48]. S’enrichir pour une minorité, les gérants ou « super-gérants », passe par l’organisation minutieuse du réseau avec ses vendeurs, guetteurs, coupeurs[49], nourrices[50], etc. Une petite et même moyenne entreprise avec sa vie commerciale, ses us et coutumes… et souvent la mort au bout du chemin.
La possession d’un lieu de revente constitue un enjeu économique lourd. L’acquisition et la conservation de cet espace d’enrichissement obligent à toutes les manœuvres. L’enjeu est d’importance. Les appétits sont féroces et les amateurs de gains faciles, nombreux. Terres de tous les profits et terres de tous les dangers. Terres de richesse et terres de sang. Alliances et trahisons se succèdent et s’achèvent dans le fracas des balles. Détenir la source des revenus, c’est avoir le pouvoir. Le pouvoir confère le respect et suscite la crainte. Le pouvoir se conquiert. Non sans mal. Les luttes d’influence, le désir de prendre la place vide, le souhait de monter son propre « business » conduisent inévitablement au combat rapproché. Le sang sera la rançon des écarts de conduite[51].
Les domaines privilégiés des règlements de compte
Révélateur d’antagonismes financiers ou de conflits internes au groupe criminel, le règlement de compte se manifeste dans quatre domaines principaux[52] : les stupéfiants, les jeux, l’affairisme et le caïdat.
Les stupéfiants, champs clos de tous les conflits
Les occasions d’affrontements mortels sont multiples dans cet univers impitoyable qu’est le trafic de stupéfiants. Les enjeux financiers ne sont jamais négligeables. Les comportements s’en ressentent. L’acquisition de la drogue, son acheminement, sa livraison, son stockage, son conditionnement, sa vente, la dissimulation des gains, la répartition des bénéfices, le paiement des fournisseurs, le réinvestissement du produit financier sont sources potentielles de conflits. Le non-respect d’un engagement, une malversation interne, la perte de confiance, la crainte d’une dénonciation amènent à l’élimination. La règle est claire : la drogue se paie cash, la trahison aussi.
La tenue d’un point de vente est un combat de tous les instants. L’ennemi s’y intéresse par essence. C’est un rival, attentif à la force comme à la faiblesse de l’exploitant. C’est aussi la police qui peut y mettre fin, aidée par des informateurs bien intentionnés. Le code de commerce du trafic de drogue se résume à la dure loi de la jungle où seul survit le plus fort. Pas de quartier pour les pauvres et ceux qui ne sont rien même s’ils ont été. On s’impose par la force non par la négociation. La concurrence n’est pas saine. Il faut la détruire. Impitoyablement.
L’incarcération ou la sortie de prison d’un gérant d’un « plan stups » peuvent être paradoxalement génératrices de passage à l’acte homicide. L’action judiciaire résolue qui est menée contre le trafic de drogue perturbe le commerce et est de nature à produire de nouveaux affrontements[53].
Incarcéré, le gérant abandonne physiquement son lieu d’activité. Si la détention dure, les oiseaux de proie ne manqueront pas de s’abattre sur le territoire délaissé. Et le gérant d’en concevoir un légitime désir de vengeance qui se traduira par l’exécution du repreneur indu.
Remis en liberté, ce même gérant va susciter la crainte du repreneur qui voudra prendre les devants et liquider le titulaire initial de son juteux négoce[54].
Effets pervers mais inévitables de l’action répressive ?
Les jeux, terrain ancestral de querelles violentes
Si la prostitution ne donne plus lieu à règlement de comptes en France[55] par désintérêt du banditisme, le jeu éveille en revanche toujours les passions. Comme une activité ancestrale nécessaire. Les années 1950 à 1970 ont vu plusieurs guerres des jeux particulièrement meurtrières. « Le rouge du sang et le noir du deuil déferlent sur les tables de jeux » écrivait James Sarrazin[56]. Les parrains corses et parisiens se sont étripés sur fond de tables de jeux. Les morts ont été innombrables, mais les joueurs bien présents, avides de sensations et volontiers dépensiers.
La concurrence d’Internet pèse aujourd’hui sur les exploitants de jeux de hasard. La tension s’est relâchée et les affrontements moins fréquents… ou moins visibles.
Les machines à sous illégales[57] restent un moyen d’enrichissement facile et tentant. Le placement de ces machines intéresse des groupes criminels qui sont spécialisés dans l’importation de ces appareils clandestins. Ils n’hésitent pas à user de violence pour imposer ces objets, flippers ou jeux vidéo. Transformées, ces machines dissimulent des jeux de bingo ou de vidéo poker lucratives. Le grand banditisme y voit une chasse gardée et n’accepte pas les intrusions étrangères. Le gâteau est appétissant et les convives alléchées. S’en suivent des règlements de compte sanglants. La région d’Aix-en-Provence est spécialement touchée par ce phénomène[58].
L’exploitation de cercles de jeux clandestins engendre également des conflits. Le grand banditisme tire profit de cette activité en s’abritant derrière des gérants de paille. Les gains sont substantiels et les rivalités intenses. Les jetons sont distribués et le sang coule.
Le blanchiment de fonds par rachat de ticket de joueurs est encore un moyen toujours utilisé pour justifier de l’origine d’un argent acquis frauduleusement. Comme l’explique la DCPJ, des comparses surveillent les gagnants et les abordent lorsqu’ils viennent encaisser leur dû. Ils leur proposent d’échanger leur ticket contre un paiement en espèces, majoré d’un supplément. L’acquéreur dispose ainsi d’un chèque officiel, pouvant justifier l’origine de fonds en cas de contrôle. Par ce moyen, le malfaiteur impliqué dans d’autres formes de criminalité pourra poursuivre ses agissements illicites[59].
L’affairisme : le pistolet derrière le col blanc
Le banditisme a compris qu’investir dans le monde économique légal était très fructueux et que le risque pénal était restreint[60]. Pénétrer le milieu des affaires apparaît comme le stade suprême de la criminalité d’envergure. Loin des trafics et des mauvais coups, de la prostitution et des jeux de hasard, bref d’une médiocrité dangereuse, il cherche la respectabilité et la bonne compagnie. Vivre du travail des autres en faisant bonne figure, voilà un objectif attrayant ! Les mafias étrangères tirent depuis longtemps profit de l’activité économique légale. Clotilde Champeyrache rappelle que l’infiltration mafieuse dans l’économie légale fait entièrement partie de la trajectoire naturelle de toute mafia[61]; Roberto Saviano explique, preuves à l’appui, que la Camorra se sert de l’État et de ses représentants pour prospérer[62].
La France n’est pas épargnée. Les groupes criminels y investissent sans scrupule. Le contrôle d’entreprises, l’immixtion dans les marchés publics, la participation occulte à des opérations immobilières, la transformation lucrative du foncier leur offrent des perspectives d’enrichissement considérable. Les oppositions apparaissent très vite tant les opportunités de gain appréciable sont vives.
Le dévoiement de montages légaux tels les droits carbone a même été mis à profit pour escroquer la collectivité publique. Une succession d’assassinats en a résulté en région parisienne[63].
Des associations criminelles entre malfaiteurs, élus et chefs d’entreprise consolident cette mainmise du banditisme sur l’activité économique de certains pays[64].
En France, Marseille, la Côte d’Azur et la Corse sont exposées à ces liaisons dangereuses. S’appuyant sur le tourisme et ses exigences, des groupes criminels s’emploient à tirer profit des activités économiques locales[65].
Cette porosité suscite jalousie et envie. Le malfaiteur évincé en conçoit de l’amertume et rumine sa vengeance. Ne pas avoir sa part du magot est insupportable. Certaines exécutions y trouvent leur explication. Être tenu à l’écart d’un marché rémunérateur peut se payer par du plomb sonnant et trébuchant…
Le caïdat
Le règlement de compte peut enfin être commis sans lien apparent avec une infraction pénale. Le mobile ne réside pas dans un différend financier. La raison est d’ordre essentiellement psychologique. Presque sociologique.
Le recours à la violence meurtrière va ainsi répondre au simple désir de s’affirmer ou de se faire respecter. La cité est propice à ce type de comportement, le chef, le « caïd », devant maintenir en toute occasion la considération qui lui est due. Sa légitimité dans le quartier en dépend. Mais une affaire sentimentale[66], une humiliation, un regard, un mécontentement peuvent suffire à provoquer la colère, donc le passage à l’acte. Ne jamais perdre la face. Une obligation morale, voire sociale dans ces territoires. Faire respecter son honneur reste un impératif majeur. Sous peine de déchoir et d’être mis au ban d’une contre-société.
Conclusion
« On peut obtenir beaucoup plus avec un mot gentil et un revolver, qu’avec un mot gentil tout seul ». Attribuée à Al Capone, prince des malfaiteurs, cette phrase résume bien la démarche profonde du voyou : discuter: oui, mais avec un argument dissuasif à la main !
Dans cet univers parallèle, à la rationalité froide, la violence régit et régira longtemps les rapports entre les individus, adeptes convaincus d’un monde dangereux.
References
Par : Jacques DALLEST
Source : INHESJ