Les Etats-Unis : un impérialisme sans empire ?

Mis en ligne le 16 Fév 2017

La déclaration d’indépendance du 4 juillet 1774 marque la naissance des Etats-Unis, qui ne devient pleinement un pays qu’après la fin de la guerre d’indépendance en 1783. Depuis presque 250 ans le pays ne cesse de se développer en élargissant sa domination territoriale et en agrandissant son aire d’influence. Conjuguant idéalisme international et Realpolitik, le leadership des Etats-Unis d’Amérique ne serait qu’à l’aube de son empire. C’est la thèse que développe cet article.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: François David, “Les Etats-Unis : un impérialisme sans empire ?”.

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Les Etats-Unis : un impérialisme sans empire ?

 

La stratégie mondiale mise au point par les élites américaines dans le premier tiers du XXe siècle atteste d’une grande subtilité. Les Etats-Unis ne fixent aucune limite géographique à leur expansion après être passés d’une conception territoriale de la puissance à une vision radicalement nouvelle de la société internationale : les nouveaux champs de force internationaux deviennent économiques, intellectuels, moraux et spirituels, au XXe s. Contrairement au mondialisme périlleux qui guette les autres grandes puissances, si l’Amérique ne s’intéresse pas aux développements planétaires de très près, elle périclite.

Sur la longue durée, la sortie de l’isolationnisme se comprend dès lors comme un avatar mûrement pensé de la « destinée manifeste ». L’impératif moral (la pureté des pères pèlerins du Mayflower contre l’Europe jugée vicieuse et tortueuse) guide les élites Wasp depuis toujours. L’Amérique s’est construite en anti-modèle européen et en successeur authentique du vieux continent, selon une forme de translatio imperii bien particulière. Cet « Empire “bienveillant” » et deterritorialisé au XXe s., n’abandonnera l’isolationnisme que pour transformer le vieux continent et le monde selon ses standards. Depuis 1917, deux projets se concurrencent : l’isolationnisme (agressif) et le wilsonisme (l’indépendance des Etats en interdépendance). L’Amérique est impériale et altruiste dès le départ, associant le real-cynisme à l’idéalisme, à partir des trois piliers traditionnels de la puissance : l’armée, l’université et l’économie. Ce mélange détonnant et terriblement efficace explique pourquoi le leitmotiv du déclin américain est un leurre qui incitent certains Européens à prendre leurs désirs pour des réalités. Si l’Amérique était l’Empire romain, nous serions en 50 avant JC. Cela ne fait que commencer.

 

Les Etats-Unis : un impérialisme sans empire ?

De la « destinée manifeste » à la puissance globale

« Les Américains n’ont pas encore l’habitude d’être vaincus »
Romain Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable

Jusqu’au terme de la Guerre froide, les « empires » donnent l’impression de naître, croître et décliner à un rythme croissant. De 1783 à 1793, les jeunes Etats-Unis font figure de satellite militaire de la France. En 1920, les élites américaines considèrent l’armée de terre française comme la première du monde. En 1945, les Etats-Unis deviennent la première puissance militaire occidentale, apparemment pour très longtemps… Pourtant, dans les années 1970, tous les commentateurs insistent sur la fin programmée de l’Amérique comme « gendarme du monde ». Le triple désastre indochinois, le Watergate et les errements de l’administration Carter incitent au pessimisme. Certains « déclinistes » des années 1970, comme Robert Keohane, s’étonnent toutefois que les régimes de coopération instaurés par les Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale continuent de fonctionner alors que leur soutien américain s’éclipse[1]. En fait, on peut inverser leur propos et se demander justement si la principale puissance tutélaire de l’après-guerre a réellement entamé son déclin, au sortir du Vietnam[2]. Depuis, la renaissance des années Reagan, la victoire pacifique sur l’URSS et la puissance sans partage des années Clinton déconcertent les Cassandre.

Un fait révélateur : aujourd’hui les Etats-Unis contrôlent les mers, en large partie grâce à leurs onze porte-avions nucléaires géants de classe Nimitz. Or, le Congrès démocrate a confirmé ce programme en 1978, contre l’avis de l’administration Carter elle-même, soucieuse d’économies. Autrement dit, c’est au moment précis où l’Amérique semble au plus bas que la branche législative lui donne les moyens de dominer les relations internationales de l’après-Guerre froide, une génération plus tard. Cet exemple invite à relativiser certaines prédictions apocalyptiques de l’après-Irak.

Nous soutiendrons ici le point de vue que la puissance américaine ignore la décadence et sans doute pour longtemps encore. En réalité, elle commence à peine à émerger : si nous devions assimiler les Etats-Unis à l’empire romain, nous nous situerions en 50 avant Jésus-Christ, seulement, lors de la conquête des Gaules dont on oublie qu’elle s’avéra dangereuse et laborieuse pour César. Par là, nous confirmons l’orientation générale du présent ouvrage : une grande puissance commence à décliner lorsqu’elle n’analyse ni ne détermine la limite d’expansion territoriale au-delà de laquelle elle risque de perdre en substance et en cohérence[3]. Dans le cas contraire, elle prospère. Ainsi, l’empereur Auguste sut s’arrêter en 9 après Jésus-Christ, après la défaite de Teutobourg : l’empire romain ne s’étendra jamais au-delà du limes, ce qui le sauvera et assurera non seulement sa survie mais sa vraie prospérité et sa croissance réelle, jusqu’au troisième siècle.

La stratégie mondiale mise au point par les élites américaines dans le premier tiers du XXe siècle atteste d’une grande subtilité. Les Etats-Unis ne fixent aucune limite géographique à leur expansion car ils ne se posent pas vraiment la question. Ils posent la question autrement : ils sont passés directement d’une conception territoriale de la puissance (qui est une conception d’ancien régime valable aussi pour eux jusqu’en 1900 : plus on possède de territoires, plus on détient de ressources pour l’agriculture et plus on a de richesses en sous-sol), à une conception radicalement nouvelle de la société internationale : les nouveaux champs de force internationaux deviennent économiques, intellectuels, moraux et spirituels, au XXe s.

Par conséquent, les Etats-Unis s’intéressent de très près au monde entier. On peut même dire que leur intérêt pour le monde conditionne la réussite de leur projet américain, en particulier l’économie. Contrairement au mondialisme périlleux qui guette les autres grandes puissances, si l’Amérique ne s’intéresse pas aux développements planétaires de très près, elle périclite. D’où deux grands axes problématiques :

En premier lieu, dans le cas américain, on ne peut pas séparer le projet national interne de la politique diplomatique et étrangère. Le projet international prolonge directement le projet interne. En second lieu, la force de la méthode américaine consiste à conjuguer idéalisme et Realpolitik. Le réalisme et l’idéalisme forment les deux faces de la même politique. Loin de l’hypocrisie, cet idéalisme américain n’est pas le paravent d’un comportement cynique et brutal. Les Etats-Unis se comportent à la fois de façon profondément altruiste et très brutale, et l’alliance des deux caractérise un phénomène nouveau en géopolitique. Washington a inventé une des meilleures méthodes pour modeler un système international. Par exemple, le plan Marshall a autant été un programme de relance interne de l’économie américaine qu’un programme philanthropique et altruiste sincère. Un demi-siècle plus tard, lors de la seconde guerre d’Irak, les observateurs européens sous-estiment à tort la volonté américaine d’y exporter la démocratie. L’administration Bush y croit sincèrement. Dans le même temps, cette perspective n’entre nullement en conflit avec la défense d’intérêts très concrets, voire sordides, pétrole en tête. Dans les pages suivantes, nous n’ambitionnons pas de livrer des informations originales mais, plus modestement, de donner un point de vue sur l’action extérieure américaine dans la longue durée.

 

Les modalités historiques de l’expansion américaine

Idée centrale, les Etats-Unis cultivent l’impérialisme (au sens territorial du terme) de leur naissance au début du XXe siècle seulement. Puis ils déterritorialisent leur puissance. A ce titre, le concept d’impérialisme devient de plus en plus impropre à rendre compte d’une réalité nouvelle.

  • La conquête de l’Amérique du Nord et l’ouverture au monde grâce à la marine marchande :

Bien entendu, les Etats-Unis n’ont pas attendu Theodore Roosevelt et Woodrow Wilson pour poursuivre une politique étrangère active. Ils affichent même très tôt une ambition mondiale. Dès leur naissance, ils connaissent leurs adversaires : la Grande-Bretagne, mais aussi l’Espagne, voire la France (guerre navale de 1798-1800).

La première politique étrangère américaine se définit donc comme expansionniste et déjà très active. La constitution de 1787 prévoit la possibilité d’ajouter des territoires et des Etats. La jeune fédération agit comme une nation ordinaire qui, en bonne élève des relations internationales, commence méthodiquement par étendre son influence et son contrôle sur des territoires immédiatement à sa portée et mal défendus. Il existe suffisamment de terres en Amérique du Nord à conquérir à la fois contre les tribus indiennes, contre la France (en Louisiane), contre l’Espagne et contre les Britanniques pour se mêler avant longtemps des questions européennes. Et cette extension nécessitera bien un siècle.

Ceci dit, le nouveau continent manifeste un intérêt précoce pour la Méditerranée et l’Afrique du nord. En 1786, le Maroc signe un traité de paix et d’amitié avec les Etats-Unis, le second traité de la jeune république après celui de 1783 conclu avec la France. L’année 1791 inaugure une tentative de pénétration commerciale en Afrique du Nord, grâce au premier consulat américain de l’histoire, à Tanger. Ces ambitions mercantiles s’accompagnent d’une politique de sécurisation des convois marchands américains et d’ouverture forcée des marchés. En 1794, le premier navire de guerre américain entre en Méditerranée pour chasser les pirates tandis que le bey de Tunis contracte un traité de sécurité avec l’envoyé américain. Plus récalcitrant, le bey de Tripoli échappe de justesse au débarquement des premiers Marines de l’histoire, instruits en Egypte en 1802.

Ce projet méditerranéen à 6 000 miles nautiques de la Côte Est surprend. Tout se passe comme s’il s’agissait d’un prototype de l’extension mondiale des Etats-Unis que la doctrine Monroe suspendra en 1823. De fait, les élites américaines garderont ces épisodes à l’esprit lors de la proclamation de la doctrine Truman (1946) destinée à protéger la Grèce, la Turquie et l’Iran des appétits soviétiques, et au moment de la création de la VIe Flotte américaine. Si on attend 150 ans pour établir une flotte permanente en Méditerranée, le projet ne varie pas[4].

  • Valeur et signification de l’isolationnisme :

On ne comprend pas l’isolationnisme sans rappeler ses conditions initiales. Ni la déclaration de neutralité de 1793 dirigée contre la France jacobine, ni le discours d’adieu de Washington de 1796 ne doivent abuser. Ces deux textes fondateurs réaffirment le projet américain et le définissent comme l’anti-projet européen ou comme un projet anti-européen, c’est selon. Ces textes dépassent de très loin en importance la doctrine Monroe de 1823, à laquelle personne ne prête attention en Europe[5]. En fait, la doctrine Monroe sera redécouverte et systématiquement instrumentalisée dans la deuxième moitié du XIXe pour justifier l’impérialisme yankee en Amérique du Sud. Celui-ci, se double pourtant déjà d’un idéalisme et d’un projet politique : on veut chasser les monarchies européennes d’Amérique latine à tout jamais (refus des Bourbons) et y garantir la démocratie. Jusqu’à une période avancée du XXe s., les dirigeants américains parlent d’ailleurs de « Républiques sœurs ». Par la suite, les Etats-Unis interviennent régulièrement pour tenter d’assurer la stabilité démocratique de ces Etats turbulents, sans vraiment s’en trouver récompensés par un surcroît de puissance. Durant la Guerre froide, l’idéalisme semble définitivement y céder la place à un réalisme défensif. L’espoir de fonder des Etats de droit a disparu au fil des pronunciamientos et autres révolutions.

Dans tous les cas, l’isolationnisme affiché en apparence dès 1793, 1797 et 1823 n’est que partie remise En aucun cas, les Etats-Unis ne renoncent à traiter un jour avec les Européens sur un pied d’égalité.

  • 1803-1859, une nation occidentale classique qui se constitue l’un des rares empires continentaux viables. La « destinée manifeste » :

Qu’il s’agisse de satelliser l’Amérique latine ou de conquérir les immenses plaines de l’Ouest, la jeune fédération se pense et agit en tant que projet national et un projet civilisationnel. Telle se définit la « destinée manifeste » sanctifiée par le journaliste John O’Sullivan, en 1840 : « C’est notre destinée manifeste de nous répandre à travers ce continent que la Providence nous a donné afin de le mettre en valeur et de l’offrir aux millions d’Américains nouveaux chaque année ».

Pendant un demi-siècle, les Etats-Unis achètent des territoires aux puissances européennes ou à leurs Etats successeurs. Lorsque ceux-ci refusent, ils leur font la guerre (quitte parfois à rembourser leurs prises de guerre !). Rappelons les principales acquisitions dans l’ordre : 1803, achat de la Louisiane à la France ; 1819, achat de la Floride à l’Espagne ; 1845, annexion du Texas, après une guerre en 1835-1837 entre les colons texans et les Mexicains (le Texas est indépendant entre 1837 et 1845) ; 1846-1848, guerre contre le Mexique et annexion de la Californie après indemnité, dans l’acception géographique la plus large du terme (territoire des futurs Etats de Californie, Utah, Nevada, Colorado, Wyoming, Arizona). Enfin, en 1846-1848, après avoir menacé la Grande-Bretagne de la guerre, les Etats-Unis incorporent la moitié de l’Oregon, prélevée sur le territoire « canadien » : il s’agit des futurs Etats de Washington et d’Oregon. En 1859, encore, la guerre manque d’éclater entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne à propos du tracé frontalier entre l’Île de Vancouver et les Etats-Unis (guerre du cochon, ce dernier restant la seule victime).

En premier bilan, deux interprétations paraissent possibles. Ou bien, ces annexions ne relèveraient pas vraiment de la politique étrangère mais s’assimileraient à une affaire intérieure. Les Etats-Unis répondraient à leur vocation et s’empareraient de l’essentiel de l’Amérique du Nord. Ils s’estimeraient chez eux avant même de s’y installer. Toutefois, dans ce cas, la guerre austro-prussienne de 1866 ne revêtirait pas un véritable caractère international, la Prusse de Bismarck ne faisant que reprendre son bien germanique. Ou bien, on doit y voir le début d’un projet impérialiste méthodique qui commence par se saisir des territoires les plus proches, en Amérique du Nord, avant de parvenir in fine à l’idée que le monde est du ressort de la zone d’influence totale des Etats-Unis.

Malgré les apparences, la géopolitique américaine demeure unique dans l’histoire. En effet, on peut assimiler les 49 Etats du continent nord-américain au seul empire continental durable réussi depuis les Romains (la réussite d’un « empire » se jugeant au fait de ne plus employer le mot pour désigner la chose). Hawaï s’apparente même au cas assez rare d’une colonie ultramarine parfaitement intégrée, au point que l’identité hawaïenne a vite disparu, en dépit du « pouvoir paralysant des eaux » qui empêcherait un Etat ambitieux de contrôler durablement ce genre de territoire[6]. Tout considéré, les Etats-Unis se déploient comme un authentique empire terrestre ayant décidé de clore ses acquisitions après cent trente ans de conquêtes. Ils se retrouvent exactement dans la même posture que l’empire romain à partir d’Auguste, avec une différence de taille : l’Amérique, elle, aspire à surveiller et à réguler l’espace au-delà de ses frontières. D’où la quatrième phase de la politique extérieure américaine. Elle correspond à un colonialisme traditionnel de type européen, fin XIXe siècle.

  • 1890-1910 : une nation colonialiste traditionnelle et, en même temps, plus que jamais messianique :

Dans le dernier tiers du XIXe siècle, l’Amérique du Nord est conquise et institutionnalisée au sens où les derniers Etats fédérés se mettent en place (Cf. le 48e Etat, l’Arizona, en 1912, avant l’Alaska et Hawaï en 1959). Les Etats-Unis tentent alors une brève expérience de conquêtes outre-mer : Hawaï donc, en 1893-1898, la guerre contre l’Espagne, en 1898 (Cuba et les Philippines). Cuba devient indépendante en théorie, mais sous protectorat américain. Comme on sait, la guerre contre l’Espagne a été provoquée dans la grande lignée de la dépêche d’Ems, après l’explosion, sans doute accidentelle, de l’USS Maine : un parfait exemple d’intoxication officielle. Cependant, la conquête des Philippines et les annexions concomitantes de Guam et Porto Rico procèdent autant d’un expansionnisme classique que d’une guerre pour les droits de l’homme. Après les combats contre les Espagnols, les Etats-Unis n’ont aucune intention de remettre les clés du pays entre les mains des indépendantistes – du moins à court terme. Ils les jugent trop immatures politiquement pour administrer le pays[7]. De ce point de vue, il s’agit de la première « sale guerre » de l’histoire américaine. Les forces américaines découvrent les joies de la guérilla en milieu tropical, à laquelle ils répliquent avec des méthodes peu élégantes. D’un autre côté, pourtant, les Etats-Unis proclament qu’ils émanciperont l’archipel, lorsque son peuple, ses élites et ses structures sociopolitiques pourront assumer les charges de l’indépendance. Il est rare qu’un Etat en colonise un autre, en annonçant solennellement l’abandon ultérieur de son emprise. Certes, l’empire britannique repose sur une base comparable, en cultivant lui aussi le principe de subsidiarité. Mais l’esprit colonial britannique vivait de l’espoir qu’en gardant le même souverain ainsi que les liens créés entre l’Establishment de la « métropole » et ceux des dépendances, se créerait un lien consubstantiel et organique, aussi resserré qu’informel. De façon assez différente, les dirigeants américains des années 1900 inscrivent en filigrane cette indépendance programmée des Philippines dans la perspective beaucoup plus vaste d’une société internationale régie par des principes universels. En 1898, l’attitude réaliste domine mais, déjà, pointe une forme d’idéalisme libéral.

  • Le moment Theodore Roosevelt (1901-1909) : Le sommet de l’Amérique comme puissance expansionniste traditionnelle :

Certes, les Etats-Unis ne se livrent à aucune conquête sous la présidence Theodore Roosevelt, sinon le traité Hay-Bunau Varilla (1903) qui place le futur canal de Panama (inauguré en 1914) sous le contrôle quasi-souverain des Etats-Unis… Néanmoins, le président républicain (colonel à Cuba) médite les conséquences de la décennie précédente. Le moment Theodore Roosevelt se lit comme le triomphe du réalisme en politique étrangère et plus particulièrement comme celui des conceptions de l’amiral Mahan[8]. Rappelons-en les principaux axes : une prospérité intérieure fondée sur un commerce extérieur vigoureux, à partir d’une marine marchande moderne et dynamique, protégée par une flotte armée ambitieuse et présente sur toutes les mers ; une série de bases où les navires se ravitaillent (spécialement en charbon) ; la formation d’un empire colonial pour acquérir des matières premières et se constituer des débouchés à l’exportation. Mais à la différence des puissances européennes, Mahan recommande la prudence et le discernement, en préconisant de sélectionner seulement des territoires riches, productifs, et bien situés sur les principales voies maritimes. Aussi désapprouvera-t-il les acquisitions de Porto-Rico et des Philippines qu’il qualifie de fardeaux financiers.

Le lancement d’un programme naval de cuirassés en 1899 aboutit à un bénéfice stratégique dès 1908. Sous Theodore Roosevelt, la Navy devient la seconde du monde et entend bien dépasser la flotte britannique à l’horizon 1920. Très symboliquement, en 1907-1909, le président américain ordonne à sa marine de procéder à une croisière qu’on appellera la « grande flotte blanche » : repeints en blancs, les navires de guerre américains font le tour du monde, avec deux objectifs à la clé : d’abord montrer que les Etats-Unis sont devenus la nouvelle grande puissance sur laquelle on doit compter désormais. Le Japon, perçu déjà comme une menace virtuelle ou un partenaire potentiel de choix, sait à quoi s’attendre. Nous nous situons dans le cadre de la diplomatie navale la plus classique. Mais la « grande flotte blanche » finit par poursuivre un objectif idéaliste : attester que les Etats-Unis se comportent en « nation bienveillante ». La coïncidence veut que la flotte croise au large de la Sicile, au lendemain d’un tremblement de terre en Sicile et prête secours aux insulaires sinistrés. Nous voici aux origines d’une longue tradition humanitaire, inscrite dans les missions officielles des forces américaines, et dont les derniers avatars furent les interventions en Indonésie en 2004[9], et en Haïti en 2010.

L’Amérique, empire bienveillant ?

Faisons le point. Après une phase d’expansion traditionnelle, les Etats-Unis deviennent, au XXe siècle, un « empire bienveillant » et un « hégémon stabilisateur »[10]. Ils mettent en place et régulent un système de sécurité d’abord en leur faveur ; ensuite au profit des membres de leur réseau d’alliances sans, d’ailleurs, toujours le vouloir explicitement.

  • Déterritorialisation et désimpérialisation des ambitions mondiales américaines :

Dans tous les cas, les Etats-Unis ont décolonisé d’eux-mêmes au XXe siècle. Ils abandonnent Haïti en 1935, après 24 ans d’occupation stérile pour rétablir l’ordre. En 1946, ils quittent les Philippines. En 1951, les Etats-Unis renoncent à exercer des droits souverains sur les îles Ryukyu et Bonin (Okinawa), dans le traité de sécurité qui accompagne la paix de San Francisco. Dans les années 1970, ils proclament l’indépendance des îles sous tutelle du Pacifique, à savoir les îles Marshall, les îles Marianne du Nord (ex-colonies allemandes puis protectorats japonais de la SDN). Même la zone du canal de Panama revient sous la souveraineté de son Etat « hôte », en 1999 (traité Carter-Torrijos de 1979). Seuls les Porto Ricains échappent aux désirs des Américains d’abandonner leurs dépendances. Clairement, les sujets-citoyens porto ricains préfèrent jouir des bienfaits de l’Union (après avoir soigneusement observé la différence de statut et de destin entre la Jamaïque ex-britannique et les Antilles françaises).

La grande spécialité américaine consiste donc à développer une nation faible, anarchique ou vaincue et à la rendre capable économiquement et politiquement d’assumer les devoirs d’un Etat responsable et indépendant : « the making of a nation ». Outre les Philippines, citons évidemment l’Allemagne et le Japon après 1945, mais aussi des projets beaucoup moins aboutis comme l’unification de l’Europe occidentale après le VE-Day. Dans les conceptions de l’administration Truman, il s’agit de transformer l’Europe en une union fédérale en utilisant le plan Marshall comme monnaie d’échange. Face aux tristes réalités européennes de l’après-guerre, les dirigeants américains renoncent. En 1950-1954, ils échouent à nouveau à imposer le fédéralisme par le biais de la Communauté européenne de Défense (CED), prototype de l’actuelle Union européenne (un commissariat supranational, un conseil des ministres et un parlement européen). Bien entendu, l’Afghanistan et l’Irak figurent parmi les derniers pays à « bénéficier » de ces projets refondateurs, avec le brillant succès que l’on connaît.

  • ” Translatio imperii ” : le vrai héritage de Wilson :

A partir de la Seconde guerre mondiale, les Etats-Unis acceptent enfin d’honorer leur statut de très grande puissance. Comme l’explique Fareed Zakaria dans une perspective de réalisme offensif, ils auraient pu jouer un rôle majeur dans le concert mondial des nations dès 1865, en devenant l’un des plus riches Etats au monde. Pourtant, contrairement aux autres Etats, la prospérité économique ne les transforme pas automatiquement en grande puissance. Il leur manque encore un exécutif fédéral fort qui ose s’imposer aux Etats fédérés et au Congrès et sache convertir l’avantage économique en suprématie militaire et diplomatique[11]. Ajoutons qu’il leur manque surtout une doctrine interventionniste compatible avec les valeurs fondatrices du XVIIIe siècle. En fait, les Etats-Unis attendent non pas 1917, ni même 1945, mais 1946-1947, c’est-à-dire le début de la Guerre froide pour relayer explicitement la Grande-Bretagne, comme autorité régulatrice des relations internationales. Il s’agit d’une authentique translatio imperii – concept mythique et discutable mais qui a le mérite de faire réfléchir aux cycles de puissance et à la succession des empires, d’Est en Ouest[12] : Rome, Byzance, le Saint-Empire romain germanique, la Grande-Bretagne… Or, en 1946-1947, nous avons affaire à l’une des très rares translatio imperii, non seulement pacifique mais conclue d’un commun accord entre deux puissances amies et alliées. La Grande-Bretagne prend acte de sa faillite financière et de son incapacité à contrôler son domaine réservé par excellence : la Méditerranée et le Moyen-Orient (en l’occurrence, la Grèce, la Turquie et l’Iran face aux appétits russo-soviétiques)[13].

On décèle néanmoins une novation par rapport au Royaume-Uni : dès le départ, les Américains institutionnalisent leurs réseaux d’influence. Leur comportement diffère sensiblement des Britanniques qui procèdent ainsi uniquement à la fin de leur empire. En 1931, dans le statut de Westminster, l’Empire disparaît officiellement au profit du Commonwealth. Encore, doit-on attendre 1965 pour que le Commonwealth se dote d’un secrétariat général, à Londres.

Dans ce processus, le wilsonisme lègue principalement à la société internationale en gestation le dogme de l’« indépendance dans l’interdépendance », c’est-à-dire de l’interconnexion formalisée des Etats. Les Etats-Unis transposent leur juridisme interne à la scène mondiale. Cette tendance structurante des relations internationales, lancée explicitement à partir de la Première guerre mondiale, subit plusieurs avatars plus ou moins réussis : multilatéralisme, sécurité collective, société internationale, pactomanie… Les Etats-Unis créent d’ailleurs souvent l’organe avant la fonction, le contenant avant le contenu. Songeons à la SDN, l’ONU, l’OCDE (OECE) ou l’OTASE. Ces structures de la vie internationale ont largement été pensées comme des structures abstraites et théoriques avant d’en envisager la pratique politique réelle. Cela explique d’ailleurs largement l’échec de certaines d’entre elles.

Dans l’ensemble toutefois, les Etats-Unis régulent par ce biais les relations internationales sans contrôler effectivement les territoires. La coutume veut que « la conquête crée le droit ». En fait, les Etats-Unis créent le droit sinon sans conquérir, en tout cas sans annexer, ni administrer. Ils ont installé un système international institutionnalisé qui leur permet de dicter les standards et les normes internationales, et pas seulement d’ailleurs les normes juridiques, mais aussi les canons économiques, techniques ou artistiques. Cette contractualisation de la vie internationale ne signifie évidemment pas que les Etats-Unis excluent la force armée et encore moins qu’ils renoncent à la guerre pour servir leurs intérêts nationaux. La paix kantienne revue et corrigée par les élites américaines reste pour longtemps bottée et casquée. Les interventions américaines répondent à des règles préalables strictement codifiées. En particulier, ils attendent l’appel au secours de leurs alliés pour intervenir.

  • Les Etats-Unis interviennent hors de leur continent, à la demande expresse des alliés :

Au XXe siècle, les exemples foisonnent : en 1917, au terme de longs efforts diplomatiques français, les Etats-Unis entrent en guerre. En 1940-41, Churchill devra lourdement insister pour que Roosevelt consente à lancer l’effort de guerre. En 1949, le traité de l’Atlantique Nord répond aux angoisses des gouvernements européens face aux méthodes staliniennes. N’oublions pas non plus la condition posée à un raid aérien sur Diên Biên Phu au printemps 1954 (et jamais réalisée) : que la France prie publiquement les Etats-Unis d’intervenir et subordonne son effort de guerre à une coalition alliée, régie de fait par les Etats-Unis. Enfin, l’implication américaine dans la guerre civile bosniaque (1995) et les bombardements contre la Serbie en faveur des Albanais du Kosovo (1998) résultent des suppliques répétées des Européens (en particulier le président Chirac) auprès de l’administration Clinton.

Quant à la présence militaire américaine en Europe durant la Guerre froide (cinq divisions américaines lourdes en RFA, une aviation tactique et une aviation stratégique en Grande-Bretagne), elle ne devait pas durer plus de 5 ans, dans l’esprit des législateurs. Si on avait expliqué aux sénateurs américains que les Etats-Unis s’engageaient pour plus de 60 ans en Europe, peut-être à tout jamais, ils n’auraient jamais ratifié le pacte atlantique. Aussi, très vite, de la Maison-Blanche à la colline du Capitole, pointe une déception de plus en plus palpable à l’égard de l’Europe. D’un côté, depuis 1945, les Etats-Européens ne financent pas leurs armées conventionnelles à la hauteur des dangers et des enjeux. D’un autre côté, les Européens demandent (exigent ?) des interventions américaines pour les aider ou sauver leurs mises. Toutefois, ils sont aussi les premiers à déplorer l’activisme yankee une fois le danger passé, d’où une contradiction structurelle du vieux continent qui pèse sur son développement actuel.

Entre 1945 et 1960, les administrations présidentielles espèrent que l’Europe (et la France tout particulièrement) constitue une puissance militaire suffisante pour tenir en respect l’Union soviétique. Les alliés laissent s’échapper une chance unique de devenir les alter egos de l’Amérique. A partir des années 1960, la prépondérance de l’effort américain devient telle que le principal commanditaire de l’alliance ne peut plus ne pas la gouverner à tous les niveaux. Par défaut, et par la faute principale des Européens, l’OTAN devint une courroie de transmission essentielle de la politique étrangère américaine. Une dépendance se crée. Cette lassitude croissante des Etats-Unis resurgit dans les années 2000, lorsque les administrations G.W. Bush et Obama critiquent derechef l’incapacité chronique de l’Europe à épauler sérieusement l’Amérique[14]. Si, un jour, les Etats-Unis annonçaient leur retrait complet d’Europe et leur départ de l’Alliance atlantique, les pays souvent les plus critiques de leur politique étrangère – France en tête – les supplieraient d’y renoncer.

En conclusion provisoire, nous comprenons que l’influence (le pouvoir ?) des Etats-Unis repose sur des bases originales. Ils détiennent fort peu de territoires hors d’Amérique du Nord. En même temps, grâce à leurs capacités navales et aériennes de projection de forces, grâce à leurs réseaux d’alliance qui découlent à la fois d’une position réaliste et idéaliste (sécurité collective et multilatéralisme), et grâce aux bases qui en découlent, ils réussissent à régler les poids de l’horloge. Non, les Etats-Unis ne sont pas omnipotents ni omniprésents. Cuba, la Corée du Nord et la Birmanie le rappellent périodiquement, une génération après la fin de la Guerre froide. Toutefois, les Etats-Unis se donnent les moyens de contrôler suffisamment de paramètres pour inciter en général les récalcitrants à réfléchir à leurs positions, avant de les infléchir. Autrement dit, le refus de la course aux conquêtes territoriales et l’adhésion à une conception réticulaire de la puissance évite les affres et les débours de la gestion coloniale tout en se réservant la capacité de concentrer ses forces et son dynamisme sur la priorité du moment[15].

Alpha et oméga de leur politique mondiale, les Etats-Unis préfèrent donc se doter d’une force de projection et compter sur des points d’appuis ceinturant le globe, au lieu de dominer des territoires. Cette méthode originale dans l’histoire des grandes puissances ne résulte pas seulement de considérations tactiques ou stratégiques. Cette déterritorialisation de la puissance épouse le credo politico-religieux professé par une nation depuis ses origines.

De quelques fondements toujours actuels de la puissance américaine

  • Les cinq mille familles – La religion protestante et la foi politique WASP :

La célèbre « destinée manifeste » signifie en réalité que les Etats-Unis ne sont pas un Etat, ni un pays, ni une expression géographique. En fait, il s’agit d’une aventure humaine et collective, indépendante de son support territorial. Dans ce pèlerinage terrestre, la foi religieuse a toujours accompagné l’idéal politique américain (80% de fréquentation des offices le dimanche, contre 15% en Europe, aujourd’hui). Cela paraît une banalité, mais nous avons affaire à l’un des invariants les plus intangibles de la politique américaine, sur le plan interne et externe. Au XVIe siècle, les migrants puritains s’identifiaient au peuple hébreu. Ils fuyaient une Angleterre « catholique »[16], baroque, décadente, absolutiste et impure, dont les tyrans n’auraient rien à envier à Pharaon, selon eux. L’Amérique des pères pélerins, puis celle de Washington, Franklin ou Jefferson au XVIIIe s., s’est toujours érigée contre les absolutismes et les aristocraties héréditaires. Sur le nouveau continent, au contraire, le royaume des Cieux pouvait commencer sur terre, déjà. De même, au XXe siècle, les Etats-Unis protestants se posent en contre-modèle d’un continent européen belliciste, torturé et dangereux.

Les White Anglo-Saxon Protestants portent l’étendard de ce messianisme, défini comme un projet culturel et civilisateur radicalement novateur. En 1890-1910, au moment où la fédération commence à se penser comme un Etat de classe mondiale, les WASP se reconnaissent dans 5 000 familles, principalement presbytériennes, qui peuplent les banques, les trusts¸ les cabinets d’avocat, les départements ministériels et, bien sûr, le Congrès. S’ils ne se connaissent évidemment pas tous entre eux, leurs valeurs religieuses, un rituel liturgique extrêmement dépouillé, l’austérité des mœurs, l’endogamie, la priorité accordée au travail et à l’épargne créent une conscience nationale qui s’applique à tous les autres Américains.

Aussi pouvons-nous nous demander si les Américains n’auraient tout simplement pas nourri la foi alors que les Européens ont enfanté ou subi les idéologies contemporaines. C’est au moment précis où l’Europe se déchristianise et se sécularise (1900), qu’émerge une nouvelle puissance mondiale fondée sur la foi. Un siècle plus tard, toute l’erreur de Ben Laden réside dans cette erreur d’analyse : croire que les Etats-Unis déclineraient spirituellement et que le 11 décembre allait les précipiter une fois pour toute dans l’abîme, en négligeant la force de ce ressort intérieur américain.

A partir de Kennedy, certes, les catholiques irlandais, italiens et surtout d’origine hispanique commencent à peupler les postes clés. Les White Anglo-Saxon Protestants deviennent minoritaires au sommet de l’Etat. Toutefois, aujourd’hui encore, ce groupe socio-politico-religieux a conscience de son histoire, de ses origines et constitue le réseau le plus puissant d’Amérique. De plus, les autres élites américaines se sont progressivement « waspisées »[17]. Elles partagent la conception protestante puritaine de la société et de l’économie et contribuent à l’exportation de ces valeurs en politique internationale[18]. Un vecteur très sûr de la puissance américaine aujourd’hui découle de l’alliance informelle du protestantisme et du catholicisme, symbolisée par l’agenouillement des trois présidents américains (William J. Clinton, Bush père et fils) devant la dépouille du pape Jean-Paul II, en 2005 : scène tout à fait inconcevable pour les WASP en 1980, encore.

  • Un pays doté d’un projet international et pas seulement d’une volonté de puissance :

De plus, contrairement aux opinions européennes, les élites protestantes américaines nourrissent une réflexion stratégique cohérente sur leur avenir mondial. Cette richesse conceptuelle tire ses origines de la délégation américaine à Paris autour de Wilson en 1919, délégation bien représentative de la société WASP : des avocats, des financiers de Wall Street mobilisés et, tout de même, quelques généraux et diplomates professionnels. Après l’échec de la ratification du traité de Versailles, ces élites retournent à l’isolationnisme tout en réfléchissant intensément à la nouvelle position mondiale des Etats-Unis. Très vite, elles créent à New York les deux premiers think tanks de l’histoire, toujours très actifs aujourd’hui : le Council on Foreign Relations et la Foreign Policy Association. Outre les dîners-débats, ces sociétés de pensée financent des études de fond, d’inspiration universitaire, sur tous les sujets susceptibles d’intéresser l’action extérieure des Etats-Unis. Autre émanation de l’establishment, à l’échelle de toute l’Amérique, et plus seulement de la côte Est : le Conseil fédéral des Eglises protestantes. En 1940, cette réunion de 30 dénominations et 60 000 communautés locales crée le Comité pour une paix juste et durable pour définir le monde d’après-guerre[19]. Pendant six ans, celui-ci produit des synthèses dans lesquelles le département d’Etat puisera. Par exemple, le projet d’une organisation des nations unies précède nettement les propres plans de l’administration Roosevelt. A partir de 1943, les efforts des notables protestants posent le socle d’un consensus bipartisan entre démocrates et républicains[20]. Aujourd’hui, cette entente entre les deux grands partis forme l’une des principales constantes de la politique extérieure américaine et l’une des clés de son succès. Même une entrée en guerre aussi contestée que la seconde guerre d’Irak, n’a pas pu s’épargner le vote d’une motion relativement consensuelle[21].

  • Alma Mater :

Examinons maintenant les trois piliers traditionnels de la puissance : l’Université, l’armée, l’économie. Matrice de l’âme politique américaine, les universités s’inscrivent dans le paysage sociopolitique américain depuis les origines. Sur les huit membres de l’Ivy League, les Britanniques en ont fondé sept avant toute perspective d’indépendance, notamment Harvard en 1636, Yale en 1701 et Princeton en 1746. Aujourd’hui, grâce à la recherche académique étroitement associée aux entreprises privées, l’Amérique siècle prépare un saut technologique qualitatif qui atteindra une ampleur inédite, en particulier dans le domaine des systèmes d’armes. Les dépôts de brevets (un tiers du total mondial), les médailles Fields, les prix Nobel créent des gisements de technologie qui, à eux seuls, replacent le surendettement des années 2000 dans une perspective bien différente. Après la rupture technologique de la Seconde Guerre mondiale, celle issue de la course aux armements durant la dernière Guerre froide (années Reagan), on peut s’attendre en ce début de XXIe s. à un nouvel écart décisif et irrémédiable entre l’Amérique et l’Europe à l’horizon 2040 – écart creusé, mais pas seulement, par le doublement du budget du Pentagone après le onze septembre.

  • L’armée :

Sur le plan militaire, sans surprise, nous retrouvons le même différentiel de puissance. Si la Chine communiste renâcle et relève le défi (pour l’instant), l’Union européenne a intériorisé cette infériorité structurelle malgré le discours officiel, alors même que le rééquilibrage des grandes masses mondiales constitue l’ultima ratio du fédéralisme européen. Si nous comparons avec le développement traditionnel des grandes puissances européennes, de quels moyens se dotent les Etats-Unis pour pouvoir intervenir, sinon dans tout l’espace mondial, du moins dans les aires stratégiques les plus intéressantes ? La flotte et, à partir de la Seconde Guerre mondiale, l’aviation de transport et de bombardement.

Depuis les décennies 1970 et 1980, deux cents avions cargos géants Globemaster et Galaxy autorisent en théorie de transporter en une seule rotation l’équivalent d’une division blindée (160 chars lourds, à raison de deux tanks Abrams par avion), dans un rayon de 10 000 km. A ce jour, ni la Russie, ni la Chine… ni l’Europe n’approchent cette formidable capacité, de loin comme de près. Si nous regardons les capacités européennes, le futur avion de transport A 400 M (20 t. de charge utile à 6500 km ; 30 t. à 4500 km) disposera d’une capacité de chargement et d’un rayon d’action qui correspond au tiers des capacités d’emport des super-avions cargos américains Galaxy (50 t. pour 10 000 km ; 100 t. pour 6000 km), lesquels ont déjà pourtant 20 à 30 ans d’existence. Cela signifie tout simplement que l’Europe a renoncé à une capacité de projection de forces équivalente, même de moitié, à celle des Etats-Unis. En réalité, elle ne veut pas peser sur la géopolitique mondiale et s’inscrit dans une posture géoéconomique purement défensive. Dans le même ordre d’idée, contrairement aux Etats-Unis, rien ne semble prévu comme successeur à l’Eurofighter ou au Rafale[22], lesquels paraissent déjà dépassés par rapport au F 22 et F 35 furtifs. Aujourd’hui Boeing travaille sur des avions de chasse furtifs sans pilote (et pas de simples drones), à la demande du gouvernement américain. Pour l’instant, les Etats européens n’ont lancé aucun programme comparable.

Au début du XXIe siècle, l’outil militaire américain au début du XXIe siècle représente plus de 4% du PNB et 1,4 million de forces actives (sur 300 millions d’habitants). A titre de comparaison, l’ensemble des pays européens consacre seulement 1,8% de leur PNB global pour 500 millions d’habitants (2,5 % du PNB en moyenne pour la France et la Grande-Bretagne). On ne peut donc guère s’étonner que l’Europe reste incapable de projeter un corps expéditionnaire minimal de 60 000 hommes à 8 000 km du continent pendant un an, malgré certains objectifs officiels. Encore faudrait-il avoir de quoi projeter. Les deux tiers des mille chars lourds recensés ne sont pas opérationnels, faute d’entretien. Les Etats européens considèrent systématiquement les dépenses militaires comme des variables d’ajustement budgétaire, en refusant de considérer que la sécurité a un coût. Ils refusent aussi de considérer que les Etats-Unis possèdent une économie prospère parce qu’ils ont l’armée d’abord, et non l’inverse. Il reste d’ailleurs dans ce domaine des recherches considérables à mener sur cette faculté des Etats-Unis à financer un appareil militaire gigantesque sans casser leur dynamisme. Au contraire[23]. Sur ce plan aussi, l’expansionnisme américain diffère du tout au tout des logiques internes qui ont fini par affaiblir la France, la Grande-Bretagne ou l’Union soviétique – trois puissances qui ont renoncé à leurs empires faute de pouvoir financer leur défense.

  • Des citoyens décidés à faire fortune :

Enfin, on ne saurait oublier que la force d’un Etat repose sur l’esprit d’initiative de ses citoyens et en particulier sur la capacité de ses membres à s’enrichir individuellement. Le système fiscal américain garantit la propriété comme le droit de l’homme le plus fondamental après la liberté. Fidèle à ses origines libérales du XVIIIe siècle, la nation américaine considère que la propriété garantit la liberté. Certes, le Welfare State n’est pas un vain mot. Les prélèvements obligatoires américains dépassent de beaucoup ce qu’on s’imagine en Europe. Néanmoins, le taux d’imposition maximal du revenu ne dépasse guère les 30-35%, selon les présidences, et permet aux Etats-Unis de se caractériser comme un pays de millionnaires. Des milliardaires, il en existe partout, dans les pays les plus pauvres, comme en Russie postsoviétique ou en Chine communiste. A contrario, les Etats-Unis sont l’une des très rares sociétés au monde où, les membres des classes pauvres ou des classes moyennes, peuvent raisonnablement espérer devenir millionnaires. Les Américains considèrent cette chance comme la vraie justice sociale. L’écrasante majorité n’y parvient pas mais la sauvegarde de ce principe alimente la volonté de puissance de tout un pays.

La promesse de l’aube

Pourquoi le mondialisme à l’américaine n’est-il pas synonyme de déclin pour les Etats-Unis ? Nous n’avons pas ici épuisé les motifs du dynamisme américain. Nous pourrions relever aussi de puissants freins comme un juridisme omniprésent et une justice, parfois loin de l’équité. Mais au minimum, avançons que les Etats-Unis ont su produire un modèle national interne performant qui assure à la fois une cohésion sociale, une volonté de puissance économique et militaire, ainsi qu’une capacité matérielle de projection extérieure. En outre, les Etats-Unis savent cultiver l’art de la synthèse dialectique. Ils associent leur idéalisme international au réalisme le plus brutal et marient leurs intérêts matériels à leur foi politico-religieuse. Enfin, au cours du XXe siècle, ils ont progressivement décidé de renoncer aux charges contraignantes et exténuantes liées à l’administration de territoires outre-mer.

Les Etats-Unis ont borné leur territoire en 1898. Ils ne cherchent plus à contrôler directement des territoires, mais se donnent les moyens d’intervenir massivement, sporadiquement, violemment à travers le monde, pour réguler le système international d’abord en leur faveur, puis au bénéfice des autres Etats – du moins selon leurs conceptions. Ce projet est très consciemment vécu par leurs dirigeants comme l’atteste, à Westminster le 26 mai 2011, le discours du président Obama, « petit-fils d’un Kényan qui fut cuisinier dans l’armée britannique » de son propre aveu :

« Des pays comme la Chine, l’Inde et le Brésil connaissent une croissance très rapide. Nous devons saluer cette évolution. (…) Un argument voudrait que l’émergence de ces pays accompagne le déclin de l’influence américaine et européenne dans le monde. Cet argument est erroné. Le temps de notre ‘leadership’ n’est pas révolu. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et ses alliés ont façonné un monde dans lequel de nouvelles nations peuvent émerger et les individus peuvent prospérer. Notre alliance restera indispensable. (…) À un moment où les défis et les menaces exigent que l’on travaille tous ensemble, nous restons le meilleur catalyseur pour organiser une action globale.

La nature de notre leadership devra néanmoins évoluer avec le temps. (…) Pendant ce siècle, il faudra forger de nouveaux partenariats, nous adapter à de nouvelles circonstances et aux besoins d’une nouvelle ère. (…) Les idées fondamentales d’Adam Smith restent vraies aujourd’hui. Il n’y a pas de meilleur générateur de richesse et d’innovation qu’un système fondé sur la libre entreprise, qui libère le plein potentiel des individualités. (…) C’est sur ces principes que des pays tels que la Chine, l’Inde ou le Brésil croissent aussi rapidement, car, par à-coups, ils évoluent vers des principes de marchés que les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont toujours embrassés. »

Malgré les circonvolutions diplomatiques de Barak Obama, on n’échappe pas à une comparaison avec l’Europe, tout simplement parce que les Etats-Unis ont très explicitement édifié leur politique interne et extérieure contre la Babylone européenne. Et aussi parce que l’Union européenne se fabrique largement par anti-américanisme, aujourd’hui … tout en rêvant d’équilibrer Washington. Nous sommes loin du compte. Le thème du déclin américain ressurgit régulièrement, tel un faire-valoir des Français et des Européens. Là-dessus, ils prennent leurs désirs pour des réalités. Si au XXIe siècle, un système de normes doit dominer le monde, ce rôle incombe aux Etats-Unis, pas à l’Europe, ni à la Chine, dont les valeurs sociétales ont toutes les chances d’exercer un faible rayonnement.

Même constat sur le plan géopolitique et celui des rapports de puissance. Là où les Etats-Unis se manifestent comme une somme supérieure à la simple addition des individualités, l’Europe se révèle de plus en plus comme une soustraction de puissance. C’est l’Europe qui décline et pas seulement en raison des deux guerres mondiales (motif de moins en moins valable). La philosophie même de l’Union européenne, c’est la « diminutio capitis », la renonciation à la puissance militaire et guerrière. Les principaux Etats européens ont non seulement renoncé aux dépendances outre-mer dans les années 1960 mais ils en arrivent à la perspective que l’Europe n’est pas un territoire, mais un concept, un modèle de gouvernance destiné à se propager, y compris en intégrant des Etats qui ne sont pas européens, voire qui ont affirmé leurs identités historiquement contre l’Europe. L’exemplarité de la gouvernance européenne et son hypothétique capacité à s’appliquer à l’échelle de la planète, d’ici un ou deux siècles, laissent songeur[24]. Au total, il ne suffit pas que l’Europe ait valeur d’exemple considérable pour que le reste du monde la suive. Elle doit aussi disposer d’une force armée, massive et cohérente. Croire que le « soft power » suffira à faire prévaloir les valeurs européennes à travers la planète relève de l’illusion complète. Le « soft power » sans le « hard power » (c’est-à-dire la force militaire) n’est rien. Le « soft power » n’est que la version sophistiquée, la version de luxe du « hard power ».

Le mondialisme américain procède de cet axiome.

 

Avec l’aimable autorisation du Bulletin de l’Académie des sciences morales et politiques.

References[+]


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