Les mafias de la pêche illégale

Mis en ligne le 31 Juil 2018

Cet article présente un des aspects de la criminalité environnementale, réalité complexe et multiforme regroupant des activités au ratio bénéfices/risques particulièrement élevé. L’article s’intéresse au cas de la pêche illégale, et propose un point sur les raisons du succès des groupes criminels comme sur les difficultés rencontrées par les Etats ou les organisations internationales.

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Quentin Nougué

 


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : Denis Lambert, “Les mafias de la pêche illégale”, ANAJ-IHEDN.

Vous pouvez retrouver d’autres études de l’ANAJ  en suivant ce lien : https://www.anaj-ihedn.org/wp-content/uploads/2018/06/SENGAGERPARLAPLUME_2_web.pdf


Les mafias de la pêche illégale

Les menaces liées à la criminalité environnementale se classent aujourd’hui au quatrième rang des activités illicites dans le monde, après le trafic de stupéfiants, la contrefaçon et la traite des êtres humains[1]. Nous sommes face à un secteur que les experts qualifient couramment de High profits/Low risk. Autrement dit, il s’agit d’un domaine dans lequel le ratio-bénéfices/risques est particulièrement profitable en raison de l’absence de répression dissuasive dans les États qui les subissent, dès lors qu’ils n’ont pas ou ne se donnent pas les moyens réels de réagir et de sanctionner ces contournements du marché légal.

En pratique, il apparaît que celui-ci ne se limite pas aux animaux sauvages iconiques ni aux bois précieux, mais qu’il s’est beaucoup diversifié. Extraction minière clandestine, trafic de déchets, de substances chimiques, de minerais ou encore de pâte à papier et de copeaux de bois génèrent des profits considérables[2]. Avec onze à vingt-trois milliards de dollars américains par an, la pêche illégale et les activités criminelles qui y sont associées brassent davantage d’argent que le marché des armes légères[3].

L’une des particularités de cette forme de criminalité maritime est d’être à la fois très locale, puisque basée sur des ressources naturellement accessibles, et de dimension internationale, car destinée à un marché non domestique nécessitant la maîtrise des flux illicites du commerce mondial. Ce qui explique qu’elle soit pour l’essentiel le fait d’organisations criminelles transnationales, c’est-à-dire “de groupes structurés de trois personnes ou plus, existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre plusieurs infractions graves dans plus d’un État pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel[4]”. Pour parvenir à leurs fins, elles n’hésitent pas à tirer profit d’un cadre juridique international permissif, leur permettant notamment d’enregistrer leurs navires auprès d’États de libre immatriculation ou de créer des sociétés-écrans implantées dans des paradis fiscaux afin de dissimuler leur véritable nature ou origine.
Une telle sophistication de la criminalité est bien évidemment hors de portée de la capacité répressive, législative et policière d’un seul État et exige la combinaison des efforts de plusieurs pays, laquelle n’est pas souvent au rendezvous malgré l’existence d’un traité international la prévoyant expressément[5]. Tout cela se fait au détriment des États concernés qui s’appauvrissent sans pouvoir en tirer le moindre profit ou qui voient disparaître des éléments de leur patrimoine sans réellement pouvoir les défendre. Ces prédations sur la biodiversité marine, qui peuvent conduire à terme à l’extinction d’espèces, bouleversent les équilibres naturels et menacent la sécurité de communautés et de régions entières. Citons le pillage systématique des eaux territoriales somaliennes par des navires de pêche étrangers qui a été à l’origine de la piraterie dans cette zone[6].
Si l’opinion publique commence à réagir, nous sommes malheureusement encore loin d’une mobilisation générale des principaux pays de la planète, davantage engagés, à l’occasion de grandes conférences médiatiques, dans la lutte contre le réchauffement climatique (COP 21)[7].

La pêche illégale, un secteur favorable à la criminalité organisée

Des profits élevés et des risques de sanction réduits contribuent à faire de la pêche illégale un secteur particulièrement attractif. L’Asie absorberait une part significative de ce trafic mondial. La demande y serait particulièrement alimentée par les besoins de la médecine traditionnelle, les croyances culturelles et les conséquences de son boom économique[8].

Une activité rentable

La motivation première de la pêche illégale – et de façon générale de tous les crimes environnementaux – est le gain financier qui peut en être tiré. Les groupes criminels ciblent principalement des espèces à forte valeur marchande comme les requins dont on consomme les ailerons, les concombres de mer, le thon rouge et depuis peu les hippocampes déshydratés auxquels la médecine asiatique confère de prétendues vertus thérapeutiques[9]. Ce sont huit millions de spécimens qui ont récemment été saisis par les autorités péruviennes dans les cales d’un navire arborant le pavillon chinois. Leur valeur a été estimée à quatre millions de dollars américains[10].

Un risque pénal réduit

Le marché de la criminalité environnementale est marqué par la relative impunité de ses participants. “Le crime organisé a mené son propre audit juridique[11]” et sait parfaitement que les sanctions encourues pour la destruction des écosystèmes sont dérisoires comparées à celles infligées, par exemple, pour le trafic de drogue.
En matière de pêche illégale, il faudrait que les peines prévues soient beaucoup plus sévères pour qu’elles aient un effet réellement dissuasif. Un examen approfondi des différentes législations nationales sur le niveau des amendes révèle de grandes disparités. À Taiwan, Nation habituellement complaisante avec les braconniers des mers, elles atteignent difficilement les cinq mille dollars[12]. Ce chiffre est très largement inférieur aux standards d’autres paydont le Mozambique qui en 2013 a condamné le propriétaire du navire Txori Argi battant pavillon espagnol à payer une amende de sept cent mille dollars pour avoir pêché illégalement dans sa zone économique exclusive[13].

La criminalité organisée à travers la chaîne de valeur du secteur de la pêche

Le concept de chaîne de valeur a été introduit par Michael Porter dans son ouvrage intitulé L’avantage concurrentiel : comment devancer ses concurrents et maintenir son avance (Dunod, 2003)[14]. Il s’agit d’une chaîne d’activités dans laquelle les produits franchissent successivement toutes les étapes de la structure pour y gagner à chaque fois en valeur. Concrètement, elle permet d’établir un lien entre les étapes de production, de transformation et de distribution d’une marchandise ou d’un service.
Cette notion est parfaitement transposable à l’industrie de la pêche et elle s’y décompose de la manière suivante : préparation et sortie en mer du navire de pêche, capture du poisson, débarquement de la cargaison, transformation des prises de pêche, transport et exportation des produits frais et transformés et enfin vente de la marchandise aux consommateurs[15].
Dans le même temps, cette chaîne souffre d’un certain nombre de vulnérabilités dont « les groupes criminels n’hésitent pas à tirer profit[16] », reconnaît Per Erik Bergh, l’un des membres fondateurs de l’organisation non gouvernementale (ONG) Stop Illegal Fishing luttant contre la pêche illégale en Afrique. « S’il existe la moindre faille juridique, ils la trouvent et s’en servent. S’ils remarquent des faiblesses structurelles chez un État côtier, ils en profitent. S’ils peuvent corrompre des agents des pêches ou des représentants des douanes, ils le font[17] ».
Dans cette perspective, nous passerons en revue quelques-unes des stratégies employées par ces malfaiteurs au sein de cette chaîne de valeur, dont certaines ne se limitent pas au secteur de la pêche.

Les pavillons de complaisance

L’expression pavillon de complaisance renvoie à l’immatriculation d’un navire auprès d’un État autre que celui dont le propriétaire est ressortissant. Le recours à ces pavillons peut procurer des avantages économiques et réglementaires aux armateurs, réduire le coût d’exploitation de leurs navires et leur offrir une plus grande souplesse dans le choix de leur équipage. Une étude menée en 2009 par l’Environmental Justice Foundation, une ONG britannique de défense des droits de l’homme et de l’environnement, avait d’ailleurs permis de découvrir que mille soixante et un navires de pêche de dimensions importantes avaient été enregistrés auprès de quatorze pays de libre immatriculation, sur les trente-cinq existants[18].
S’immatriculer dans des États recourant à des registres ouverts est en principe rapide et peu coûteux. En pratique, il n’est pas nécessaire que le navire accoste dans un port appartenant à l’État d’immatriculation, Internet proposant déjà des solutions simples pour dépavillonner. Par exemple, le site internationalshipregistries.com se charge de mettre en relation les armateurs avec les organismes d’enregistrement d’une douzaine de pays[19]. Parmi eux la Mongolie, Nation pourtant enclavée, promet, moyennant le versement d’une commission et la délivrance par télécopieur d’une copie du certificat de propriété du navire, une inscription provisoire sur ses registres[20].
Cette facilité d’utilisation des pavillons de complaisance encourage le Flag-Hopping, une pratique consistant à changer fréquemment d’identité et de pavillon pour déjouer l’attention des autorités en mer et ainsi compliquer les poursuites en cas d’infractions. Un exemple en est donné par le navire Asian Warrior, réputé pour avoir fréquenté assidûment les eaux de l’océan Austral afin de s’y livrer à des activités de pêche illégale à la légine, « l’or blanc des contrebandiers[21] ». Depuis 2003, il a changé seize fois de nom et a arboré le pavillon de huit États dont la moitié était de complaisance : Saint-Vincentet-les-Grenadines, la Guinée équatoriale, la Corée du Nord et le Panama[22].Sa course s’est définitivement achevée en février 2016 dans les eaux territoriales sénégalaises, où il battait illégalement pavillon de l’Indonésie[23].

Les équipages, une forme d’esclavage en mer

En vertu de la Convention de Montego Bay (Convention des Nations unies sur le droit de la mer), chaque État du pavillon est tenu de prendre à l’égard de ses navires « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité en mer, notamment en ce qui concerne les conditions de travail et la formation des équipages, en tenant compte des instruments internationaux applicables[24] ». Toutefois pour les groupes criminels qui exploitent des navires enregistrés auprès de Nations laxistes, il n’y a aucune obligation de les entretenir correctement, et ils sont d’autant moins tentés de le faire qu’ils peuvent être saisis et parfois détruits par les autorités d’États côtiers luttant contre la pêche illégale.
De même, ces organisations ne se soucient guère d’offrir à leurs marins des conditions de vie et de travail décentes. Des rapports produits par plusieurs ONG internationales ont décrit de nombreux cas de traite d’êtres humains aux fins de travail forcé dans le secteur des pêches[25]. Des travailleurs, migrants pour la plupart, y étaient battus, affamés, forcés à travailler pendant des jours sans pouvoir dormir, drogués à la méthamphétamine, privés de soins, soumis à des simulacres d’exécution et parfois même assassinés[26].
La communauté internationale a pris conscience de l’ampleur et de la gravité du phénomène et l’Union européenne s’est chargée d’adresser en avril 2015 un premier avertissement, sous la forme d’un carton jaune, à la Thaïlande[27]. Cet État qui chaque année exporte près de cinq cent mille tonnes de crevettes, dont plus d’un quart à destination du marché européen[28], a édifié son industrie halieutique sur le travail forcé. Deux cent cinquante mille réfugiés birmans y seraient exploités et répartis entre les usines de traitements à terre et une flotte estimée à quarante mille navires[29].

Les transbordements

Le transbordement est une opération consistant à transférer une cargaison, du carburant, des provisions, des membres d’équipage ou des équipements de pêche d’un navire à un autre. Il peut avoir lieu dans un port, dans des zones maritimes contrôlées, près de la côte – où les conditions y sont satisfaisantes pour jeter l’ancre ou se mettre à l’abri des vents dominants – ou en haute mer. Cette technique correspond à une réalité économique. En effet, les navires de pêche parcourent souvent de longues distances et il est logique, d’un point de vue commercial, qu’ils transbordent leurs prises et se réapprovisionnent près de leurs zones de capture, qui peuvent se situer en plein milieu de l’océan. Ils peuvent ainsi transférer leur cargaison dans un seul navire frigorifique, de la gamme “Reefer”. Ce type de navires arbore fréquemment des pavillons de complaisance, dont les plus répandus sont ceux des Comores et du Vanuatu[30]. Bien que cette pratique soit légale, des restrictions peuvent y être apportées, voire des interdictions prononcées. Par exemple, la Commission pour la conservation de la faune et de la flore marine de l’Antarctique commande aux navires des États contractants de lui notifier, au moins 72 heures à l’avance, les transbordements prévus[31]. Dans l’ouest de l’Afrique, un certain nombre d’États côtiers, au premier rang desquels le Sénégal prohibent formellement l’utilisation de ce dispositif[32]. La raison en est que le transbordement peut conditionner et/ou faciliter les opérations de pêche illégale, en permettant le mélange, au sein d’un même compartiment, de prises licites et illicites.De 2012 à 2016, ce sont cinq mille soixante-cinq transbordements suspects qui ont été recensés dans le monde, dont quarante pour cent dans des zones maritimes internationales. Les principaux lieux de rencontres sont : la partie russe de la mer d’Okhotsk, la bordure extérieure de la zone économique exclusive de l’Argentine, la mer de Barents et les eaux territoriales de la Guinée-Bissau. Cet État, l’un des plus pauvres du continent africain, en a, à lui seul hébergé cent douze[33].

Les ports de complaisance

Un navire de pêche tâchera le plus souvent de vendre sa cargaison en mer puis la transbordera sur un navire réfrigéré. Ce dernier s’empressera à son tour de la décharger dans un port dit de complaisance où les inspections des autorités sont rares ou inexistantes. À terre, les acheteurs sont généralement complices de tels procédés, car ils peuvent obtenir des produits à des prix inférieurs à ceux du marché légal. Ce type de stratagème peut avoir des incidences notables sur le cours d’une marchandise. Par exemple, l’introduction massive en 2012, aux États-Unis et au Japon, de crabe royal du Kamtchatka pêché illégalement par des navires russes, y a entraîné un effondrement de vingt-cinq pour cent de son prix[34]. Afin d’empêcher la répétition de ces ventes illicites, cinquante et un États ont, sous l’égide de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), ratifié l’Accord international sur les mesures du ressort de l’État du port. Ce traité comprend deux volets : le premier a trait au renforcement des inspections portuaires, l’autre concerne l’échange d’informations entre les parties sur les navires impliqués dans des activités de pêche prohibées[35].
Néanmoins, alors qu’il existe quatre mille neuf cent soixante-huit ports à travers le monde où les prises de pêche peuvent être déchargées, environ mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit n’ont pas l’obligation légale d’appliquer cet accord[36]. Une étude réalisée par Oceana, association internationale dédiée à la préservation des océans, a permis de dresser la liste des dix ports les plus fréquentés par les navires frigorifiques, parmi lesquels trois – Abidjan (Côte d’Ivoire), Shidao Bay (Chine) et Kaohsiung (Taiwan) – ne sont pas encore tenus de respecter cet engagement international[37].
Sa généralisation est pourtant nécessaire. « Nous ne pouvons laisser de portes ouvertes, en fermer quarante-neuf sur cinquante est inutile, car les groupes criminels utiliseront logiquement la dernière[38] » estime Matthew Camilleri, agent de liaison au sein de la division “Économie et politiques de la pêche et de l’aquaculture” de la FAO.
En pratique, les organisations criminelles font preuve d’une grande réactivité. Si un port est étroitement contrôlé, elles n’hésitent pas à donner l’ordre à leurs navires de pêche ou aux “Reefers” d’en atteindre d’autres, parfois à des milliers de kilomètres du premier.

Les organisations criminelles bénéficiant de la pêche illégale

La relation entre pêche illégale et groupes criminels transnationaux avait été révélée par les membres de l’assemblée générale des Nations unies, dans le cadre de leur résolution 64/72 du 4 décembre 2009. Dès cette époque, ils faisaient part de leur « inquiétude sur les liens qui pouvaient exister entre la criminalité internationale et la pêche illicite dans certaines régions du monde et encourageaient les États à étudier, dans le cadre des instances et organisations internationales appropriées, les causes et les méthodes de la pêche illicite et les facteurs qui y contribuaient afin que ces liens éventuels soient mieux connus et mieux compris[39] ».
Quelques années plus tard, les auteurs d’un rapport publié par l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime[40] proposaient de distinguer, parmi la multitude d’organisations criminelles impliquées, deux grands ensembles. Le premier comprenait d’authentiques mafias qui, pour des raisons conjoncturelles, avaient délaissé certaines de leurs activités illégales pour se concentrer principalement sur le trafic d’espèces marines protégées, davantage rémunérateur. L’autre regroupait des entreprises de pêche légalement constituées qui, par opportunisme, avaient basculé dans la criminalité en s’appuyant par exemple sur des paradis fiscaux pour blanchir le produit de leurs méfaits ou en immatriculant volontairement leurs navires auprès d’États laxistes pour limiter les poursuites en cas d’infraction.

La pêche illégale et les mafias

Au niveau mondial, la mise en place de moyens de lutte relativement efficaces contre la drogue, la contrefaçon, le trafic d’êtres humains ou bien encore contre la criminalité financière a contraint les grandes organisations criminelles à trouver de nouveaux gisements de profits moins surveillés.
Aussi les principales mafias italiennes ont-elles choisi d’investir de larges pans du secteur halieutique de leur pays. La Camorra, dont on savait qu’elle était largement impliquée dans le trafic de déchets toxiques exportés vers des États pauvres comme la Somalie, contrôle désormais également l’industrie du thon rouge en Campanie[41]. La ‘Ndrangheta[42]), quant à elle, exploitait jusqu’en juillet 2016, par l’intermédiaire de l’un ses chefs Francesco Muto surnommé “le roi du poisson”, la majorité des navires de pêche sillonnant les côtes tyrrhéniennes. Celui-ci a été arrêté et inculpé avec cinquante-six autres complices, pour trafic de drogue, extorsion de fonds et vol en bande organisée[43].
En Afrique du Sud, dans la province du Cap, des trafiquants de drogue locaux affiliés aux Triades chinoises se sont associés à des pêcheurs aguerris pour qu’ils capturent à leur profit des ormeaux – mollusques marins réputés pour leur chair et pour la nacre de couleur bleue irisée de leur coquille – qu’ils leur échangent contre de la méthamphétamine ou du mandrax[44]. Depuis 2001, ce sont soixante-quinze millions d’ormeaux qui ont été illégalement arrachés des eaux territoriales de ce pays[45].
Enfin, dans le golfe de Californie au Mexique, des cartels se livrant habituellement au trafic de cocaïne à destination des États-Unis, ont pris pour cible le totoaba, poisson rare endémique de cette zone maritime, afin d’en prélever la vessie natatoire[46]. Celle-ci, très prisée des gastronomes chinois, peut se négocier jusqu’à vingt mille dollars américains l’unité sur les marchés asiatiques[47].

La pêche illégale et la criminalité en col blanc

Dans l’imaginaire collectif, la criminalité organisée serait uniquement le fait “de cartels du crime[48]” qui se seraient créés et développés dans une constante dynamique conflictuelle, en faisant régner la terreur et en exerçant une violence meurtrière implacable.
Une telle vision a pour conséquence de délaisser une autre catégorie d’individus, plus discrets, que l’on désigne sous le vocable de criminels en col blanc. Ce type de criminalité trouve traditionnellement sa source dans une entreprise, quelle que soit sa taille, dont le capital de départ a été rassemblé de façon légitime pour lui permettre de participer aux processus économiques légaux. Mais selon les circonstances, ses acteurs vont décider de recourir à certains moyens frauduleux afin d’accroître substantiellement leurs profits.
Dans le secteur des pêches, deux cas méritent justement de retenir notre attention. Le premier implique l’entreprise de pêche galicienne Vidal Armadores. Ses propriétaires ont édifié, à partir de 2006, un vaste réseau de sociétés-écrans réparties à travers de nombreux paradis fiscaux afin d’exploiter et de gérer quatre navires de pêche : le Kunlun, le Songhua, le Yongding et le Tiantai, tous impliqués dans des activités de pêche illégale à la légine dans l’océan Austral[49]. Au terme d’une enquête menée conjointement par la Guardia Civil et Interpol, les dirigeants de cette structure familiale se sont vu infliger une amende de dix-huit millions d’euros par le ministère espagnol de l’Agriculture, à laquelle se sont ajoutées des interdictions de mener des opérations de pêche ainsi que de recevoir des subventions et autres avantages publics. En revanche, sur le plan pénal, la Cour suprême espagnole a décidé en décembre 2016 d’abandonner l’intégralité des charges pesant sur eux – blanchiment d’argent, falsification de documents comptables, crime environnemental et association de malfaiteurs –, en se déclarant incompétente pour connaître des faits ayant trouvé leur origine dans les eaux internationales[50].

L’autre concerne Carlos Rafael, propriétaire de l’une des plus importantes flottilles de pêche du Nord-Est des États-Unis, qui a récemment plaidé coupable, devant la Cour fédérale du district du Massachusetts, aux vingt-huit chefs d’accusation pour lesquels il était poursuivi. La justice américaine lui reprochait notamment d’avoir falsifié pendant plusieurs années les registres de capture de la quarantaine de navires dont il disposait, d’avoir vendu illégalement ces prises à des négociants complices sur le marché aux poissons de New York ainsi que d’avoir blanchi le produit de ces infractions au Portugal[51].
Les prémices d´une riposte à ces organisations criminelles L’une des difficultés inhérentes à la lutte contre la pêche illégale est son caractère transnational. Ainsi, comme nous l’avons précédemment évoqué, les organisations criminelles impliquées s’appuient sur des ports de complaisance pour débarquer leurs prises illicites, enregistrent leurs navires sous pavillon de complaisance pour réduire le risque de poursuites et s’abritent derrière le paravent de sociétés-écrans pour camoufler leur structure de propriété et déguiser la véritable destination de leurs revenus.
Les combattre efficacement requiert donc l’intervention du plus grand nombre d’acteurs possible. Des États d’abord, dont les capacités d’action sont parfois freinées par l’enchevêtrement de compétences des différents services nationaux concernés. Pour y remédier, la Tanzanie a créé en 2015 une Task-Force regroupant les forces de police du pays, le service des forêts, la division des pêches et des unités du renseignement intérieur[52].
Des organisations internationales ensuite, qui ont la charge de promouvoir et de faciliter la coopération des États qui en sont parties. En février 2013, Interpol lançait le projet Scale visant précisément à améliorer l’échange d’informations et de renseignements entre les services d’enquête mobilisés ainsi qu’à apporter un soutien en matière d’analyse sur les mouvements des navires, les chaînes d’approvisionnement et les associations de financiers et d’armateurs[53].

Des ONG enfin qui, délestées des contraintes réglementaires et territoriales, constituent de précieuses alliées dans la lutte contre ces groupes criminels. En avril 2015, Sea Shepherd provoquait l’arrestation, par les autorités de Sao Tomé-et-Principe, des officiers du navire Thunder, soupçonnés par Interpol de mener des opérations de pêche illégale. Ils ont été condamnés à des peines de prison ferme ainsi qu’à une amende de dix-sept millions de dollars(54). Cette affaire démontre de façon emblématique à quel point il est nécessaire de fédérer les efforts pour obtenir des résultats probants sur le plan judiciaire. Après des décennies d’immobilisme des États, les prémices d’une riposte à ces groupes criminels transnationaux semblent poindre, mais le combat s’annonce long et ardu, d’autant que ces groupes sont dotés d’une grande capacité de résistance et surtout d’adaptation.

References[+]

Par : Quentin Nougué
Source : Les Jeunes IHEDN
Mots-clefs : criminalité, mafias, pêches


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