L’ordre international face à l’Amérique de Trump

Mis en ligne le 22 Jan 2018

La présidence Trump est-elle le remous conjoncturel d’une permanence ou la manifestation tonitruante d’une rupture de la diplomatie américaine? C’est l’interrogation à l’origine d’une analyse fine et éclairante proposée par cet article L’auteur brosse un tableau saisissant des clairs-obscurs d’une diplomatie « à l’instinct », sans cap stratégique. Il en explore les ressorts et en souligne les risques. Le nouvel ordre international qui s’ébauche et la place des Etats-Unis sont en jeu.

 


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Pierre Vimont, “L’ordre international face à l’Amérique de Trump”, Institut français des Relations Internationales, Politique étrangère, 2017/4 (Hiver), p. 65-74, Décembre 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IFRI


 

L’ordre international face à l’Amérique de Trump

 

Donald Trump bouscule l’ordre mondial établi. Mais, en dépit de ses déclarations provocatrices, cherche-t-il vraiment à le remettre en cause ? Les bouleversements du système international ne datent pas de l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Ils correspondent à des changements en profondeur du monde de l’après-guerre froide. Si le président américain accentue aujourd’hui le désordre du monde, il n’en est pas l’instigateur et ne fournit pas davantage de solutions, faute d’une stratégie claire.

Un an après son élection, Donald Trump continue de susciter des réactions contradictoires aux États-Unis. Le cœur de son électorat lui reste fidèle, en dépit d’un exercice pour le moins chaotique du pouvoir. Dans le même temps, les médias, dans leur grande majorité, se sont réfugiés dans l’indignation permanente, pendant que le reste du pays ne sait plus quoi penser d’un monde politique de plus en plus éloigné de ses préoccupations.

À l’étranger, le président américain suscite assurément de la perplexité au sein d’une communauté internationale qui semble désemparée face à un phénomène dont elle peine à saisir les contours, ou les conséquences. Plus précisément, les partenaires de l’Amérique se demandent si la présidence Trump va poursuivre son cours erratique ou, au contraire, trouver progressivement un équilibre plus rassurant sous l’influence d’un entourage moins imprévisible. Dans cette seconde interprétation, les incohérences actuelles de Donald Trump sont perçues comme la traduction d’un difficile apprentissage du pouvoir, à l’image de ce qu’on a pu observer dans le passé avec certains présidents américains. En revanche, pour les plus inquiets, la question est de savoir si l’on n’assiste pas à un tournant de la diplomatie américaine, prémisse d’un mouvement de fond qui va progressivement bouleverser l’ordre international tel qu’il a existé depuis 1945, et faire apparaître un nouveau monde «post-américain», lourd de menaces et de déséquilibres.

Le président Trump représente-t-il un épiphénomène ou est-il l’agent d’une rupture fondamentale de l’ordre mondial actuel ? Telle est la question à laquelle la communauté internationale doit aujourd’hui répondre si elle veut engager la transformation de l’ordre mondial qui demeure, chacun le pressent, une nécessité.

 

Une tradition ancienne

Les hésitations américaines à l’égard du système international ne sont pas nouvelles. On connaît la longue litanie des résistances de l’Amérique chaque fois que la communauté internationale a voulu progresser et innover : le refus de rejoindre la Société des Nations après la Première Guerre mondiale, les tergiversations autour de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), vis-à-vis de laquelle les États-Unis semblent vouloir utiliser l’arme du retrait à répétition, la difficulté à se joindre à l’effort international pour lutter contre les changements climatiques, qu’il s’agisse de l’accord de Rio en 1992 ou de celui de Paris en 2015. La récente décision du président Trump à propos de l’accord de Vienne sur le programme nucléaire iranien confirme cette tendance permanente de la diplomatie américaine : rarement à l’aise lorsqu’elle doit se soumettre à des contraintes internationales, elle semble constamment tentée par la renonciation à ses engagements extérieurs, et par l’isolationnisme.

Ces allers-retours entre ouverture vers l’international et repli sur soi traduisent le plus souvent les rapports difficiles qui existent aux ÉtatsUnis entre pouvoirs exécutif et législatif. Ils sont le plus souvent le fait de présidents américains soucieux de donner à leur pays un rôle majeur dans les affaires du monde, en accord avec sa puissance et son influence réelles, mais confrontés à un Congrès qui résiste à leurs ardeurs et les freine. À cet égard, l’ordre international issu de la Seconde Guerre mondiale et largement influencé par les ÉtatsUnis a pu représenter pour l’Amérique une forme d’apothéose, mais aussi d’anomalie par rapport à une vision beaucoup plus restrictive de son rôle dans le monde, tel qu’il a prévalu pendant la plus grande partie de son histoire. Dès lors, le retour progressif de l’idéologie isolationniste après l’échec du Vietnam et les difficultés récurrentes en Irak ou en Afghanistan ne sauraient surprendre, et le phénomène Trump, à sa manière, constitue la suite logique de ce mouvement perpétuel entre tentation extérieure et rétractation intérieure.

Reste cependant un doute plus sérieux sur les remous auxquels nous assistons aujourd’hui. La diplomatie, telle que la pratique pour le moment le président Trump, est-elle la simple répétition d’une sorte de tradition historique qui voit le pays osciller à intervalles réguliers entre les deux tendances d’ouverture et de fermeture ? Ou bien correspond-elle à une évolution plus radicale, liée aux transformations d’un monde globalisé dans lequel la puissance américaine, confrontée à des partenaires de plus en plus actifs, cherche laborieusement à se définir un nouveau rôle ? En d’autres termes, au-delà de la personnalité pour le moins erratique du président américain, ce nouvel accès d’isolationnisme pourrait-il être le contrecoup d’un changement beaucoup plus profond de la communauté internationale ?

 

La zone grise de la diplomatie américaine

Cette interrogation a des implications très pratiques. Selon qu’on minimise ou, au contraire, exagère les effets perturbateurs de l’administration Trump, des attitudes différentes s’imposent. Soit les partenaires des États-Unis font le dos rond et se bornent à limiter les dégâts en espérant qu’à terme l’influence positive de son entourage conduira le président américain à donner un cours moins erratique à sa diplomatie ; soit ils concluent que, en présence d’un changement de fond des orientations de la politique étrangère des États-Unis, il leur faut agir sans plus attendre. Dans cet ordre d’idées, l’exhortation d’Angela Merkel après le dernier sommet du G7 sonne comme un avertissement. En appelant ses partenaires européens à tirer les conséquences du nouveau tour pris par la diplomatie américaine et à prendre leur destin en main, la chancelière allemande a semblé faire son deuil d’un retour de l’Amérique à ses positions traditionnelles, du moins tant que Donald Trump sera au pouvoir.

Cette attitude d’Angela Merkel n’a pas dissipé tous les doutes de ses partenaires, européens ou autres. Il demeure aujourd’hui encore une forte hésitation au sein de la communauté internationale face aux contradictions du président américain. Rares sont ceux qui pensent que Donald Trump va modifier sa façon de faire de la diplomatie, et encore moins changer de personnalité. Pour autant, les mêmes ne croient pas davantage à un président animé par de fortes convictions et soucieux d’établir une doctrine argumentée en matière diplomatique. Ils voient plutôt dans tout ce qu’a entrepris Donald Trump depuis le début de son mandat la marque d’une action qui marche à l’instinct. En Syrie, l’action américaine a pu, sur le plan militaire, bloquer certains des agissements de Bachar Al-Assad en frappant ses dépôts d’armes chimiques, mais elle n’a pas bridé le rôle croissant de la Russie dans la recherche d’un règlement politique de la crise. À propos de la Corée du Nord, les pressions de toutes sortes exercées par Washington sur le régime de Pyongyang ne sont pas parvenues à dissimuler que l’issue au blocage actuel repose en grande partie sur la bonne volonté de la diplomatie chinoise, ou celle de Moscou. Quant à l’incertitude entretenue par le président Trump sur l’avenir de l’accord nucléaire avec l’Iran, celle-ci ne peut qu’accentuer le sentiment que la diplomatie américaine peine à garder un cap clair, et qu’elle fait ainsi le jeu de ses concurrents au Moyen-Orient.

 

Une diplomatie américaine sous l’influence de la politique intérieure

Au total, l’impression est bien celle d’une politique étrangère qui n’offre plus de leadership affirmé. Mais ce nouveau visage de la diplomatie américaine cache peut-être une évolution plus profonde de la société américaine, dont la victoire de Donald Trump constitue la manifestation la plus spectaculaire.

Le président américain, on le voit chaque jour, ne croit pas aux vertus du multilatéralisme, ni aux avantages que produiraient les alliances établies avec les partenaires de l’Amérique. Il prêche un nationalisme de combat qui conduit inévitablement à une confrontation avec l’ordre mondial actuel, tant l’idéologie sous-tendant son action diplomatique est opposée aux objectifs poursuivis par le système multilatéral. Mais cette idéologie-là ne vient pas de nulle part, et les choix de politique étrangère du président des États-Unis ne sont pas fortuits. Ils correspondent à la réalité d’une nation américaine profondément divisée, qui n’est plus si sûre de son modèle économique ni de ses capacités d’intégration sociale. Le président américain est l’élu d’une population blanche, au pouvoir d’achat en forte baisse, faiblement éduquée, issue de régions trop longtemps ignorées des institutions de Washington, et fondamentalement nostalgique d’un passé où les États-Unis dirigeaient le monde libre. Il a bâti sa victoire sur les faiblesses d’une croissance économique minée par des disparités sociales de plus en plus accentuées, et des emplois de moins en moins solides.

Les ressorts de la diplomatie de Donald Trump sont donc d’ordre intérieur. Ils traduisent un retour de flamme des thèses isolationnistes, mais ils représentent également – ce qui est plus nouveau – une contestation de l’ordre libéral mondial qui n’a su ni reconnaître les efforts militaires américains en Afghanistan ou en Irak, ni trouver de parade aux déséquilibres économiques qui affectent la population américaine. En somme, la diplomatie de Donald Trump prend ses distances vis-à-vis des valeurs mêmes qui ont inspiré dans le passé l’action internationale de l’Amérique et, au-delà, l’ordre mondial.

 

Une absence de stratégie américaine

Cette contestation de l’ordre mondial dont Donald Trump s’est fait le champion avance cependant sans ligne politique claire, ni solution de rechange, car le président américain ne cherche pas à se parer des habits du stratège. Nous sommes ici dans le désordre né d’une gestion chaotique, plus que dans une volonté de rompre ou d’innover.

De fait, cette nouvelle politique étrangère américaine se traduit par des déclarations souvent spectaculaires et provocatrices mais, en fin de compte, assez superficielles. Les annonces se veulent radicales : remise en cause des alliances traditionnelles des États-Unis, notamment avec les partenaires européens de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ou de l’Union européenne (UE), critique de la diplomatie multilatérale des Nations unies, notamment à travers ses opérations de maintien de la paix, ou de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dans ses mécanismes de règlements des différends, annonce du retrait de l’accord de Paris sur les changements climatiques, etc. Tous ces revirements de la diplomatie américaine se présentent délibérément comme des ruptures, mais leurs effets pratiques restent limités. L’OTAN a ainsi résisté aux coups de boutoir du président américain, et a poursuivi ses efforts de consolidation, y compris avec le renforcement de sa présence sur terre et dans les airs aux abords de la Russie. Dans la même veine, les États-Unis sont toujours présents militairement en Afghanistan, en Irak ou en Syrie, et continuent d’en appeler au soutien de leurs alliés, preuve s’il en est que ces « coalitions de volontaires » ont aussi des avantages. Quant à l’accord de Paris, la décision de retrait américain ne pourra se concrétiser qu’en 2019, ce qui fournit un temps utile pour des efforts de conciliation que ne semble pas totalement décourager l’administration de Washington. Donald Trump a délibérément fragilisé l’accord nucléaire avec l’Iran, sans cependant aller jusqu’à le quitter.

En réalité, le nouveau président américain aime donner à sa diplomatie les apparences de la radicalité. Mais faute de cohérence, et parfois même de logique, cette politique étrangère apparaît souvent velléitaire. Elle ne cherche pas davantage à conceptualiser le changement qu’elle ambitionne de créer, et n’offre pas d’alternative sérieuse au système international actuel. Certes, Donald Trump s’est plié à ce qu’on pourrait appeler l’exercice obligé de toute présidence des États-Unis, qui consiste à exiger des réformes de l’Organisation des Nations unies (ONU) pour répondre aux critiques du Congrès. Il a également décidé de se retirer de l’UNESCO, Trump aime donner à sa diplomatie les apparences de la radicalité et  menace de faire de même avec le Conseil des droits de l’homme à Genève. Mais les propositions de l’administration américaine pour une révision en profondeur de l’ordre international demeurent limitées, pour ne pas dire inexistantes.

Sur la question de la révision de la composition du Conseil de sécurité, les États-Unis maintiennent une attitude de grande prudence. Il en va de même face à la contestation de la légitimité du G7, ou de la crédibilité du G20. Au-delà de cette dimension institutionnelle, les questions de fond suscitent de la part de la nouvelle administration américaine tout autant de réserves sans réelle proposition de solution alternative : en matière de commerce international, ou sur le dossier de l’immigration, l’arrivée de Donald Trump s’est traduite par des impasses aux réunions du G7 et du G20 ou dans les enceintes de l’OMC. Quant aux négociations commerciales en cours avec la Chine, le Canada ou le Mexique, elles sont surtout marquées par une absence de ligne claire dans la conduite des négociations.

Ce comportement n’est pas surprenant dès lors qu’il traduit moins une volonté radicale de rupture avec l’ordre mondial que la conséquence d’une conception essentiellement nationaliste de la diplomatie américaine. L’administration Trump, en fin de compte, n’attend rien des organisations internationales. Elle les ignore plus qu’elle ne cherche à les réformer. Mais parce qu’elle est le fait d’un pays qui reste la puissance dominante dans le monde, cette position, ou plutôt cette absence de position, continue d’avoir un impact significatif sur l’ordre international, ne serait-ce qu’en contribuant à le désorganiser davantage.

 

L’Amérique face à un ordre mondial qui se cherche

Peut-on dire pour autant que l’instabilité qui caractérise l’ordre mondial depuis la fin de la guerre froide relève des seules foucades de Donald Trump ? Ou faut-il chercher d’autres causes au désordre actuel ? On peut noter à ce propos que le prédécesseur de l’actuel président américain avait déjà évoqué la nécessité de modifier en profondeur le système international, et tenté de convaincre les partenaires de l’Amérique de prendre leur part de responsabilité dans les affaires du monde. Pour Barack Obama, de tels changements n’étaient rien d’autre que la traduction directe d’un monde devenu multipolaire où l’émergence de nouveaux acteurs, dotés d’une vraie puissance économique ou militaire, ne pouvait plus être ignorée. Dès son premier discours devant l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2009, le président Obama avait esquissé cette nouvelle vision du monde et les évolutions que celle-ci ne pourrait manquer d’avoir pour le leadership américain.

Son successeur a fait le même constat sur l’instabilité du monde dans son premier discours aux Nations unies le 19  septembre 2017. Mais il s’en est différencié significativement en ne proposant aucune nouvelle forme de solidarité internationale, là où le besoin apparaît pourtant criant. Parce qu’à la différence de Barack Obama, ce président-ci n’a aucune fibre multilatérale, on ne trouve dans son intervention nul appel à refonder un nouvel ordre mondial. Et pas davantage d’invitation à un partage de responsabilités mais, au contraire, une caution donnée à la défense prioritaire des intérêts nationaux. Pas d’engagement en faveur de l’état de droit, mais un plaidoyer contradictoire pour une Amérique à la fois soucieuse de ne plus imposer son modèle démocratique et décidée à changer les régimes des États – Iran, Venezuela, Corée du Nord – considérés comme faillis. Guère de vision, enfin, sur ce que pourrait être un nouvel ordre économique mondial à l’heure où la communauté internationale affronte des changements majeurs liés à la surenchère concurrentielle, à la pression des mouvements financiers, aux révolutions technologiques ou aux risques écologiques. Sur tous ces points, Donald Trump ne cherche pas à offrir un leadership politique ou moral. Une fois encore, si l’Amérique du président Trump déstabilise l’ordre mondial, c’est davantage par défaut et par absence de direction que par une action délibérée de remise en cause.

 

L’Occident contre le reste du monde

Pourtant et d’évidence, l’ordre international est à la recherche d’un nouvel équilibre qui pourrait lui rendre de la stabilité et de la sécurité. Cette quête vaut dans tous les domaines : politique, avec le besoin d’une gouvernance mondiale solide prenant en compte le poids des nouveaux acteurs apparus sur la scène internationale ; économique, pour donner à la communauté internationale les moyens de favoriser une croissance plus juste et plus durable ; sécuritaire, pour lutter contre le terrorisme, maîtriser les tentations d’interventions militaires et inventer de nouvelles règles face aux risques de prolifération nucléaire ; culturelle, pour promouvoir éducation, recherche ou respect des règles de droit.

La difficulté à faire avancer un tel agenda tient à l’hétérogénéité de la communauté internationale. La disparition de l’affrontement binaire né de la guerre froide, puis l’arrivée sur la scène mondiale des nouveaux pays émergents, et la crise financière de 2008, ont profondément modifié la perception du camp occidental par les autres partenaires internationaux. Ces évolutions ont renforcé l’urgence à engager les changements nécessaires pour traduire ce nouveau rapport de forces dans un système international rénové.

Face à l’apparition de cette nouvelle réalité politique, les nations occidentales ont tardé à réagir et à accepter la nécessité du changement. Elles ont préféré une défense à court terme de leurs intérêts, qui leur a fait perdre de vue la baisse de leur influence au sein de l’ordre international. Ceci s’est manifesté aussi bien dans les efforts pour préserver leurs droits acquis au Conseil de sécurité des Nations unies, au Fonds monétaire international (FMI) ou à la Banque mondiale, que dans la défense de principes tout à fait estimables mais de plus en plus contestés par les pays non occidentaux, comme on le voit avec la remise en cause par un nombre grandissant de pays africains des prérogatives de la Cour pénale internationale.

Face à cette opposition, le leadership américain a évidemment un rôle essentiel à jouer. Barack Obama avait bien compris l’acuité du problème : sa prise de position sur les changements à venir au Moyen-Orient (discours du Caire), sa volonté de renouer le dialogue avec Moscou (le reset), la réorientation de la diplomatie américaine vers l’Asie (Asian pivot) ont constitué autant de tentatives pour prendre en compte la réalité de ce monde nouveau. Ces efforts n’ont pas abouti, mais ils témoignaient d’une prise de conscience vis-à-vis des changements en cours dans l’ordre mondial. Le refus de Donald Trump de poursuivre dans cette voie semble indiquer qu’au-delà de la pulsion isolationniste traditionnelle qu’il reprend volontiers à son compte, l’actuel président américain ne fait pas sienne l’analyse de son prédécesseur sur l’évolution du monde ou, en tout cas, paraît s’en désintéresser.

 

Une responsabilité nouvelle pour les autres partenaires

Ces choix diplomatiques de Donald Trump obligent, en conséquence, les autres partenaires internationaux – UE, Chine, Russie – à reprendre à leur compte le chantier de la rénovation de l’ordre mondial. Une fois de plus, c’est le vide laissé par Donald Trump qui peut engendrer le pire – davantage de désordre – mais aussi le meilleur, en obligeant les autres membres de la communauté internationale à prendre le relais, et à accepter d’assumer un leadership aujourd’hui en déshérence.

Une telle perspective ne va pas de soi. En l’absence des États-Unis, c’est à l’Europe qu’il appartiendrait de reprendre le flambeau pour défendre le modèle de l’ordre libéral. Mais celle-ci n’est guère habituée à agir en toute autonomie ; elle se montre souvent divisée en son propre sein et peu agile quand il s’agit d’affronter les logiques géopolitiques. L’Union européenne reste donc un acteur incertain même si elle montre ces derniers temps des capacités de mobilisation nouvelles pour défendre l’accord de Paris sur le changement climatique, ou pour prôner un renouvellement des règles en matière de commerce international ou de concurrence. De leur côté, les autres partenaires au sein de la communauté internationale défendent essentiellement leurs intérêts bien compris. À l’image de la Chine, ils proposent de nouvelles institutions financières, installent de nouvelles enceintes de concertation, et cherchent à instaurer de nouvelles règles économiques (marchés publics, investissements étrangers) propres à modifier les rapports de force actuels. Il est clair que ces développements, souvent de sens contraire, ne pourront aboutir qu’à la condition de faire naître une volonté commune de dialogue pour faire avancer les chantiers en cours (réforme des institutions multilatérales, changement climatique, immigration, non-prolifération, développement durable…).

 

La part qui revient à l’Amérique

Si les partenaires sont prêts à s’engager dans cette voie d’un nouvel ordre international, les chances de donner progressivement aux différents aspects de la mondialisation un tour plus stable et équilibré en seront accrues. Déjà, les engagements du reste de la communauté internationale en matière d’environnement pour faire vivre l’accord de Paris, en dépit du retrait américain, traduisent un état d’esprit nouveau qui constitue peut-être le premier signe d’une telle volonté de progrès.

Il est clair cependant que rien de solide ni de définitif ne pourra se faire si l’Amérique devait décider de rester à l’écart de cette entreprise collective. De même que le système de Bretton Woods s’est bâti en 1945 avec les nations victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, le nouvel ordre mondial doit se construire sur la réalité de la puissance telle qu’elle apparaît aujourd’hui. Chine, Russie, Europe, sans oublier les autres pays émergents, seront des acteurs incontournables. Mais, comme en 1945, les États-Unis doivent également y trouver leur place.

C’est là que les choix de Donald Trump vont peser lourd. Son instinct le portera à garder ses distances à l’égard d’une telle entreprise. Personne ne doute que, pour le président américain, la refonte du système international représente une option très éloignée de ses positions personnelles. Mais peut-il rester indifférent à des efforts diplomatiques au niveau mondial qui laisseraient l’Amérique en marge et pourraient durablement affecter ses intérêts les plus directs ? À l’inverse, possède-t-il les moyens d’empêcher une telle réforme de se faire ? Ce qui se joue actuellement autour de l’accord nucléaire iranien que Donald Trump conteste alors que ses principaux partenaires le défendent, porte en germe la naissance difficile de nouveaux rapports de force au sein de l’ordre mondial. Cet épisode des transformations en cours de l’ordre international montre que le refuge isolationniste qu’affectionne tant l’Amérique peut se révéler plus préjudiciable que par le passé dans un monde multipolaire. L’absence des États-Unis, qui laissait il y a encore peu de temps ses partenaires inquiets et les alliés occidentaux sans réponse, semble désormais ne plus être considérée comme une hypothèse inenvisageable, et encore moins insoluble.

Il est difficile d’imaginer Donald Trump heureux si le train de la réforme du système international devait en fin de compte démarrer sans lui. Ce serait pour la défense des intérêts américains un pari hasardeux que de rester en marge de la discussion sur l’avenir d’un nouvel ordre mondial. À l’évidence, la question pour le moment ne peut que rester ouverte. Mais le fait qu’une telle option puisse être envisagée confirme que le président américain, par son action et son refus de prendre en compte les évolutions en cours, a sérieusement marginalisé la diplomatie de son pays et profondément affecté son autorité. De ce point de vue, une Amérique qui redeviendrait une force de proposition plutôt qu’un facteur de désordre constituerait un changement bienvenu pour la communauté internationale. Il n’est pas trop tard pour l’espérer.


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