L’urbain « djihadogène »

Mis en ligne le 29 Mai 2018

La structure urbaine joue un rôle significatif dans le processus de radicalisation djihadiste, c’est la thèse qui sous-tend l’analyse proposée par cet article. L’auteur nous propose une plongée au coeur des caractéristiques urbaines à l’origine de ces phénomènes de radicalisation djihadiste, exposant leurs aspects objectifs et subjectifs. La typologie détaillée de ces caractéristiques met en exergue un modèle urbain européen du djihadisme où se conjuguent effet “réseaux” et effet “ghetto”, et où le fondamentalisme (voire le djihadisme pour une infime minorité) peut devenir une identité de rechange pour une jeunesse en proie à un malaise identitaire profond et/ou en quête de sens.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : Farhad Khosrokhavar, « L’urbain «  djihadogène » », CSFRS.

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site du CSFRS :


L’urbain «  djihadogène »

 

L’importance de la structure urbaine sur le djihadisme n’a pas été suffisamment soulignée dans les travaux de recherche à ce sujet. Cet article tente d’en révéler la pertinence[1].

Un certain type de structure urbaine engendre des conditions qui favorisent la constitution des djihadistes. Par « djihadogène » nous entendons une situation qui contribue à la formation des acteurs djihadistes.

Dans la grande majorité des pays de l’Europe de l’ouest il existe des quartiers où le nombre de départ des jeunes vers la Syrie (foreign fighters, exo-djihadistes dans notre jargon) et le nombre d’adeptes du jihadisme intérieur (celui des « djihadistes maison », « homegrown jihadists », endo-djihadistes) sont plus élevés que la moyenne nationale.

Cette concentration peut être due à deux types d’effet : soit parce qu’au sein de ces quartiers les jeunes ont pu se connaître par des réseaux formels ou informels, des amis, ou des membres de la même famille avec leurs embranchements et leur extension ; soit en raison de la spécificité de la structure urbaine présentant certaines caractéristiques : un taux de chômage fort élevé, une ethnicité renforcée avec son cortège de stigmatisation et de colère chez une partie de la population, la ghettoïsation et le développement d’une économie souterraine illégale (qui attire une partie de la jeunesse et prédispose à toute forme de transgression par rapport aux normes en vigueur).

Evidemment, les deux effets peuvent aller de pair. L’étude de nombreux quartiers en Europe montre que la structure urbaine intervient activement dans une grande partie des cas. La question urbaine, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit de forte concentration de pauvreté avec une population d’origine immigrée qui se sent stigmatisée et prisonnière de ces quartiers, renvoie à la question sociale, mais aussi à des formes d’acculturation antagoniques qui lui sont certes liées, mais présentent aussi leur autonomie, en partie due à une histoire (la colonisation et la décolonisation dans les cas français et anglais), en partie liée au contexte local ou national.

Dans la grande majorité des cas, la question sociale émerge dans les villes européennes eu égard à l’acteur djihadiste. Celui-ci est souvent d’origine immigrée avec un arrière-plan qui en fait un laissé-pour-compte ou quelqu’un qui souffre de la « privation relative » (notamment dans les pays scandinave) (relative deprivation) ou de la pauvreté et est traité comme culturellement inférieur, étant souvent économiquement exclu et s’excluant aussi dans un rapport antagonique à la société dont la situation quotidienne est souvent la déviance, l’appartenance aux gangs ou à des groupes plus ou moins hors la loi.

Sur un échantillon de 1200 combattants étrangers provenant des sociétés occidentales, 70% d’entre eux viennent des mêmes villes. Les villes occidentales d’où sont partis le nombre le plus important de combattants étrangers sont: Londres (38 recrues) ; Anvers (32) ; Bruxelles (30) ; Ceuta, en Espagne (18) ; Zenica, en Bosnie-Herzégovine (15) ; Nice (13) ; Toulouse (13) ; Lunel (12) ; Vilvoorde, en Belgique (11) ; Sarajevo (11) ; Molenbeek (10) ; Paris (10) ; Dinslaken, en Allemagne (9) ; la Haye, en Hollande (9) ; Portsmouth en Angleterre, (8) ; Montréal, (7) ; Delft, en Hollande (7) ; Sydney (7)[2]. En leur sein, certains quartiers présentent un taux beaucoup plus élevé de djihadistes, comme déjà remarqué. Leurs caractéristiques mêlent des dimensions objectives, quantifiables, et d’autres, davantage imaginaires, relevant de la subjectivation des jeunes qui y résident. Leurs caractéristiques sont : la spécificité ethnique (les familles issues de l’immigration forment la grande majorité) ; un taux de déscolarisation élevé par rapport à la moyenne nationale ; un taux de chômage élevé par rapport à la moyenne nationale ; un taux de délinquance, d’incarcération et de récidive élevé par rapport à la moyenne nationale ; le développement d’une économie souterraine au sein d’une population pauvre qui souffre davantage du chômage, de l’emploi sous-qualifié et de précarité que le reste de la société (économie de la drogue mais aussi de tous les produits illégalement vendus, comme des vêtements, des produits électronique volés, des produits ménagers, la vente des véhicules volés…) ; une structure familiale souvent éclatée : familles patriarcales décapitées, monoparentalité et instabilité familiale ; un vif sentiment de stigmatisation (en grande partie fondée sur l’expérience quotidienne, amplifiée par le comportement « agressif » des jeunes exclus qui se sentent victimes de la société) ; l’enclavement du quartier qui est plus ou moins séparé de la ville pour des raisons objectives (l’absence de ligne de métro ou de bus) ou en partie imaginaire (une ligne de démarcation imaginaire sépare le quartier des autres zones urbaines environnantes).

Les quartiers de type « banlieue » ou « quartier pauvre enclavé » mêlent les caractéristiques subjectives et objectives : du côté subjectif ils sont le théâtre de ce que l’on pourrait appeler «avoir peur » et « faire peur ». La peur de la police et des agents de l’ordre se transforme en une volonté de « faire peur au flic » et par-delà, de « faire peur à la société entière ». Ces jeunes ont peur de sortir seuls en ville hors de leurs quartiers, c’est pourquoi ils y vont en groupe, ce qui déclenche le mécanisme de la peur chez les citadins qui se trouvent face à une bande de jeunes désinhibés à cause même de la dynamique du groupe et  qui se permettent d’agir plus ou moins agressivement. Dans un cercle vicieux, la société et ces jeunes font tout pour que leur relation soit fondée sur la suspicion mutuelle et non la « neutralité affective », la tension étant susceptible de dégénérer en violence. L’islam djihadiste peut être métaphoriquement comparé à une « sortie définitive de la société » là où la vie quotidienne était une sortie provisoire et graduée : on tente de faire peur au péril de sa vie, en mettant en perspective cette insurmontable tension entre « avoir peur » et « faire peur », le djihadisme permettant de supprimer le premier terme du rapport en absolutisant le second. Tout cela s’inscrit dans un sentiment d’absence d’espérance dans l’avenir, de manque de confiance en soi, d’indignité intériorisée et de haine de la société globale qui est désignée comme le coupable dans la situation dégradée des jeunes du quartier.

Le côté objectif, ce sont la pauvreté, le taux fort élevé du chômage et de la déscolarisation, l’importance de l’économie souterraine, le taux élevé d’emprisonnement des jeunes…

Il existe un modèle général européen voire nord-africain (tunisien, algérien, marocain) de djihadisme fondé sur un environnement du type « banlieue » ou de quartier pauvre enclavé qu’on trouve en France, en Allemagne (entre autres à Dinslaken), en Suède (à Gothenburg…), en Belgique (à Molenbeec…), au Danemark (près d’Aarhus…).

À côté de ce type de structure urbaine, on trouve « les quartiers banlieusardisés » qui font partie de la ville mais présentent les caractéristiques des banlieues. On peut citer en France Neuhof (fait partie de Strasbourg), Le Mirail (partie intégrante de Toulouse), les Quartiers-Nord (Marseille)… On trouve aussi de nombreux cas dans les autres pays européens, comme on le verra.

Ces quartiers peuvent revêtir 2 configurations :

  • d’abord, le cas du quartier enclavé au sein d’une ville qui présente, en miniature, la plupart des caractéristiques des « banlieues » décrites en haut ;
  • ensuite, le quartier ou la ville qui est historiquement le lieu de départ de mouvements djihadistes depuis plusieurs années, voire décennies, comme certains quartiers de Nice où se sont installés des membres du Groupe islamique armé (GIA) dans les années 1990 qui se sont par la suite mués en djihadistes à la Daesh. Ces quartiers peuvent être en même temps marqués par l’exclusion de la population qui y réside.

Quelquefois la ville, le quartier ou la zone urbaine n’exercent pas une influence directe mais ce sont les réseaux d’amis, de « copains », la famille, le cercle étendu des membres d’une même institution comme l’université, ou les individus rassemblés sous le même toit de force (comme les détenus dans les prisons) qui peuvent déterminer le recrutement djihadiste. Parfois c’est la politique étrangère du pays où l’on vit qui devient un élément décisif dans la volonté de partir en Syrie et en Irak parmi des jeunes vivant dans des quartiers qui n’exercent pas une influence directe sur leur radicalisation.

Les deux facteurs peuvent aussi se cumuler : l’influence urbaine et l’antagonisme vis-à-vis de la politique étrangère.

Par ailleurs, la ville peut être le lieu de séjour d’étrangers qui se sont socialisés en son sein et qui cherchent à partir en terre du djihad. On peut citer le cas de certains Portugais convertis vivant dans un quartier de Londres, fans de foot, se rencontrant dans un bar portugais de Leyton et qui ont pris la décision de rejoindre l’EI[3].

L’urbain n’exerce pas toujours une influence dans le départ des jeunes vers les zones de combat au nom de la guerre sainte mais demeure important, voire décisif dans de très nombreux cas, surtout eu égard à la jeunesse de couches populaires d’origine immigrée.

Par-delà l’environnement urbain, le djihadisme peut survenir au cœur des institutions ou des organisations. C’est le cas de l’université (l’Angleterre avec Hizb u Tahrir), la prison (la France, mais aussi d’autres pays comme la Belgique…), quelquefois l’école, ou encore le métier (les médecins en Grande-Bretagne, les ingénieurs un peu partout en Europe, dans les classes moyennes).

Quelquefois on observe l’association de 2 villes ou d’une ville et d’une agglomération qui font tandem dans le djihadisme (on peut citer plusieurs cas de cette nature en France comme Toulouse-Artigat et Cannes-Torcy).

Souvent la proximité d’un quartier pauvre et d’un quartier riche peut donner lieu à des formes de frustration et d’indignation favorisant le djihadisme. Evidemment, il n’y a pas de causalité stricte, mais ce phénomène urbain se retrouve au sein de certaines villes européennes où a sévi le djihadisme. C’est le cas de North Kensington, où se trouve la Grenfell Tower qui a pris feu le 14 juin 2017, causant au moins 79 morts. Ce quartier fait partie des 10% des quartiers les plus pauvres en Angleterre mais côtoie dans le même temps des quartiers où se trouvent des hôtels de luxe achetés par des propriétaires étrangers qui les habitent rarement. C’est aussi le cas des logements sociaux dans des arrondissements parisiens en voie de gentrification comme le 19ème arrondissement dont sont issus les membres de la filière des Buttes-Chaumont, habitant pour la plupart dans des HLM. C’est aussi le cas des jeunes de Molenbeek en Belgique : dans ce district, la pauvreté jouxte d’autres quartiers en voie de gentrification. On retrouve ces mêmes phénomènes à Nice ou à Strasbourg.

Lorsque l’ensemble de la ville est plutôt pauvre et que les quartiers l’entourant sont également pauvres, comme les Quartiers Nord de Marseille au sein d’une ville de petites classes moyennes, le djihadisme ne semble pas prospérer, sans qu’on puisse généraliser ce cas à l’ensemble du paysage djihadiste.

L’histoire du dernier demi-siècle peut aussi jouer un rôle significatif. Prenons le cas de Nice. On sait que le repli des membres du FIS (Front islamique du salut) et, par la suite, du GIA (Groupe islamique armé) dans les années 1990 a eu un impact important sur l’endoctrinement voire la radicalisation d’une part de la population dans la décennie suivante. De nombreux djihadistes actuels niçois ont été endoctrinés dans des quartiers populaires marqués par la présence des membres du GIA.

 

Le modèle urbain européen du djihadisme

En Europe, jusqu’en juin 2016, Paris est incontestablement la ville la plus atteinte par le  djihadisme avec 136 mort, pour 2 raisons : les vocations internes  ainsi que le « djihadisme importé » de Belgique (les attentats du 13 novembre 2015 ont en effet été conçus en Belgique par des Belgo-marocains et des Franco-marocains en liaison avec Daesh)[4].

Depuis 2001, Al-Qaïda, et ensuite Daesh, ont attaqué les principales villes occidentales, New York (2001), Madrid (2004), Londres (2005), Paris (2015), Bruxelles (2016), Berlin (2016), Manchester (2017), Barcelone (2017), que l’on peut qualifier de « villes globales ». Par ailleurs, ce sont souvent dans ces mêmes villes qu’ils ont recruté leurs futurs « soldats », mais il existe des exceptions notoires. Ainsi, les attentats de New York en 2001 n’ont pas été perpétrés par des locaux (ils sont venus en majorité de l’Arabie saoudite (15), puis des autres pays arabes (4)) et c’est également le cas pour les attentats de novembre 2015 à Paris dont les djihadistes venaient de la Belgique. En revanche, une grande partie des terroristes de Madrid (2004) étaient résidents (ils vivaient à Ripoll, petite ville au nord de Barcelone) de même que pour Londres (2005).

Les villes globales sont par ailleurs des cibles privilégiées parce qu’elles attirent beaucoup plus l’attention mondiale que les petits bourgs. La répétition des attentats dans la même ville ou le même pays peut atteindre son économie de manière plus ou moins significative. Les mesures de précaution par l’Etat peuvent également restreindre les manifestations économiques, culturelles voire politiques ou sociales.

Néanmoins, à côté des villes globales le djihadisme atteint des villes de dimension moyenne, voire petites, comme Orlando aux Etats-Unis, Magnanville et Saint-Etienne-du-Rouvray en France et Molenbeek en Belgique.

La plupart des djihadistes proviennent de zones, de villes ou de régions relativement bien circonscrites dans l’espace. Ce sont des « hotbeds »[5], c’est-à-dire des creusets du recrutement djihadistes. En Europe il existe un modèle urbain du djihadisme spécifique. Que ce soit en France avec les banlieues[6], en Angleterre avec les « poor districts » ou dans d’autres parties de l’Europe occidentale, deux modèles sont dominants :

  • celui des banlieues pauvres habitées en grande majorité par des générations issues des migrants musulmans (ce modèle est plus dominant en France qu’ailleurs) ;
  • celui des quartiers « banlieusardisés », ghettoïsés, avec une population d’origine immigrée prisonnière qui joue le rôle de repoussoir pour ceux qui ne partagent pas leur condition socio-culturelle. Le développement du fondamentalisme islamique est une réaction à l’exclusion sociale et économique (nous rejetons ceux qui nous rejettent en arborant une attitude provocatrice et en épousant une religiosité de plus en plus hermétique), ce qui accentue le cercle vicieux d’enclavement et de fermeture sur soi.

Pour donner un exemple parmi d’autres de ces « hotbets » on peut citer le cas de la Suède où la majorité des « combattants étrangers » qui se sont rendus en Syrie et en Irak (environ 80 %) proviennent de 4 comtés (sur un nombre total de 21) : Västra Götaland, Stockholm, Skåne et Örebro. 1/3 des combattants étrangers ont été enregistrés à Västra Götaland, 1/4 dans le comté de Stockholm, 1/10ième dans le comté d’Örebro et 1/10ième dans le comté de Skåne[7]. Plus de 70% ont résidé dans des zones socialement défavorisées touchées par une grande criminalité et un faible niveau de vie. Ceci confirme le « modèle européen » du djihadisme qui comporte en majorité des candidats issus des quartiers défavorisés à forte concentration d’immigrés.

Il existe cependant certains quartiers ou villes où les conditions dégradées des « banlieues » ou des « quartiers pauvres enclavés sont réunies sans que l’on y observe un nombre élevé de djihadistes. Ces quartiers sont de deux types.

Le premier cas est celui des villes où il existe des quartiers « déshérités ». On peut citer le contre-exemple des Quartiers-Nord de Marseille où l’on n’observe pas de passage à la version djihadiste de l’islam. Ce calme relatif a été observé durant les émeutes de 2005 quand de nombreuses banlieues brûlaient en France, mais aussi en 2015, où l’on n’a pas observé un nombre significatif de djihadistes. C’est aussi le cas de la ville de Malines en Belgique qui présente les caractéristiques des zones urbaines « banlieusardisées » mais où pourtant il n’existe point de jihadisme à grande échelle, en grande partie grâce à l’activité de la municipalité[8].

Le cas de Marseille et des quartiers-Nord qui la jouxtent peut s’expliquer par les faits suivants. D’abord, parmi la centaine de cités qui composent ces quartiers, une quarantaine hébergent des minorités salafistes piétistes qui opèrent, en l’occurrence, comme une prévention de la radicalisation. Ensuite, une partie importante des jeunes de la ville se réclament de l’identité marseillaise: en effet, la forte identification à la ville est liée au fait que les quartiers nord sont en ville et non en « banlieue ». Par ailleurs, Marseille est une ville relativement pauvre et traversée depuis le 19ème siècle par des vagues migratoires qui engendrent crispation et rejet mais pas rancœur et ressentiment. Pour ne citer qu’un cas, plusieurs dizaines de milliers de Comoriens (80 000 en 2004) vivent dans la cité phocéenne et s’insèrent dans le tissu marseillais. Il faut également mentionner la forte densité des maillages sociaux. Les associations locales, les différentes formes d’aide et le paternalisme municipal ainsi que le clientélisme voire la corruption des élites politiques engendrent des réseaux de complicité qui ne peuvent exister que s’ils n’attirent pas l’attention de la police ou des renseignements généraux au niveau national. L’évitement du djihadisme entre dans le projet de « se faire discret » et de « ne pas soulever de vague ». En outre, les Algériens qui sont venus à Marseille dans les années 1990 suite à la guerre civile en Algérie et en fuyant le Groupe islamique armé (GIA) sont anti-islamistes et ont constitué des associations contre l’islamisme radical. Ils rejettent l’extrémisme religieux  pour en avoir fait l’expérience souvent douloureuse en Algérie. Enfin, les quartiers sont tenus par de petits caïds qui entendent éviter l’intervention de la police qui perturberait leur « business ». Si ceci est vrai de nombreuses banlieues qui donnent néanmoins lieu au djihadisme, la différence tient à la densité et à l’enracinement des réseaux[9] et à la forte identité phocéenne qui dresse un barrage contre l’absence d’identité ou l’identité déchirée du type ni français/ni arabe. On est marseillais et on le demeure.

Le second type de quartier où l’on observe la rareté des djihadistes est celui où l’on trouve une implantation solide des salafistes piétistes. Au sein de ces quartiers, on ne retrouve pas nécessairement les cortèges de pauvreté ou de chômage extrême, et la diversité sociale encore existante évite la ghettoïsation d’une partie de la population.

Pour illustrer ce cas, on peut citer le quartier qui jouxte la grande mosquée de l’Est de Londres (East London Mosque), proche de la synagogue Fieldgate où les femmes portent le voile et la norme implicite pousse à un comportement islamique traditionaliste. Dans ce contexte et par un paradoxe apparent, le djihadisme ne se développe pas, l’islamité ultra-orthodoxe empêchant l’islamisme radical. Le salafisme lui-même n’est pas totalement homogène et les disputes internes en son sein, même en Occident, posent la question du privilège accordé à l’une des dimensions telles que la da’wa (appel, prédication, prosélytisme), la tarbiya (éducation) par le bas des adeptes et notamment de leurs enfants (d’où refus de fréquenter l’école républicaine en France chez certains salafistes), la hizbiyya (politique partisane qui consiste soit à ne pas s’impliquer dans la politique soit favoriser les politiques qui sont plus favorables à la version de l’islam qu’ils prônent) ou enfin le djihad (la violence physique contre les régimes impies sur la base de l’excommunication (takfir)). Par ailleurs, les salafistes sont divisés sur l’obéissance absolue au chef politique même corrompu (le wahhabisme traditionnel) ou le combat contre lui au nom de l’unicité divine[10]. Le salafisme piétiste en Europe oscille entre ces diverses tendances et on ne saurait lui assigner une direction unique. L’oscillation entre diverses tendances fait partie intégrante de ce type de religiosité, la tendance dominante étant celle du piétisme exclusif de l’action violente (djihad). Cependant, le passage d’une minorité de jeunes du salafisme piétiste au salafisme djihadiste, comme on l’a observé dans ce travail, montre la réversibilité de ce phénomène.

Plus généralement, les quartiers « fermés » où se trouve une population plus ou moins « mono-culturelle » peut donner lieu à des configurations différentes au sujet de la radicalisation. Souvent celle-ci se trouve « enfermée » dans ces quartiers, mais par une dynamique inverse, certains trouvent aussi l’opportunité de « s’enfermer » activement afin de préserver leur mode de vie et leur religiosité à l’abri de la dynamique globale de la ville. Le quartier Guillotière dans le 3ième arrondissement de Lyon où le salafisme piétiste se donne libre cours en est un exemple. Dans les quartiers enclavés, une fois l’option fondamentaliste proposée, l’individu prend acte de sa différence et ne cherche plus à ressembler à la société globale, mais plutôt à s’en distinguer, voire épouser des valeurs qui le séparent de la société dominante. Tant que l’option fondamentaliste n’est pas adoptée par une minorité significative, le retour à une compréhension mutuelle à partir de prémisses égalitaires est possible. Dans la grande majorité des cas le fondamentalisme ne débouche pas sur l’extrémisme religieux parce que cet enfermement dans un univers unifié et hermétique rassure les uns et les autres sur une vie à part. Mais il existe une minorité de cas où le fondamentalisme est l’antichambre de la radicalisation, l’individu se sentant frustré de sa volonté de vivre à l’écart de la société (l’interdiction du voile intégral par exemple) et se radicalisant pour lutter contre une société impie.

 

Le djihadisme dans les villes globales

Certaines villes attirent des djihadistes provenant d’autres pays qui se radicalisent en leur sein, dans un rapport plus ou moins antagonique soit vis-à-vis de ces pays soit du monde extérieur dans sa globalité. Le cas des frères Tsarnaev qui ont commis l’attentat à l’explosif lors du marathon de Boston le 15 avril 2013, relève du premier modèle en opposition frontale aux Etats-Unis, agissant en endo-djihadistes. Le cas des djihadistes portugais, fans de foot, qui se sont radicalisés à Londres dans le district de Waltham Forest et sont partis en Syrie relève du second modèle : ils vont se battre en Syrie pour construire le califat universel contre un monde impie, adoptant l’attitude des exo-djihadistes.

La ville globale, surtout en Europe, est le lieu du développement de deux types de quartiers ou sous-quartiers : la banlieue à la française et l’« islamistan » à l’anglaise. Les deux modèles se retrouvent souvent dans des villes différentes dans le même pays, les deux modèles n’étant pas étanches mais ayant leurs caractéristiques plus ou moins propres.

Dans les deux cas, le langage du pays dénote la non-intégration culturelle ou sociale (économique) par des tournures dépréciatives, par une désignation péjorative.

Dans le langage courant tout un vocabulaire se trouve mis en place en Europe pour montrer la non-citoyenneté de ces fils ou petits-fils d’immigrées (les filles et les petites-filles sont perçues différemment, mais ce ne sont pas en règle générale elles qui posent des problèmes sociaux, mais les garçons, sauf pour des affaires de voile en France et en Belgique) : on les appelle pudiquement en Suède des individus « non-ethniquement Suédois », un peu comme les « Français sur papier » en France, « Passdeutschen » en Allemagne (ceux qui ont un passeport allemand – mais ne sont pas d’authentiques Allemands) et de manière encore plus péjorative en Angleterre les « Pakis » (d’origine pakistanaise ou plus largement sud-est asiatique, avec une forte nuance dépréciative), au Danemark les « Perker » (avec la même péjoration que le Paki en anglais), « Arabe », « Bougnoul », « Bicot », « Beur » (et « Beurette »)  expressions péjoratives en France dont certaines vieillissent. Ces individus se sentent acculés à la situation ambivalente de n’être ni français (ou allemand, anglais, belge…), ni arabes (ou pakistanais, marocain, somalien…), ils sont rejetés, marginalisés et stigmatisés, se disent enfermés dans leurs origines et de plus en plus dans l’islam comme une caractéristique dégradante qui accentue leur déphasage voire leur exclusion. En réaction, ils développent aussi des caractéristiques qui accentuent leur non-citoyenneté par l’agressivité, une gestuelle perçue comme menaçante par les autres, des manières d’être qui sont considérées comme provocatrices et qui le deviennent avec le temps. Sur le plan langagier ils développent leur propre argot au sujet des gens du pays dont ils ne font pas partie comme « babtou » (le Blanc), « gaouri »…

 

« Islamistan », un îlot fermé sur lui-même

Par « Islamistan » nous entendons un quartier, un district, ou plusieurs quartiers où règne une version fondamentaliste de l’islam, marquée par  une séparation plus ou moins stricte des hommes et des femmes ; la disparition des cafés (ou une présence uniquement masculine dans ceux qui restent) ; la disparition des boissons alcoolisées et de la charcuterie porcine des stands des supermarchés et la présence de boucheries halal comme unique source d’approvisionnement de la viande; le port plus ou moins systématique du foulard par les femmes, une minorité portant le voile intégral; la gestion de la vie du quartier par des associations islamiques plus ou moins intégristes; la réduction des lieux de la « modernité occidentale » à des ensembles plus ou moins insularisés (associations culturelles, écoles publiques, etc).

En règle générale, ces « Islamistans » ne sont pas des lieux interdits aux non-islamiques. Ce ne sont pas des « no-go zones » : tout le monde peut y aller, même des femmes non-voilées mais alors on les perçoit comme venant de l’extérieur du quartier, leur extra-territorialité leur conférant le statut de « non-citoyenne ».

Ces formes fondamentalisées vont de pair avec un malaise identitaire. Les restrictions sont moins l’expression d’une religiosité traditionnelle que la manifestation d’une forme réactive, plus ou moins crispée de religiosité qui prend la  forme d’une insularisation contre la société que l’on sent hostile. C’est le cas du quartier de Small Heath à Birmingham avec une population de 37 000 habitants dont 51% originaires du Pakistan. C’est aussi le cas de Savile Town, la banlieue de Dewsbury à Yorkshire, où l’on ne compte que 48 « Anglais blancs » sur 40 333[11].

Islamistan est un mélange de caractères « banlieusards » mais où de petites classes moyennes d’origine immigrée s’installent et l’atmosphère globale du quartier est celui d’un groupe socio-ethnique qui fait bande à part dans sa culture : ils adoptent une sous-culture faite de fondamentalisme islamique, de langue d’origine mâtinée de celle du pays où l’on se trouve et de la volonté plus ou moins ostentatoire de montrer la différence en accentuant les marqueurs qui expriment les traits distinctifs voire provocateurs par rapport à la société.

Ce qui distingue l’islamistan de la « banlieue » est la présence beaucoup plus marquée des petites classes moyennes en son sein. Dans les banlieues à la française ou à la belge les classes moyennes sont rares, voire souvent inexistantes.

 

La France et la structure banlieusarde

En France il existe une spécificité dans la structure urbaine : l’existence des banlieues, appelées aussi cités, zones sensibles, quartiers difficiles, quartiers d’exil, ghettos, etc.

Elles constituent une zone urbaine qui se situe en dehors de la ville, souvent composée de villes nouvelles construites dans les années 1960-70 pour parer à la pénurie de l’habitat des petites classes moyennes. Progressivement, elles se sont transformées en lieu de séjour des populations exclues, la plupart d’entre elles étant d’origine immigrée, de deuxième, troisième, voire de quatrième génération des couches populaires d’origine nord-africaine ou subsaharienne.

Une sous-culture spécifique s’y développe. L’introduction du référent religieux (« l’islam des banlieues ») est en partie une affirmation de soi provocatrice face à une société hyper-sécularisée. C’est aussi un moyen de surmonter le déni qu’ils ressentent de leur double-identité : d’un côté l’identité des pays d’origine des parents (l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, etc), de l’autre l’identité française, toutes deux vécues sous une forme négative.

Ce double « ni/ni » fonde un malaise identitaire profond : d’un côté, on est en France le « sale Arabe », de l’autre, en Algérie on est le « sale Français » (souvent le Français arrogant et privilégié par rapport aux autochtones). L’islam devient une identité de rechange. Le fondamentalisme (voire le djihadisme, pour une infime minorité) confère une dignité nouvelle. Chez ces jeunes, le « ni/ni » négatif se transforme en « ni/ni » positif par le truchement de l’islam fondamentaliste ou radical: désormais, ils ne sont ni Algériens ni Français mais  exclusivement musulmans et la dés-identité qui leur était imposée (on les rejetait sans demander leur avis) devient une identité pleinement assumée, l’individu revendiquant à cor et à cri son rejet de la francité (ou de l’anglicité) et de l’arabité (ou de l’asianité).

Le sentiment d’être une humanité à part exclue et stigmatisée engendre un terreau propice au djihadisme qui recrute en grande partie dans ces quartiers par le jeu de mutation d’une dés-identité négative et dégradante en une nouvelle identité positive et dignifiante qui tire ses ressorts de sa capacité de nuisance, voire de destruction des autres qui ne partagent pas son credo extrémiste.

Cependant, comme on l’a expliqué, le contexte urbain à lui seul n’explique pas entièrement le djihadisme et d’autres facteurs se combinent dans certains quartiers, faisant du djihadisme un fait social total qui dépasse largement le cadre urbain tout en s’y inscrivant dans la majeure partie des cas.

L’analyse de ces quartiers montre que la question sociale est au cœur du djihadisme, les jeunes des classes moyennes en Europe qui se radicalisent constituant une minorité. L’introduction significative des classes moyennes dans les phénomènes de radicalisation se fait en Europe, depuis 2013, avec la création de Daesh qui introduit une rupture dans l’histoire du djihadisme. Par ailleurs, ces jeunes des couches moyennes rejoignent sur le plan de la subjectivité les couches démunies dans la mesure où la peur de prolétarisation et le sentiment de n’avoir aucun lien fort en termes d’utopie sociale qui donne sens au vivre-ensemble les pousse à la radicalisation qui opère, chez eux, comme on l’a déjà noté, comme le cumul d’une promotion sociale imminente (Daesh promettait entre 2014 et 2016 un logement social, la gratuité du panier de la ménagère et un salaire de quelques centaines de dollars par mois) et de l’utopie du califat comme le commencement d’un monde nouveau, sa mythologie mettant fin à la vacuité sociale dans l’esprit d’une jeunesse en quête d’idéal.

Pour résumer, il existe des quartiers de classes moyennes au cœur des villes, qui, sans présenter les symptômes des banlieues, « produisent » des djihadistes, notamment en raison des réseaux sociaux, du copinage, de la présence d’un recruteur charismatique mais aussi d’une peur sociale fondée sur un possible déclassement futur. Mais à côté de ces phénomènes notre étude montre que la structure urbaine liée à une histoire de fermeture sur soi des classes inférieures marginalisées et stigmatisées, en grande majorité d’origine immigrée, est un facteur essentiel dans la radicalisation des jeunes.

Plus généralement, au cœur des quartiers ghettoïsés la stigmatisation est un fait de constatation courante. Les contrôles d’identité effectués par les forces de l’ordre prennent pour cibles privilégiés les « Noirs » (risque de contrôle de 3 à 11 fois supérieur aux « Blancs ») et les Maghrébins (risque de contrôle de 2 à 15 fois supérieur à celui du « Blanc »)[12]. Ce phénomène a son équivalent en Angleterre et dans d’autres pays européens.

Le cercle vicieux du chômage, du dérapage scolaire, de la stigmatisation, de la déviance (considérée par les jeunes comme l’unique voie pour vivre décemment) et de la récidive, se termine dans quelques cas par la radicalisation et la violence djihadiste.

On peut citer les cas connus de Lunel, de Trappes, de Sevran, mais aussi Le Mirail à Toulouse, le quartier d’Ariane à Nice…

 

Conclusion

L’urbain n’est pas la seule explication au djihadisme. Il n’existe d’ailleurs pas de cause unique ni de profil unique à ce phénomène[13]. Mais l’urbain joue un rôle significatif dans l’expansion de ce phénomène en Europe. 

References[+]


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