Mali, une guerre sans fin?

Mis en ligne le 05 Mar 2018

Sommes-nous dans une impasse stratégique au Mali ? C’est la question qui irrigue et structure l’analyse proposée par cet article. L’auteur nous présente sans fard les limites, sinon les échecs des actions visant à reconstruire des services de sécurité efficaces, faute selon lui d’une réelle prise en compte des réalités culturelles et politiques locales. La force multinationale G5 ne serait pas exempte de ce sombre constat et l’auteur en souligne les principales raisons.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont Serge Michaïlof : Mali, une guerre sans fin, Revue Defense Nationale n°807.

                           Ce texte ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de la RDN.


 

Mali, une guerre sans fin ?

 

 

L’armée malienne est en échec, la force des Nations unies inefficace

La France, les États-Unis et l’Union européenne apportent depuis quatre ans soutien et formation à l’armée malienne, mais cette armée est manifestement toujours incapable de contenir le développement de l’insécurité dans ce pays. La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) qui compte plus de 13 000 hommes, est au Mali depuis quatre ans. Elle y a payé le prix du sang, ayant perdu plus de 150 hommes, ce qui en fait la mission la plus dangereuse des quinze opérations de maintien de la paix en cours dans le monde. Mais cette force est largement recluse dans des bases dont elle ne sort qu’avec de grands risques. Dans ces conditions, l’armée française semble la seule force structurée capable de « tenir » le Mali. Alors, les soldats de l’opération Barkhane sont-ils condamnés à rester des décennies pour éviter le retour des djihadistes ? Ou pouvons-nous espérer que la force multilatérale du G5 Sahel permettra d’assurer sa relève et à nos soldats de rentrer chez eux ?

L’inefficacité des forces de maintien de la paix des Nations unies est souvent dénoncée, et celle de la Minusma ne fait pas exception. Thierry Vircoulon de l’Institut français des relations internationales (Ifri), un ancien d’« International Crisis Group », a récemment publié [1] une analyse particulièrement dévastatrice des raisons de l’inefficacité de ces opérations qui « s’enlisent et perdent leur sens », et qui « incapables de régler les conflits se contentent dorénavant de les accompagner dans la durée ». Pour lui, ces forces qui « n’ont que l’apparence d’une armée », souffrent d’une absence de cadre stratégique de résolution des conflits, de limites  si strictes dans l’application de mandats déjà bien restrictifs qu’ils les confinent à l’impuissance, et d’une doctrine désormais inadaptée à la nature des nouveaux conflits intra-étatiques.

L’inefficacité de l’armée malienne soulève un autre type de question sans doute plus inquiétant. Comment cette armée qui a reçu formation, assistance technique et équipement ne parvient-elle toujours pas à constituer une force crédible ? En fait, dans un pays comme le Mali, ce fameux triptyque « formation, assistance technique et équipement » ne s’adresse qu’aux symptômes de l’inefficacité de toute institution publique. Dans les pays multiethniques et fragiles comme le Mali, ces institutions publiques visent en effet moins à fournir un service spécifique, qu’il s’agisse de sécurité, de fourniture d’eau, d’électricité ou de santé, qu’à offrir des emplois à des réseaux politiques, claniques ou ethniques et cela du haut en bas des pyramides hiérarchiques. L’armée malienne n’échappe pas à cette contradiction.

Tenter de redresser l’armée malienne par la formation, des conseils ou la fourniture de véhicules ne peut pas mener bien loin. Les pneus des véhicules se retrouvent vite, comme ce fut semble-t-il le cas récemment à Bamako, en vente sur le marché… Il y a un quart de siècle, Elliot Berg, un économiste américain réputé, aujourd’hui malheureusement largement oublié, avait procédé à un bilan des projets d’assistance technique conduits en Afrique par les grandes agences d’aide au cours des années 1970-1980. Cette analyse rigoureuse débouchait sur un constat accablant et l’avait conduit à conclure à l’inanité de ce type d’approche [2]

Or, n’avons-nous pas en plus sous les yeux au moins deux exemples récents d’échecs analogues, avec l’effondrement en 2014 devant Daesh d’une armée irakienne pourtant financée pendant dix ans à grands frais par les États-Unis, et avec la faillite que constituent quinze ans d’efforts occidentaux visant à consolider la police afghane qui est restée la mafia, certes mieux équipée, qu’elle était au début de ce siècle ?

 

Les programmes d’appui européens aux services de sécurité n’ont qu’une efficacité très limitée

 L’Union européenne apporte un appui important pour la formation de l’armée malienne avec le programme EUTM (European Union Training Mission), et à la formation de la gendarmerie, de la police, de la garde nationale et des autres services de sécurité maliens avec le programme EUCAP (European Union Capacity Building Mission). Ces programmes mobilisent des ressources importantes tant financières qu’humaines. Malheureusement, ils constituent le modèle même des programmes de renforcement de capacités qu’Elliot Berg dénonçait comme conduisant assurément à l’échec. Pourquoi cela ? Tout simplement parce qu’ils sont définis loin du terrain par des étrangers, en l’occurrence à Bruxelles, ne suscitent qu’une faible appropriation par les autorités et les administrations concernées, comportent infiniment trop d’assistance technique fort coûteuse, et ne permettent nullement d’équiper des unités de manière cohérente. Mais surtout ces programmes, et c’est là leur principale faiblesse, se refusent à aborder les aspects essentiellement politiques qu’implique toute réforme sérieuse des institutions publiques que sont les services de sécurité.

Une telle réforme exige en effet d’abord une direction politique claire, décidée à sacrifier le clientélisme au souci de l’efficacité, de remettre en cause les nominations de complaisance, de mettre en place des mesures incitatives pour enfin sélectionner des cadres sur la base du mérite et gérer les promotions en fonction des performances. Une ferme volonté politique doit également répondre aux questions fondamentales qu’il faut clarifier avant toute réforme sérieuse : faut-il privilégier une armée et une gendarmerie pluriethniques représentant la diversité de la nation ou des institutions au service d’un clan ? Doit-on s’inspirer d’une organisation, comme l’Otan, permettant de faire face à des divisions soviétiques ou faut- il, au contraire, imaginer une force adaptée au terrain et au type de missions exigées ? Le Mali a-t-il besoin d’un bataillon d’artillerie ? Doit-il multiplier des unités territoriales statiques ou privilégier des unités très mobiles d’intervention ? Au Mali, faute de leadership politique, tant le problème d’une réforme sérieuse des services de sécurité que la réponse à la question fondamentale « quelle armée, quelles forces de sécurité ? » reste en suspens. Sur les bases actuelles, les programmes EUTM et EUCAP peuvent se poursuivre encore quinze ans. Les résultats resteront marginaux.

En ce cas, l’armée française est-elle condamnée à rester au Mali ? En fait, au-delà même du coût financier et humain que représenterait le maintien de sa présence au Mali, est-ce politiquement réaliste ? Il est permis d’en douter, car le temps des fleurs qui ont accueilli les troupes de Serval est passé. Aujourd’hui, ce sont plutôt des cailloux qui accueillent nos troupes. Toute force étrangère agissant de manière autonome dans un pays qui n’est pas le sien est en effet vite perçue comme une force d’occupation. Rappelons-nous les « US Go Home » qui fleurissaient sur nos murs, moins de dix ans après que ces mêmes troupes aient libéré notre pays. Certes, tout cela était largement manipulé par le parti communiste. Mais au Mali, peut-on croire que les djihadistes resteront inertes et n’auront pas, avec le maintien des troupes françaises, un argument mobilisateur ? Alors la force multinationale du G5, une force africaine commandée par des Africains sera-t-elle « la solution » ?

Cette force peut certes répondre au problème mal résolu de la protection des frontières et du droit de suite et sa création est certainement justifiée. Mais au- delà de cette mission utile, mais somme toute limitée, il est permis de douter de son efficacité pour trois principales raisons.

La première est financière car l’Union européenne renâcle toujours à s’engager fermement dans son financement. Pourtant, la sécurité au sein d’un espace représentant cinq à six fois la superficie de la France est un bien public régional et sans doute mondial, et il serait à ce titre justifié de mutualiser l’ensemble des dépenses de sécurité du Sahel. L’Union européenne directement concernée par une zone où transitent chaque année des dizaines de milliers de migrants et qui est en voie de devenir un nid de terroristes, devrait largement y contribuer. Elle accepte certes d’apporter 50 millions d’euros, soit un cinquième du coût annuel de cette opération. Mais les dépenses de sécurité des pays du G5 représentent un montant supérieur à 2 milliards de dollars que ces pays ne peuvent financer qu’en réduisant leurs dépenses sociales et de développement, ce qui est suicidaire. Avec les 50 millions de l’Europe, le compte n’y est pas. Certes, l’Arabie saoudite vient de décider de contribuer à hauteur de 100 millions. Mais ne faisons-nous pas ici appel à un pompier pyromane ?

Une deuxième raison est que la qualité des troupes régionales africaines qui vont composer cette force ne sera pas radicalement supérieure à celles des contingents africains de la Minusma dont on mesure les limites, et que leur emploi sera essentiellement centré sur les zones frontalières dont l’importance est certes évi- dente. Mais qui interviendra au centre du Mali, là où l’insécurité progresse avec une rapidité inquiétante ? Enfin, dernière raison, la stratégie qui permettrait de vaincre les groupes armés et que connaissent bien nos officiers ne pourra pas être concrètement mise en œuvre.

 

Les carences du régime malien ne permettent pas la mise en œuvre d’une stratégie gagnante

La stratégie gagnante de contre-insurrection qui, par exemple, contribua à triompher des FARC (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia), est bien connue de nos officiers, tout comme elle fut fermement rappelée par le général Petraeus en 2008, en Afghanistan. Mais tout comme elle ne put jamais être mise en œuvre dans ce pays, on la voit mal actuellement mise en œuvre au Mali. Elle implique en effet qu’après une intervention militaire ayant permis de chasser les groupes armés d’une zone donnée, l’ensemble des services de l’État, tant les services régaliens (gendarmerie, administration territoriale, justice) que les écoles et services de santé puissent rapidement se déployer. L’État étant alors de retour, la gendar- merie et la police peuvent remplacer l’armée qui ensuite se déplace pour sécuriser une autre zone [3]. selon la méthode bien connue sous le nom de « tache d’huile ».

Malheureusement pour les raisons précédemment évoquées, le Mali ne dis- pose toujours pas d’une gendarmerie disciplinée au service des populations, ni d’une administration territoriale efficace, et encore moins d’une justice intègre, et a peu de chance de pouvoir en disposer dans des délais satisfaisants. À supposer qu’une telle administration existe, le pays ne peut non plus financièrement espérer la déployer sur tout son territoire. Ses dépenses de sécurité qui doivent dépasser  6 à 7 % de son PIB l’obligent déjà à réduire en conséquence ses dépenses sociales et de développement. On ne le voit pas accroître encore ses dépenses régaliennes.

Le Mali est donc aujourd’hui dans une impasse budgétaire et sécuritaire. Mais l’armée française est elle-même dans une impasse stratégique. L’inefficacité de l’armée malienne, la corruption qui règne toujours dans les services régaliens maliens en qui personne n’a confiance – ni la population malienne ni les donateurs – ne lui permettent pas d’espérer faire financer ces services régaliens par la communauté internationale qui déjà « par principe » s’y refuse. L’armée française ne peut à la fois pourchasser les djihadistes et assurer des tâches de gendarmerie et d’administration dans un pays grand comme deux fois la France. Si en outre elle s’y essayait, elle serait à juste titre accusée de néocolonialisme.

Au vu de l’ampleur de l’échec actuel récemment rappelé tant par le professeur Brunet-Jailly [4]. que par l’ambassadeur Joubert [5], il semble que seule une nouvelle équipe gouvernementale sera capable de construire un appareil d’État malien moderne, ou au moins les six ou sept principales administrations clés allant de l’armée et la gendarmerie à l’agriculture et l’éducation. Nombre de cadres de l’armée et des institutions maliennes sont très compétents. Mais ils sont rarement aux postes qu’il faut, et même si c’est le cas, il semble bien que seule une nouvelle équipe pourra les motiver et disposer de la crédibilité nécessaire pour négocier avec une communauté des donateurs très réticente, le soutien financier nécessaire pour mettre en place le quadrillage régalien qui est indispensable.

En espérant qu’une telle équipe émergera des élections de juillet 2018, sachant que, plus que la personne au pouvoir, il s’agit surtout de changer la culture politique des dirigeants maliens, il conviendra d’accompagner et d’aider cette nou- velle équipe dans l’établissement d’une véritable feuille de route lui permettant de rendre opérationnelle une nouvelle vision de l’État en particulier dans l’exercice de ses fonctions régaliennes.

Si l’on continue « Business as usual » : l’avenir est sombre pour le Mali, mais aussi pour la sous-région. Nous aurons le choix entre un désengagement militaire périlleux pour notre pays et impliquant que nos frontières se couvrent de barbelés ; la construction ex nihilo sous contrôle français d’une armée malienne dégagée des jeux de pouvoirs locaux comme l’ont fait les Américains en Irak avec la construction de la fameuse Division d’or qui a permis la reprise de Mossoul. Mais pour l’ancien colonisateur cette solution politiquement hasardeuse ne mènerait pas loin, car c’est tout l’appareil d’État malien qui est à reconstruire. Ou bien, pour reprendre l’expression de Pierre Lellouche, nous aurions pour Barkhane, la perspective « d’une guerre sans fin » [6]

References[+]


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