« Où va l’Asie centrale ? », entretien avec René Cagnat

Mis en ligne le 15 Juin 2017

La fin de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) s’est accompagnée de l’émancipation formelle des républiques d’Asie centrale. Ces républiques sont aujourd’hui confrontées tant à des enjeux de politique interne qu’au jeu des Puissances régionales et internationales, dans un contexte de montée de l’islamisme radical. Cet article propose un panorama clair, complet et prospectif de ces enjeux.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Vivien Fortat, “« Où va l’Asie centrale ? », entretien avec René CAGNAT”, Asia Focus #30, IRIS, mai 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de l’IRIS.

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« Où va l’Asie centrale ? », entretien avec René Cagnat

 

Vivien Fortat : Quel est l’impact du renouvellement des dirigeants dans les pays d’Asie Centrale ?

René Cagnat : Il faut vraiment traiter par pays car l’Asie centrale ne fonctionne pas, malheureusement, comme un ensemble mais plutôt comme une juxtaposition. Je commencerai bien entendu par l’Ouzbékistan qui a perdu récemment son président[1] et se retrouve avec l’ex-Premier ministre devenu président. Shavkat Mirziyoyev[2] (ndlr : nouveau président et ancien Premier ministre) a travaillé pendant une bonne dizaine d’années directement sous les ordres de Islam Karimov[3] (ndlr : ancien président). Ce dernier avait de la poigne, alors que Mirziyoyev n’en montre pas tellement, bien qu’il doive en avoir. Il a des origines tadjiks, qui lui donnent une poigne paysanne, un aspect auvergnat. Cela veut également dire qu’il a les pieds sur terre. L’Ouzbékistan n’est pas mal tombée avec lui mais encore faut-il qu’il s’impose. Or, selon plusieurs signes, ce n’est pas encore le cas. Il vient de faire un voyage au Turkménistan qui a été annoncé au dernier moment, alors qu’il devait aller en Russie : c’est la preuve d’hésitations. Chez les Ouzbeks, cela provient la plupart du temps de tiraillements dans la direction. Le président n’est visiblement pas le seul à prendre les décisions et différents clans se disputent le pouvoir[4]. Mirziyoyev a près de lui Roustam Innoyatov, le patron des Services de renseignement ouzbeks (SNB). Ce service est un État dans l’État et, bien que prenant ses distances, a son système qui quadrille le pays. Issu du même clan que Mirziyoyev, clan de Tachkent, c’est probablement lui qui l’a placé au poste de président. Mirziyoyev a dû également composer avec son peuple qui était sous pression, notamment au niveau des frontières et des pays voisins. L’Asie centrale ne mise pas sur une grande puissance mais sur l’aspect régional avec les pays voisins. Karimov, lui, n’avait pas de stratégie et gérait la diplomatie par coup de barres (Russie, États-Unis ou interne)[5]. D’ici un an, le changement de direction pourra se traduire par une certaine évolution, le temps que les équilibres s’installent. Au Turkménistan, le changement a eu lieu en 2006. Gurbanguly Berdimuhamedow[6], le médecin dentiste devenu président, rentre dans les sabots et les ornières[7] de son prédécesseur. Il y a donc une certaine forme de continuité.

Du côté du Tadjikistan, Emomalii Rahmon[8] est populaire car c’est lui qui a réussi à surmonter la guerre civile. Il a su s’entendre avec le Parti de la résurrection islamique du Tadjikistan (PRIT) durant une quinzaine d’années, avant de récemment les mettre hors du gouvernement. C’est un très mauvais signe. De plus, le Tadjikistan est le pays le plus vulnérable à l’influence afghane. S’il s’agit de l’islam afghan pur, cela n’est pas gênant car il est plutôt d’inspiration soufie. Si en revanche, il s’agit de l’islam de Daech, qui prend position dans le sud afghan, cela serait très préoccupant. Dans la vallée de Garm, il y a une propension au salafisme chez les Tadjiks. Cela pourrait se propager de l’Afghanistan au Tadjikistan, ce qui était d’ailleurs arrivé au moment de la guerre civile. Un coup d’État n’est pas à exclure. Il faut savoir que c’est un Tadjik, l’ex-colonel des forces spéciales de la police, Goulmorod Khalimov, qui aurait le commandement militaire de Daech[9]. Les Tadjiks sont environ 1000 combattants dans les rangs de Daech, ce qui représente le double des autres pays d’Asie centrale. Des gens les attendent au pays et des liens existent au sein de la police.

Concernant le Kirghizstan, un changement était censé avoir lieu mais il ne se produira peut-être pas. On dit qu’Almazbek Atambaiev[10] resterait[11] ; ce qui ne serait pas négatif car d’une part, il n’est pas un mauvais président et d’autre part, les Kirghizes vivent mal les changements. Néanmoins, cela réveille les conflits entre les tribus et les clans ; ce que je ne souhaite pas au Kirghizstan.

Reste le Kazakhstan, où le problème est réel. Avec sa réforme constitutionnelle, Noursoultan Nazarbaiev[12] est en train de mettre en place le futur pouvoir, qui sera différent de ce qu’il a été sous sa direction[13]. Le pouvoir de Nazarbaiev était une quasi-dictature avec des apparatchiks (gens de l’appareil) au garde à vous. Il avait une stature et était depuis 1989 au plus haut du pouvoir. Il a orienté tous les grands évènements, à commencer par le soulèvement de 1986[14] qui a fait sa force lorsque les étudiants sont sortis en décembre dans la rue. C’est un évènement très important car la chute de l’URSS a commencé ce jour-là à Almaty. Des choses terribles s’y sont passées. Un de mes amis élève officier à l’époque avait été réquisitionné pour faire du maintien de l’ordre sans arme, simplement équipé d’une pelle-pioche. Mon ami a vu comment ses camarades achevaient des étudiants à terre avec cette arme. Avec le tempérament kazakh un peu particulier, un peu vantard et voulant sauver les apparences avant tout, ils peuvent commettre des imprudences. Un processus de changement au Kazakhstan est toujours un risque car cela peut se traduire par des morts dans la rue, encore plus qu’au Kirghizstan. Lors de la révolte des ouvriers du pétrole Zhanaozen en 2011[15], les choses ont été très marquantes avec la petite horde qui faisait bande à part (Ndlr : petite horde = région Ouest ; grande horde = région d’Almaty et clan Nazarbaiev ; moyenne horde = région Astan, Est, Nord et Centre). Le départ du président va créer un vide qui peut être occupé par plusieurs concurrents.

La cheville ouvrière du président, c’est Karim Massimov[16]. Ce n’est pas un Kazakh mais un Ouighour réfugié au Kazakhstan. Il parle une langue turque mais aussi le chinois, une langue slave et l’anglais ; ce qui vous donne une idée du niveau du personnage. C’est un homme très adroit, qui n’a pas le tempérament hâbleur des Kazakhs. Il est prudent, ce qui est un atout sur le plan politique. Sans avoir le physique de Staline – il est au contraire très urbain -, il pourrait lui être comparé dans son rapport à l’avenir. S’il veut le pouvoir, ce qui n’est pas certain, il l’acquerra facilement. Mais est-ce que les Kazakhs toléreront un président non Kazakh d’origine ? Cela n’est pas certain. Si ce n’est pas Massimov, cela pourrait être Dariga Nazarbaïeva, la soit-disant fille de Nazarbaiev, en laquelle je ne crois pas. On parle aussi d’un neveu de Nazarbaiev (Ndlr : Kayrat Satybaldy) qui a été aux services spéciaux et qui est maintenant au secrétariat d’État. Il pourrait être un successeur mais il apparaîtrait comme le petit jeune pris en compte par Massimov. Le départ de Nazarbaiev peut se traduire par des troubles. Sans compter que ce pays, nomade de tradition et donc faiblement marqué par l’islam, est pourtant sensible à l’islamisme. Peut-être cela vient-il de la proximité avec le Daghestan. Par l’intermédiaire de la petite horde – située à l’Ouest où l’on observe le salafisme – et des Ouzbeks du Sud, il pourrait y avoir une influence salafiste inattendue et un remue-ménage islamique à l’occasion du renouvellement de la présidence. Tout dépendra de Massimov qui a été au gouvernement et qui noyaute le gouvernement et les services spéciaux. Il est dans une situation idéale pour arriver au pouvoir ou y placer une marionnette, bien que je n’y croie pas.

 

Vivien Fortat : Peut-on encore considérer que l’Asie centrale est au cœur du « grand jeu » ?

René Cagnat : Non, je ne vois plus l’Asie centrale au cœur du grand jeu. C’est vraiment une réponse sans atermoiement que je vous fais. Mais y-a-t-il vraiment un moment où elle l’a été ? Il y a eu cette vision de Halford John Mackinder[17], qui ne portait d’ailleurs pas vraiment sur l’Asie centrale. Son pivot mondial était élargi à l’Oural et à la Sibérie. L’Asie centrale intervenait au sud mais un peu comme un appendice. J’ai toujours été un peu surpris par cette vision, qui a quelque chose de vrai quand même. On voit que les Américains interviennent en Afghanistan et s’y accrochent vraiment. Ils y ont perdu près de 3000 hommes[18], sont invités à partir mais ne le font pas[19]. Il y a quand même une raison là dessous. Je vois davantage le pivot comme un attracteur des évènements. Si ceux-ci sont attirés, c’est qu’il y a des faiblesses, des manques et des déséquilibres qui aimantent l’histoire. C’est comme cela que naît un pivot : nourri par les évènements et faisant en sorte que les États autour regardent dans sa direction. J’y vois une raison géostratégique. C’est une région dans laquelle vous avez d’une part, quatre puissances nucléaires entre la Chine, la Russie, l’Inde et le Pakistan. D’autre part, l’Iran aimerait bien rejoindre ce club, tandis qu’Israël n’est également pas très loin. Vous avez donc une conjonction de puissances nucléaires dans cette zone, avec en plus des gens qui n’ont pas l’approche rationnelle de la dissuasion.

La dissuasion est une approche européenne et même française, avec le général Poirier qui fut pionnier en la matière[20]. Cette approche franco-européenne peut ne pas être partagée par des Asiatiques. Je pense notamment aux Pakistanais dont la façon de penser est complétement différente de la nôtre et qui, avec la bombe islamique et les injonctions/incitations qui peuvent leur être faites, ont un raisonnement totalement différent de notre dissuasion à la française[21]. Le danger pourrait venir de là. À cela, on peut rajouter les Indiens et les Chinois qui ont eux aussi une approche différente. Les Chinois peuvent être raisonnables[22]. En partant de là, le pivot mondial n’est pas du tout en Asie centrale mais plutôt quelque part en Chine, en Asie centrale et au Moyen-Orient – avec les problématiques énergétiques du golfe persique. Ce croissant présente un potentiel démographique énorme, couplé à d’énormes problèmes géostratégiques, dont le Pakistan est l’illustration et le symbole. Cette situation introduit des risques qui en font donc le pivot mondial.

 

Vivien Fortat : On parle beaucoup d’une compétition, voire d’une « coopétition » (coopération entre concurrents), entre la Russie et la Chine en Asie centrale. La Russie perd-t-elle réellement de son influence sur zone au profit de la Chine ?

René Cagnat : C’est une question à laquelle je peux répondre car j’ai vu naître leur alliance et ai souhaité la suivre sur le terrain avec des cas concrets. La Chine étend son contrôle en Asie centrale et ce qu’elle prend, elle le prend à la Russie. De la part des Russes, dans le contexte de la Crimée et de l’Ukraine, il y avait une volonté de s’entendre à tout prix avec la Chine. Mais cette volonté s’observait également du côté chinois, bien que peut-être pas aussi fortement. Moscou a consenti des prix extraordinaires pour le gaz[23], tandis que les Chinois pour leur part ont soutenu plusieurs entreprises russes. Ils se sont donc partagé le gâteau. Lorsqu’il y a eu des tiraillements, comme lors des soucis énergétiques entre le Kazakhstan et le Kirghizstan, une entente a vite été trouvée[24]. Ailleurs, ce sont les marchés tadjik et kirghize qui ont été partagés entre Moscou et Pékin, afin de laisser une place à la production de la nouvelle raffinerie chinoise à Karabalta.

Ce qui se passe aujourd’hui, c’est un croisement des influences réciproques. Mais pour les Chinois, quand on se croise, l’un passe au-dessus et l’autre en dessous. Cela n’est pas tout à fait faux… Il y a pour l’instant une coexistence pacifique et les quelques imbéciles qui existent des deux côtés n’y changent rien. Certains hommes d’affaires, notamment liés aux milieux mafieux, peuvent chercher à alimenter les aigreurs. La volonté d’entente entre Vladimir Poutine et Xi Jinping jugule pour l’instant ces tentatives. Les rôles sont répartis entre les deux grandes puissances, avec les russes qui continuent à maintenir leur influence politico-militaire et énergétique ; tandis que les Chinois jouent sur la finance et l’économie. Certes, ces deux derniers secteurs peuvent permettre à terme d’en contrôler d’autres. Les Russes en sont conscients, autant qu’ils sont conscients de leurs limites actuelles. En outre, la démographie est très favorable aux Chinois, d’autant plus que le ratio de population entre les deux pays est de 1 à 10. Les conséquences démographiques de la levée partielle de la politique de l’enfant unique seront à observer avec attention car elles pourraient accentuer le phénomène[25].

Au niveau militaire, Moscou reste l’acteur majeur, même si la Chine s’étend petit à petit. L’armée chinoise, qui était toujours cantonnée au territoire national jusqu’à récemment, se déploie un peu, notamment au Tadjikistan et en Afghanistan. Une coopération militaire est même envisagée avec Kaboul. Toutefois, compte tenu de la propension chinoise à aussi investir le territoire russe, notamment en Sibérie[26], il est à parier que d’ici 10 à 15 ans maximum, Moscou ne tolérera plus cette expansion et qu’un affrontement éclatera.

 

Vivien Fortat : Au-delà des deux géants russes et chinois, pourriez-vous nous en dire plus sur les autres grandes puissances influentes dans la zone ? Existe-t-il des puissances historiquement présentes ou bien faisant un retour dans cette région ?

René Cagnat : Il y a toujours eu, au moins depuis la disparition de l’URSS, une influence turque qui a été presque primordiale. Le premier pays qui a ouvert une ambassade dans chacun des pays d’Asie centrale fut la Turquie, qui retrouvait ainsi son hinterland turcophone. Il ne faut pas oublier que toutes les républiques de l’Asie centrale, sauf le Tadjikistan, parlent des langues turcophones. Mais les Turcs ont été maladroits car leurs turques sont arrivées en même temps que leurs diplomates. Les Ouzbeks, sédentaires et gens de bazars ont été roulés dans la farine par les Turcs qui étaient davantage habitués au capitalisme. Cela s’est donc très mal passé entre la Turquie et l’Ouzbékistan. Les ambassades turques ont fait un effort pour rattraper les choses, y compris à Douchanbe, car elles représentent souvent la troisième plus grande ambassade dans chaque pays (ndlr : après celle des États-Unis et parfois la Russie). Par ailleurs, la Turquie pèse économiquement dans la région : les grandes surfaces sont des enseignes turques qui se font concurrence et qui supplantent la concurrence internationale. Les Turcs essaient également d’étendre leur influence militaire mais de façon tellement maladroite que les centres asiatiques se sont vite aperçus des limites d’Istanbul en la matière. Ils se sont également rapidement rendus compte des limites politiques du pays, notamment accentuées avec l’arrivée de Recep Tayyip Erdoğan au pouvoir ; celui-ci étant vu comme un fou ayant la folie des grandeurs. La Turquie est donc influente mais clairement à la baisse. Concernant le Ouighourstan – expression que j’utilise depuis les années 1980 quand j’attirais déjà l’attention sur cette région et étais un pionnier sur ce sujet -, la situation s’est récemment bouleversée. À l’origine, en raison d’une proximité linguistique, les Ouighours allaient se réfugier en Turquie qui était un havre de paix pour eux. Aujourd’hui, ils se dirigent plutôt vers l’Allemagne et la Suède. Les Turcs se sont mis à surveiller les Ouighours lorsqu’ils se sont aperçus de l’existence d’un foyer de terrorisme lié à l’indépendance. Les Ouighours sont traités de façon horrible par les Chinois[27] et répliquent de manière à se venger, comme à la gare de Kunming où un effroyable massacre a été commis[28] à l’arme blanche. D’autres attentats ont été commis par des Ouighours, comme celui du jour de l’an 2017 à Istanbul ou celui de l’ambassade de Chine au Kirghizstan en septembre 2016… Erdoğan a donc décidé de s’éloigner de ces gens. De plus, au-delà du terrorisme, les Ouighours fricotent avec la drogue et l’utilisent pour pourrir les Chinois[29]. C’est un vrai problème et il s’agit de l’une des raisons principales à la présence militaire chinoise au Tadjikistan. La situation se transforme en une lutte à mort.

Concernant le Pakistan, il possède une importante ambassade à Bichkek pour agir sur les arrières de l’Afghanistan. Mais les Indiens font de même en Asie centrale et en Afghanistan, afin d’agir sur les arrières du Pakistan. Depuis 20 ans, les Indiens sont actifs et présents militairement au Tadjikistan, où ils ont reconstruit la base aérienne d’Aïni et y possèdent plusieurs hélicoptères, ainsi qu’un hôpital militaire. Les Pakistanais y sont, eux, moins présents.

Une puissance dont on parle peu est l’Iran, qui est chiite. Dans l’Asie centrale sunnite, les Iraniens ne peuvent pas être tellement actifs. Néanmoins, ils ont tout de même d’importantes ambassades, bien qu’il ne soit pas facile de voir sur quoi ils agissent. Ils sont très actifs au Turkménistan qui vend du gaz à l’Iran du Nord ; en échange, Téhéran vend du gaz au nom du Turkménistan via le golfe persique. Mais il existe une vraie influence civilisationnelle puisqu’il ne faut pas oublier que l’Asie centrale célèbre le Norouz, le nouvel an iranien, dernière rémanence de la civilisation persane. Enfin, il ne faudrait pas négliger les États du Golfe. Beaucoup de financements sous terrain se font par ces pays, via les mouvements clandestins, ou non, qui propagent l’islamisme radical. Ces pays sont également la source d’activités mafieuses, via des opérations de blanchiment d’argent.

 

Vivien Fortat : Face à ces pays, quelles peuvent être les stratégies européennes ?

René Cagnat : Si l’Europe arrivait à être unie, elle pourrait faire quelque chose. Il y a des ambassades de l’Union européenne dans tous les pays de l’Asie centrale. Tous les pays de la zone sont d’ailleurs membre de l’OSCE, ce qui signifie que les frontières européennes arrivent jusqu’à la Chine. C’est un fait trop souvent ignoré. L’Europe fournit surtout des bourses culturelles ou industrielles pour envoyer des gens en formation. Elle reste un lieu d’émigration, même si les centre-asiatiques préfèrent de plus en plus les États-Unis.

Sur le luxe, les produits français sont présents, bien qu’il existe énormément de contrefaçons. On m’a fait goûter un jour un Chablis acheté à Bichkek : c’était tout sauf un Chablis et pourtant, il avait couté cher à mon hôte ! Mais la présence française reste toutefois anecdotique[30]… Les Allemands sont notamment présents dans l’automobile : on dénombre plus de Mercedes haut de gamme à Astana qu’à Berlin. Le savoir-faire allemand est réputé car non seulement, on achète allemand, mais on va également voler des voitures allemandes à l’étranger pour les revendre en Asie centrale. Il ne faut également pas oublier l’émigration allemande de très haute qualité à plusieurs étages hors de la zone[31]. En 1991 au Kazakhstan, sur une population de 15 millions d’habitants, un million d’Allemands ethniques parlaient allemand. Il s’agissait des Allemands de la Volga déportés mais aussi ceux partis bien avant pour coloniser le Kazakhstan ; des enfants des prisonniers de la Première Guerre mondiale déportés en Asie Centrale ; des prisonniers de la Deuxième Guerre mondiale ; et en remontant encore plus loin dans le temps, on trouvait même les mennonites. Le mennonitisme est une secte protestante qui voyait l’avenir du côté du Tadjikistan ; c’est un peu l’équivalent des mormons mais en Asie centrale. Les mennonites étaient des gens très sérieux qui ont construit des villages magnifiques. Malheureusement, les Allemands les ont fait revenir au lieu de s’appuyer sur eux dans la région. Il reste un village allemand en Kirghizie (ndlr : Kirghizstan), le Rot-Front (front rouge) qui est vraiment un village allemand[32]. J’y avais amené un ami colonel allemand qui passait au Kirghizstan, il en a pleuré… La Grande-Bretagne n’est pas très présente mais les revoit parfois réapparaître tout d’un coup, c’est pourquoi ils doivent conserver une présence discrète sur place.

Les États-Unis ont une université américaine influente (ndlr : l’American University of Central Asia), jouissent du prestige aux yeux de la jeunesse et possèdent d’importantes ambassades, qui sont aussi des centres d’écoutes. L’essentiel de ces ambassades américaines sont d’ailleurs en sous-sol. Les États-Unis ont toutefois quitté le Kirghizstan, expulsés par les autorités locales[33]. En plus des choses peu recommandables qui s’y passaient[34], les Chinois étaient très agressifs et pointaient leurs missiles nucléaires vers ces bases, à défaut d’avoir d’autres cibles américaines à portée[35]. Les Américains ont également les Peace Corps qui sont très efficaces et s’intègrent très bien sur le terrain. Au Kirghizstan par exemple, ces jeunes volontaires fournissent des spécialistes de très haut niveau.

 

Vivien Fortat : Quel est le danger réel de la montée de l’islamisme radical dans la région ?

René Cagnat : Il y a incontestablement une pénétration salafiste en Asie centrale. C’est d’ailleurs l’objet d’un livre que je publierai à l’automne. Tous les pays sont concernés et au sens communément admis de l’Asie centrale, le plus concerné est le Tadjikistan, notamment du fait de sa proximité avec l’Afghanistan. Mais pour moi, qui ai une conception élargie de l’Asie centrale, le pays le plus concerné est l’Afghanistan. Ethniquement, géographiquement et historiquement, il y est pleinement intégré. Lorsque vous voyez des photos prises en Ouzbékistan au XIXème siècle et en Afghanistan, la différence n’est pas palpable. Mais l’évolution des femmes en Asie centrale a complétement modifié et bonifié l’islam.

Les sectes souterraines et les mouvements clandestins sont bien représentés. Dans chaque pays, il existe des organisations salafistes potentiellement très influentes. Les pays n’en sont certes pas encore au basculement mais celui-ci n’est pas à exclure. Un tel phénomène, ne serait-ce que d’un seul État, aurait un retentissement dans toute l’Asie centrale. Cependant, les Russes ne le toléreraient pas et interviendraient avec l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC[36]). Deux divisions aéroportées sont consacrées à l’action rapide. Les Russes ont des bases au Kirghizstan, au Tadjikistan et au Kazakhstan. Concernant l’éventualité d’une intervention chinoise, ce n’est pas une option aujourd’hui. Moscou ne le tolérerait pas et cela serait une fin abrupte de l’amitié entre les deux pays. La coopération militaire entre l’Asie centrale et la Chine reste embryonnaire et notamment cantonnée à des problématiques de stupéfiants.

 

Vivien Fortat : Peut-on envisager d’autres facteurs d’instabilité régionale en Asie centrale ?

René Cagnat : Le grand risque dans la région, c’est l’accès à l’eau. Il y a notamment l’histoire du barrage de Rogun au Tadjikistan[37], qui provoque un vrai débat avec les Ouzbeks. En plus, ce barrage de plusieurs centaines de mètres de hauteur se trouve dans une zone sismique, ce qui rend la situation très délicate. Il va falloir le remplir et donc retirer de l’eau aux pays en aval. Mais l’eau peut également être une source de puissance future. À horizon lointain, l’eau des fleuves de Sibérie devrait devenir le nouvel atout russe en Asie centrale.

Il y a également le problème des frontières mal délimitées, qui se traduisent chaque année par des conflits locaux, avec un village qui attaque un autre village, provoquant souvent des morts. Mirziyoyev règle ces questions assez rapidement, contrairement à Karimov qui les exploitait. Vous avez également le cas de la frontière turkmèno-ouzbèque le long de l’Amou-Darya. Sur de nombreux kilomètres, les Turkmènes possèdent les deux rives du fleuve, avant de revenir plus loin sur une logique de bords partagés. Mais sur toute la partie où le Turkménistan détient les deux rives, se trouvent des gisements de gaz qui appartiendraient « naturellement » aux Ouzbeks.

 

Vivien Fortat est spécialisé sur les questions économiques chinoises et les nouvelles routes de la soie. Il a résidé pendant plusieurs années à Tokyo et Taipei. Docteur en économie, il a travaillé comme consultant en risque entreprise, notamment au profit de sociétés françaises implantées en Chine, de 2013 à 2016.

René Cagnat, Colonel à la retraite et docteur en sciences politiques, est spécialiste de l’Asie centrale. Ayant servi comme attaché défense en Ouzbékistan et résidant depuis 23 ans en Asie centrale, il est notamment l’auteur du livre La rumeur des steppes (Ed.Payot, 2001) et prépare actuellement un ouvrage sur l’avenir de la région centre-asiatique face à l’islam radical.

 

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