Pour une nouvelle politique arabe française

Mis en ligne le 11 Déc 2017

Comme en écho à cette analyse menée au printemps dernier, la politique étrangère française change son discours, son style et ses actes. En témoignent notamment le cap fixé par l’Elysée : «… Une France reprenant son rang parmi les nations en Europe, répondant aux défis du monde actuel et faisant entendre clairement son point de vue. » (Discours aux ambassadeurs ; 29/08/2017). L’intérêt que présente cet article visionnaire, plaidoyer argumenté pour une politique renouant avec davantage de réalisme, d’autonomie et d’équilibre, singulièrement au Levant, n’en est que plus vif.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Florian de La Tousche, “Pour une nouvelle politique arabe française”, Ecole de Guerre, juin 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de l’EDG.

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Pour une nouvelle politique arabe française

 

En 2002, Hubert Védrine, s’adressant à la presse, notait : « Je ne sais même pas ce que c’est que la politique arabe. Il y a trente-six politiques arabes ». Pour autant, en raison de son histoire, de sa vocation méditerranéenne mais aussi de ses ambitions internationales, la France a toujours eu un rapport particulier avec le monde arabe. Alors président de la République, le général de Gaulle l’avait érigé en priorité pour une France qui cherchait à conserver son rang de grande puissance dans le nouveau concert des nations au cœur d’un monde bipolaire. “La grande importance politique stratégique des bassins du Nil, de l’Euphrate, de la mer Rouge et du golfe Persique est maintenant assortie d’une valeur économique de premier ordre. Tout nous commande de reparaître au Caire, à Damas, à Amman, à Bagdad, à Khartoum, comme nous sommes restés à Beyrouth”, affirmait-il dans ses mémoires d’espoirs (1958-1962). Cette stratégie était principalement fondée sur une forme de realpolitik où seuls les intérêts économiques, sécuritaires ou politiques comptaient. Cette politique paraît avoir vécue après le virage atlantiste de N. Sarkozy et son attirance pour les pays du Golfe que F. Hollande a approfondi. Aujourd’hui, la France semble avoir perdu de son crédit auprès des nations arabes[1] tandis que la récente conférence de Paris cache mal les lacunes et les paradoxes.

Or, ce pont avec le monde arabe est à la fois un défi et une obligation dans la gestion des crises contemporaines. Elle pose la question d’un état des lieux de la politique française menée dans le monde arabe aux lendemains des récentes élections présidentielles. L’exigence d’une politique arabe autonome, renouvelée et plus équilibrée semble devoir s’imposer au détriment d’une politique médiatique et moralisatrice. Elle nécessite de prendre conscience de ce qu’est aujourd’hui le monde arabe pour sortir des postures et d’une forme d’aveuglement qui empêchent la France d’affirmer sa voix face aux nouveaux enjeux.

 

Un espace incertain au cœur des enjeux stratégiques ?

Penser le monde arabe, c’est d’abord prendre conscience qu’affaibli par de profondes divisions, il demeure un territoire sous forte tension et sous influence.

Il convient d’abord de reconnaître que le monde arabe est peu prévisible en raison de nombreuses dissensions qui semblent le caractériser. « Le monde arabe est multiple »[2] et demeure marqué par une violence structurelle. Une diversité géographique d’abord avec un monde arabe écartelé de part et d’autre de la Mer Rouge. Une diversité confessionnelle ensuite avec un affrontement entre sunnites et chiites millénaire mais aussi ethniques ou tribales qui s’opposent aux projets de Nation qui transcenderaient les irrédentismes. Cette opposition est enfin politique avec d’un côté des vielles monarchies et de l’autre des régimes semi-démocratiques où le pluralisme reste une gageure. Or, chacune des identités de cet espace incertain peuvent être alors tour à tour revendiquées sans qu’elles soient exclusives les unes des autres ou même pérennes. Dès lors, ces clés de lectures pour être maîtrisées exigent une certaine patience stratégique mais surtout une profonde connaissance de l’histoire et de la culture de la zone.

Ce monde arabe demeure au cœur des enjeux sécuritaires mondiaux. Conflit israélo-palestinien, prolifération groupes islamistes radicaux au Yémen, en Irak ou en Syrie ou au Sahel, développement du nucléaire iranien ou la crise des migrants sont autant de facteurs qui dessinent un tableau particulièrement sombre de cette région. Or, ce chaos a des conséquences majeures pour les états de la sous-région comme pour l’Occident tant cette zone est au cœur des intérêts économiques mondiaux. Sa stabilité est un impératif et confère à cet espace une importance stratégique majeure.

Néanmoins cette importance stratégique est à la fois une force mais aussi une faiblesse car elle fait de lui une proie de premier choix. Fragmenté, soumis à une instabilité politique durable source de la difficulté des pays arabes à proposer une politique arabe homogène, ce territoire semble être incapable de devenir une puissance en tant que telle. Véritable territoire sous tutelle, le monde arabe est ottoman au XVIe jusqu’au XVIIIe, européen au XIXe puis américain au XXe. Cette influence des acteurs étrangers est aujourd’hui en pleine transformation avec le retour en force d’acteurs comme la Russie ou la Turquie qui profitent des errements des occidentaux et des erreurs stratégiques américaines en Irak. Dix ans de guerre ont ruiné la crédibilité des vieilles puissances et l’illusion de la pax Americana a vécue.

Face à ce monde arabe en ébullition, il convient de s’interroger sur la place et le rôle de la France.

 

Une politique étrangère française discréditée

Parfois aveugle des dernières transformations sociétales et géostratégiques, la politique arabe française semble s’enfermer dans des postures moralisatrices qui pourraient la discréditer durablement.

Post printemps arabes, il apparaît un triple bouleversement qui modifie radicalement le paysage politique régional où s’agitent des acteurs imprévisibles. Le premier bouleversement est interne. Il s’effectue dans le cadre d’un affrontement entre islamistes conservateurs et démocrates modérés qui tentent de définir la place de l’Islam qui s’installent durablement dans la vie politique de leurs pays. Le second est lié à l’avènement d’un proto-Etat au cœur du Moyen-Orient. Si Daesh est aujourd’hui sur le recul, la violence de ses actes a modifié durablement le fragile équilibre ethnique et confessionnel de toute une sous-région. Enfin, le dernier bouleversement s’articule autour d’une communauté internationale divisée qui ne joue pas le jeu de la tentative de réglementation pacifique des crises. Parallèlement à cela, le retour de la Russie et de la Turquie dans la sous-région comme l’arrivée au pouvoir du président Trump, très influencé par les Egyptiens[3], pourraient faire basculer les fragiles équilibres. Le président américain, adepte d’une politique isolationniste, semble pourtant d’avoir décidé de s’engager durablement dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, faisant des Etats-Unis le « nouveau gendarme du monde »[4]. Les dernières frappes en Syrie[5] ou en Afghanistan[6], ses fortes prises de position avec Israël révèlent une certaine imprévisibilité dans un monde arabe déjà complexe.

Face à cette transformation du paysage géostratégique, la France est surprise comme nombres de nations occidentales et hésite d’abord sur la stratégie à suivre comme l’illustrent les positions diplomatiques lors des printemps arabe. Le paradoxe est saisissant entre le soutien laborieux à la révolution tunisienne et l’appui clair à la prise du pouvoir par le maréchal Al-Sissi en Egypte. Face à la révolution libyenne, le président Sarkozy soucieux de ne pas commettre deux fois le même impair reconnaît sous la pression médiatique le Conseil national de transition (CNT) comme seul représentant légitime du peuple libyen. C’est une rupture historique dans la pratique diplomatique : jusque-là, la France ne reconnaissait que les États. En outre, la France, profondément laïque, ne « semble plus comprendre l’importance des ressorts religieux du monde arabe »[7]. Enfin, il est aussi souvent fait critique à l’ancien président, François Hollande d’avoir voulu combattre le terrorisme islamiste au Sahel comme au Moyen-Orient tout en soutenant des monarchies du golfe perçues comme le symbole d’un salafisme prosélyte. La diplomatie française semble ne plus avoir de ligne directrice claire et durable qui constituait les fondements de sa puissance.

Au-delà de ces choix paradoxaux, « la diplomatie française semble s’être enfermée dans une posture moralisatrice »[8]. L’exemple de la guerre en Syrie est ici riche d’enseignements car plus qu’une nécessité stratégique, il semble que les opérations menées contre Daesh furent d’abord un impératif politique et moral d’une France isolée et campée sur ses positions. Reprenant à son compte le positionnement intransigeant du gouvernement précédent, le gouvernement français coupa unilatéralement toute relation avec la Syrie[9]. Il croyait pouvoir faire  tomber Bachar El-Assad sans le soutien des Russes ou des Iraniens. Or, au fur et à mesure que le conflit avançait, la diplomatie française se durcit et commença à se positionner éthiquement. La décision d’Obama de ne pas intervenir malgré le franchissement de plusieurs lignes rouges surprit et isola durablement la France, l’excluant de facto des négociations à venir[10]. Dans son dernier discours aux ambassadeurs, F. Hollande soulignait avec amertume ce qu’il considérait comme la « faute morale et politique de la communauté internationale » de 2013. Si l’action politique peut être construite sur une forte base morale, la politique étrangère d’un Etat doit, quant-à-elle, être fondée sur un calcul rationnel dans la défense de l’intérêt national.

Pour sortir de ces postures, la France gagnerait assurément à tendre vers davantage de réalisme.

 

Quelle nouvelle politique étrangère ?

Si elle ne doit pas tomber dans une forme de cynisme, notre politique dans le monde arabe doit a minima sortir de la dictature de l’immédiateté et chercher à retrouver cette forme d’équilibre qui faisait son originalité.

Le premier enjeu pour la diplomatie française est assurément de se libérer de la pression de l’immédiateté accrue par la pression médiatique. Or, enjeu de pouvoir, les médias nationaux et internationaux ont toujours eu une relation privilégiée avec la diplomatie. Ils sont à la fois des amplificateurs de la diplomatie française mais aussi ses principaux adversaires en créant une dictature de l’opinion qui ne permet plus une diplomatie raisonnée et pérenne[11]. La place extraordinaire occupée par Bernard Henri Levy auprès du président Sarkozy (au grand dam du ministre de l’époque) préalablement au déclenchement des opérations en Libye peut ainsi légitimement interroger. Le prochain gouvernement devrait davantage s’inspirer d’Hans Morgenthau qui affirmait qu’« un gouvernement doit (…) résister à la tentation de sacrifier sur l’autel de l’opinion publique ce qu’il considère être une bonne politique, car sinon il abdiquerait son leadership et substituerait un avantage précaire immédiat aux intérêts permanents du pays »[12].

En outre, la force de la diplomatie française gagnerait à retrouver une forme d’équilibre et de lisibilité. Ces critères de pondération étaient déjà cités en exemple d’une bonne politique étrangère par Thucydide ou Clausewitz. Or, la politique arabe de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande fut clairement déséquilibrée en faveur de puissances sunnites considérées comme des pivots de la région. La République iranienne chiite fut perçue comme un facteur de déstabilisation au sein d’un Moyen-Orient pendant près de dix ans[13] , et le président Hollande afficha la même fermeté dans le cadre des négociations lors du traité de Vienne. Or, l’Iran, pays de 77 millions d’habitants, demeure une puissance régionale incontestable particulièrement engagée contre Daesh. Pays bien plus laïc que les autres pays du Golfe, c’est aussi un marché énorme prêt à s’ouvrir dont la France ne doit pas être exclue[14]. Notre influence dans les crises de la sous-région au lendemain de la réélection de Rohani dépend pour une large part sur notre capacité à maintenir un dialogue autonome et exigeant mais ouvert avec l’ancienne puissance perse. Alors que D. Trump souhaite revenir avec force « sur le pire accord qu’il n’ait jamais vu », la France doit pouvoir se positionner comme une puissance d’équilibre pour pouvoir « prendre les réalités telles qu’elle sont »[15].

Enfin, si les alliances sont essentielles, il convient pourtant de pouvoir agir et penser avec autonomie. Cette liberté d’action ne doit pas conduire à l’isolement bien au contraire mais à la capacité de tenir un discours exigeant avec ses alliés. Le mandat du président Hollande a pu démontrer une réelle volonté d’affirmer sa voix sur la scène internationale voire une forme d’interventionnisme tout azimut. Grâce à la crédibilité de son outil militaire et de la chaîne décisionnelle, la France possède un outil de poids au service de sa diplomatie. « La véritable singularité française provient de ce que nous sommes la seule armée, hors armée américaine, à maîtriser l’intégralité de la chaîne militaire. La verticale du politique au tactique est unique au monde » affirmait encore le GCA Yakovleff[16]. Avec le départ de la Grande-Bretagne, la France devient désormais le seul pays de l’UE à conserver un poste au Conseil de sécurité de Nations Unies. Ce sont assurément deux réels leviers pour s’affirmer comme un moteur de la diplomatie européenne dans le monde et plus particulièrement dans le monde arabe.

Le monde arabe est entré dans une nouvelle phase riche d’incertitudes et de menaces. L’échec des printemps arabes, la déstabilisation profonde du Moyen orient « déchiré par la fitna, la discorde entre croyants »[17] et l’arrivée de nouveaux acteurs aux jeux complexes imposent une nouvelle politique française dans le monde arabe. Les prochaines élections présidentielles devront être l’occasion d’une refonte de notre diplomatie pour tendre vers une politique étrangère autonome et équilibrée loin des postures médiatiques actuelles.

Cette politique étrangère ne sera pas sans lien avec nos problématiques internes, Tocqueville puis bien plus tard R. Aron[18] l’avaient affirmé avec force. De notre capacité à affirmer nos valeurs sur le plan intérieur dépendrait assurément notre liberté d’action à l’extérieur.

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