S’il est le plus emblématique, le changement climatique n’est pas la seule « limite planétaire », possiblement irréversible, que l’impact des activités humaines tend à franchir. Le sommet de la Terre de Rio en 1992 préconisait déjà la mise en place d’une économie durable. Dans le prolongement tant des objectifs de développement durable adoptés par l’ONU en 2015 que de l’accord de Paris sur le climat, cet article propose une analyse complète et illustrée de la problématique : comment concilier modes de consommation et enjeux environnementaux et sociaux. A partir d’une clarification des concepts, les auteurs exposent le constat et les causes des dégradations environnementales majeures, puis s’interrogent sur la capacité du système global, intégrant sociétés, économie et bio-géo-sphère, à engager des processus de transformation vertueux. La question de la consommation est au cœur de leur analyse, consommation éperonnée par la forte croissance planétaire des classes moyennes. L’analyse éclaire donc les enjeux liés à la mise en œuvre des outils ou leviers envisageables pour engager un véritable changement de paradigme.
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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont: Lucien Chabason et Stéphanie Leyronas, « Produire et consommer durablement », Regards sur la Terre, IDDRI, 22 mai 2017.
Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de l’IDDRI.
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Produire et consommer durablement
L’année 2015 a été marquée par deux événements majeurs qui traduisent le souci grandissant de la communauté internationale de concilier nos modes de consommation et les enjeux environnementaux et sociaux auxquels nous devons faire face. Il s’agit d’abord des 17 objectifs de développement durable (ODD), adoptés par les Nations unies, et en particulier l’objectif 12 qui reconnaît le rôle essentiel et transversal de la consommation et de la production dans le développement durable. Il s’agit ensuite de la Conférence de Paris sur le climat où a été adopté à l’unanimité un accord qui fixe pour objectif de limiter le réchauffement climatique à moins de 2 °C, en visant la barre des 1,5 °C. L’accord doit être validé par les parlements des États parties et entrera en vigueur en 2020 : il appelle à une réorientation de l’économie mondiale et à une transformation profonde des modes de production et de consommation qui ont été développés au XXe siècle sur la base de l’exploitation des énergies fossiles.
La question n’est pas nouvelle : le Sommet de la Terre sur l’environnement et le développement, tenu à Rio en 1992, annonçait déjà l’espoir d’une économie soutenable. Il préconisait d’éliminer les modes de production et de consommation non durables au profit de ceux profitables à tous et dont la diffusion devait être encouragée. La déclaration de 27 principes et les 2 500 recommandations de l’Agenda 21 adoptés à cette occasion restent des références communes à tous les pays signataires engagés dans la construction d’un avenir durable.
Lors de la Conférence Rio+20 en 2012, les Nations unies ont réitéré leur soutien à cet agenda avec un programme d’actions (10 YFP) sur la production et la consommation durables, adopté à l’article 226 du texte final, « L’avenir que nous voulons ». Confié au Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), ce programme reposait sur cinq composantes : éducation et styles de vie, construction et immeubles, tourisme, information du consommateur et achats publics. Les pays étaient invités à mettre en place des structures participatives adéquates et à se doter de stratégies d’intervention. Mais, que signifient finalement les termes « production durable » et « consommation durable » ?
D’un point de vue environnemental, il s’agit de tendre vers une utilisation de produits et services qui répondent aux besoins de base et apportent une meilleure qualité de vie, tout en minimisant l’utilisation de ressources naturelles et de substances toxiques ainsi que l’émission de déchets et de polluants pendant le cycle de vie des produits et services. La production et la consommation durables doivent permettre de ne pas compromettre la satisfaction des besoins des générations futures.
L’objectif est bien de limiter les impacts et perturbations sur les principaux cycles naturels (eau, carbone, azote, phosphore) de l’ensemble des activités socio-économiques (procédés de production tout au long du cycle de vie ; régimes alimentaires ; modes d’habitat et de transport ; pertes et gaspillages ; etc.).
Cette question est déjà éminemment complexe : ce qui peut apparaître comme une politique efficace dans un domaine peut avoir des répercussions néfastes dans un autre. Par exemple, élargir l’offre de biocarburants pour substituer des énergies renouvelables à des énergies fossiles peut aussi contribuer à faire peser des pressions sur la terre ou l’eau (RST 2010, Repère 4). Des pays visant leur sécurité alimentaire ou énergétique ont aussi acquis des terres à l’étranger, au détriment de l’accès au foncier des communautés locales. Un raisonnement qui se limiterait à une optimisation de l’efficacité des usages, en intra et en inter-usages, ne serait pas satisfaisant : la réduction net de l’impact de nos modes de vie sur les ressources est devenue une nécessité.
Encadré 1 : Objectif 12 : Établir des modes de consommation et de production durables
La consommation et la production durables encouragent à utiliser les ressources et l’énergie de manière efficace, à mettre en place des infrastructures durables et à assurer à tous l’accès aux services de base, des emplois verts et décents et une meilleure qualité de la vie. Elles contribuent à mettre en œuvre des plans de développement général, à réduire les coûts économiques, environnementaux et sociaux futurs, à renforcer la compétitivité économique et à réduire la pauvreté. La consommation et la production durables visent à « faire plus et mieux avec moins », accroissant les gains socioéconomiques nets tirés des activités économiques en réduisant l’utilisation des ressources, la dégradation et la pollution tout au long du cycle de vie, tout en améliorant la qualité de la vie. Elles mettent en jeu différentes parties prenantes, entre autres les entreprises, les consommateurs, les décideurs, les chercheurs, les scientifiques, les détaillants, les médias et les organismes de coopération pour le développement. Elles nécessitent également une démarche systémique et la coopération entre les différents acteurs qui opèrent dans la chaîne d’approvisionnement, depuis le producteur jusqu’au consommateur final. Elles passent par l’engagement des consommateurs en utilisant notamment la sensibilisation et l’éducation sur la consommation et les modes de vie durables, la fourniture d’informations adéquates aux consommateurs au moyen de normes et d’étiquettes et la pratique de marchés publics durables.
Objectifs de développement durable, Nations unies (2015)
Les limites de la planète
Les ressources naturelles exercent des fonctions de « puits et de maintien de la vie » (Rapport européen sur le développement, 2012), lesquelles font référence à la capacité des écosystèmes à réguler le cycle hydrologique, à absorber et recycler les déchets ou à maintenir la biodiversité. Ces systèmes naturels peuvent connaître des changements soudains et irréversibles si des points de basculement ou de dégradations ultimes sont atteints. Pour le monde vivant et la biodiversité, il s’agit de l’interruption brutale dans la chaîne trophique entre les espèces, c’est l’acidification et l’adaptation ou non des bactéries, ou bien encore la disparition des grands prédateurs, ou l’interruption de la pollinisation. Pour le climat, il s’agit d’un basculement thermodynamique brutal et la modification radicale des températures et des régimes de précipitations. Rockström et al. (2009) propose neuf limites planétaires (figure 1). Ces limites seraient sur le point d’être atteintes dans certains domaines tels que la consommation d’eau douce, les changements d’utilisation des sols, l’acidification des océans et l’interférence dans les cycles globaux du phosphore.
Trois processus auraient dépassé le seuil d’alerte : le changement climatique, le taux de diminution de la biodiversité et l’interférence humaine avec les cycles de l’azote. Les autres limites sont la pollution chimique, la pollution atmosphérique par les aérosols et la diminution de la couche d’ozone.
Les impacts croissants des activités humaines sur les quatre cycles du système global (eau, carbone, azote, phosphore) et, in fine, sur le climat et la biodiversité, sont observés de manière objective. Le terme « Anthropocène » est apparu dans certains écrits pour désigner l’époque géologique ayant débuté avec la révolution industrielle à la fin du XVIIIe siècle et au cours de laquelle les activités humaines ont eu un impact majeur sur l’écosystème terrestre (Lire Svedin, dans RST 2012, Chapitre 6) : « en un peu plus de deux générations, l’humanité est devenue une force géologique à l’échelle de la planète » (Steffen et al., 2015).
Concernant le climat, les rapports successifs du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publiés depuis 1990 ont démontré sans ambiguïté que les activités humaines, notamment l’usage des énergies fossiles, ont conduit à une hausse exceptionnelle des émissions de gaz à effet de serre (GES), qui se sont établies à 32,3 Gt en 2014. Leurs impacts récents sur les systèmes physiques et socio-économiques touchent tous les continents et océans. Ils sont la cause dominante du réchauffement observé depuis le milieu de XXe siècle[1] (figure 2). Dans de nombreuses régions, l’évolution des précipitations a modifié les systèmes hydrologiques, affectant les ressources en eau en quantité et qualité[2]). Les événements extrêmes de températures élevées et de fortes précipitations ont augmenté.

Comme tout écosystème, la résilience de la planète Terre aux changements naturels ou anthropiques est importante mais non illimitée. La surexploitation des ressources et les modifications des cycles naturels planétaires au-delà de certains seuils – le plafond environnemental – pourraient conduire à des effets catastrophiques pour l’humanité.
De nombreuses espèces terrestres, d’eau douce ou marines ont disparu, ou ont modifié leur répartition géographique, leurs activités et leurs interactions[3]. L’acidification des océans attribuée aux activités humaines a eu un impact sur les organismes marins[4]. Les impacts négatifs du changement climatique sur les rendements des cultures ont été plus fréquents que les impacts positifs[5].
Le climat n’est qu’un aspect des changements globaux et complexes qui se produisent dans les cycles biochimiques mondiaux. « L’altération des cycles de l’azote et du phosphore représente pour la planète un défi majeur qui n’a pas encore reçu assez d’attention », soulève le rapport du PNUE « Our Nutritient World – The challenge to produce more food and energy with less pollution » (2013).
Les analyses historiques réalisées enfin sur l’évolution de la biodiversité à l’échelle mondiale convergent aussi autour de conclusions préoccupantes. Depuis le début de l’ère industrielle, la réduction de la biodiversité terrestre a déjà conduit à la disparition d’environ 50 % de celle-ci (CGDD, 2010) et à la forte diminution des ressources halieutiques : entre 1970 et 2010, 39 % des espèces terrestres ont disparu, 76 % des espèces d’eau douce et 39 % des espèces marines (WWF, 2014). Cette tendance à l’érosion s’est accélérée au cours des cinquante dernières années. Cinq grands facteurs sont à la source de ces évolutions, dans des proportions différentes selon les régions : les changements dans l’utilisation des sols (déforestation, urbanisation, infrastructures) ; la surexploitation des ressources ; les pollutions locales et diffuses ; les introductions d’espèces exotiques envahissantes et le changement climatique. Les transformations dans l’usage des sols ont été historiquement les plus décisives.

Les GES sont et resteront la principale cause du réchauffement atmosphérique que l’on peut observé depuis le milieu du XXe siècle. Une observation qui souligne clairement la responsabilité humaine dans l’atténuation des émissions.
Des dégradations aux causes multiples
Si les impacts sont clairement analysés, les mécanismes sous-jacents à ces évolutions, et à leur accélération depuis la moitié du XXe siècle, sont plus controversés. La croissance démographique est l’un des principaux accélérateurs de l’utilisation des ressources naturelles. La population mondiale ayant plus que quadruplé depuis le début du XXe siècle, cette augmentation est porteuse de risques si les tendances observées dans les modes de production et de consommation des pays en développement convergent avec ceux des pays développés. En ce sens, la croissance démographique ne constitue pas l’unique explication : le même nombre d’êtres humains peut consommer beaucoup ou modérément, en fonction de leur revenu, de leur accès aux technologies, du système politique, du degré d’urbanisation et de ses normes culturelles.
Parallèlement à l’augmentation de la population, le niveau de croissance économique et la qualité de cette croissance sont des vecteurs majeurs de l’utilisation des ressources naturelles. L’amélioration des conditions de vie de l’homme au cours du siècle dernier coïncide avec l’utilisation accrue des ressources naturelles. L’histoire de cette relation fait apparaître deux tendances (Rapport européen sur le développement, 2012).

Le continent africain illustre tristement que l’abondance en ressources naturelles, pour utile qu’elle soit, ne garantit pas à elle seule le développement économique. Gestion et gouvernance sont aussi nécessaires en situation d’abondance qu’en cas de rareté.
Toutefois, et c’est la seconde tendance, le taux de croissance de l’économie est supérieur à celui de l’utilisation des ressources naturelles. En effet, à mesure que les sociétés s’enrichissent, les progrès technologiques leur permettent d’utiliser les ressources plus efficacement. Cela aurait pu conduire à une dissociation entre le PIB et la consommation d’énergie. Mais ce n’est pas le cas, en raison des effets rebonds de la diffusion de ces technologies qui entraîne une consommation en forte hausse (comme cela a été observé successivement avec l’utilisation du charbon et du pétrole) ou l’abandon de modes d’exploitation durables arrivés à maturité (traction animale, utilisation du bois, du vent, de l’eau, etc.).
L’augmentation du niveau de vie se traduit généralement par une augmentation de la consommation de produits carnés. « Or, le nombre de calories végétales (hors pâture) nécessaire pour produire une calorie animale varie de deux à cinq selon les zones concernées, le type de production animale et le système technique utilisé » (FAO, 2015). Cela se traduit donc par une augmentation forte des besoins en production et une pression accrue sur les ressources. L’augmentation de la demande en ressources limitées qui en découle exacerbe la concurrence entre les usages et les usagers. Les pressions pesant sur les ressources sont ainsi complexifiées et aggravées en raison des liens qui existent entre les différents types de demande. L’eau est par exemple nécessaire pour les usagers urbains, industriels et agricoles, sans oublier les besoins élémentaires des écosystèmes pour se régénérer. Les pressions pesant sur les ressources sont ainsi complexifiées et aggravées en raison des liens qui existent entre les différents types de demande.
Ces pressions sont aggravées dans une économie mondiale fortement interconnectée par les échanges commerciaux, la pression pesant sur les ressources naturelles d’un pays n’étant pas uniquement attribuable à des facteurs internes de ce pays : une augmentation de la demande de viande dans une partie du monde se traduit par une pression sur les terres et l’eau dans une autre région. Par ailleurs, l’industrialisation rapide de la Chine a conduit ce pays à devenir le premier émetteur de GES, créant ainsi artificiellement l’illusion d’une sobriété dans des pays développés.
Ces différents constats mettent au premier plan la question de la rareté (indisponibilité physique) et les enjeux politiques liés à la gestion de cette rareté. Les progrès technologiques ont permis en partie, jusqu’à aujourd’hui, de faire face à une demande accrue en remplaçant certaines ressources par d’autres ; en juxtaposant leur utilisation (pétrole pour le transport, charbon et autres pour l’électricité, etc.) ; en augmentant leur transfert ou en les utilisant plus efficacement. Les ressources naturelles n’ont néanmoins pas les mêmes degrés de substituabilité (Rapport européen sur le développement, 2012). Les ressources qui concernent les capacités d’absorption et celles qui sont nécessaires à la vie ne peuvent pas être remplacées, ce qui nous oblige à établir des limites physiques concernant l’espace de fonctionnement sécurisé pour la société humaine (Rockström et al., 2009). Avant d’atteindre ces zones d’indisponibilité physique, la concentration géographique de certaines ressources (phosphate par exemple ou terres rares) est déjà source de conflits. Enfin, l’abondance de ressources naturelles localement ne garantit pas le développement économique comme en témoigne le continent africain (figure 3).
Maîtrise de l’énergie
Quelle est la capacité du système socio-éco-bio-géosphère à s’adapter, à être résilient et à engager des processus de transformation pour réduire ses impacts ? Quelle est l’éventualité d’une pénurie absolue de certaines ressources ou de l’atteinte de points de basculement des principaux cycles ?
La problématique posée, les solutions envisagées se concentrent très vite sur des innovations techniques en vue de limiter l’empreinte environnementale de nos modes de production. Des modes d’intensification agricole durable tels que les systèmes agro-écologiques sont développés comme alternatives aux modes conventionnels d’augmentation des rendements par l’usage des engrais, pesticides, variétés améliorées ou mécanisation. Les projets de réutilisation des eaux usées traitées pour l’agriculture, l’industrie ou les besoins urbains se mettent en place. Néanmoins, un raisonnement qui se limiterait à une optimisation de l’efficacité des usages, en intra et en inter-usages, ne serait pas satisfaisant : la réduction net de l’impact de nos modes de vie sur les ressources est devenue une nécessité.
Côté énergie, la tendance lourde reste le recours massif aux énergies fossiles. Si l’on tient compte des quantités récupérables, les ressources de base en charbon, pétrole, gaz et uranium sont en effet considérables. Et les contraintes ne concernent pas les ressources potentielles en soi, mais plutôt la façon dont elles seront exploitées (Giraud, 2014) : elles sont surtout d’ordre technique, économique, environnemental et politique et sont fortement liées à la capacité des acteurs à prendre en compte, à tous les niveaux, les enjeux climatiques. La réduction des GES repose sur deux piliers fondamentaux.
La maîtrise de la consommation énergétique est le premier pilier. Les technologies numériques permettent aujourd’hui d’optimiser la production, la distribution et la consommation d’électricité afin d’améliorer l’efficacité énergétique (smart grids).

Dans les pays riches, on prévoit un plafonnement relatif, voire un recul, de la consommation de viande à l’horizon 2020 répondant aux campagnes d’information et d’éducation de la population.Une tendance qui contraste fortement avec les aspirations dans beaucoup de pays émergents et en développement.
En lissant les pointes de consommation et en diminuant les capacités de production qui sont les plus coûteuses, ces technologies permettent de sécuriser le réseau et d’en réduire le coût. Selon le département de l’Énergie des États-Unis, si les technologies de réseau intelligent rendaient le réseau électrique américain plus efficace de 5 %, cela équivaudrait à une économie en termes d’émission de GES de 53 millions de voitures. Ce type de développement pourrait connaître une évolution rapide et généralisée. De nombreux dispositifs d’utilisation finale, procédés industriels, systèmes de chauffage, éléments constitutifs des infrastructures et des parcs immobiliers, commencent à être remplacés en recourant à de nouvelles technologies, et nombre des centrales électriques existantes se trouvent à la fin de leur durée de vie utile. Ces transformations dépendent des technologies déployées et des dépenses de R&D en la matière.
Le développement et la dissémination des énergies renouvelables (ENR) sont le second pilier. Ces technologies gagnent du terrain sous réserve d’incitations, notamment financières (soutien continu), de baisse des coûts (amélioration de l’efficacité des technologies) et de politiques volontaristes. Jusqu’à très récemment, c’est dans les pays de l’OCDE que la part relative des ENR augmentait le plus rapidement, même si les potentialités de production et les besoins sont plutôt en dehors de cette zone. En 2015, la part des pays en développement a atteint un niveau quasi équivalent à celle des pays développés, tant en investissements qu’en puissance électrique, grâce aux projets menés en Chine, en Inde, en Amérique du Sud et, dans une moindre mesure, en Afrique. Fin 2015, 173 pays s’étaient fixés des objectifs en matière d’ENR, dont 146 s’étaient dotés de politiques d’appui à l’échelle nationale et territoriale.
Évolution des modes de vie et classes moyennes
C’est plus récemment que les questions de nature socio-économiques liées à nos modes de consommation ont émergé et sont apparues comme des leviers majeurs de limitation des impacts de nos activités sur les cycles naturels. La lutte contre les gaspillages est un premier levier. Les pertes agricoles et agroalimentaires postérieures à la récolte représentent entre 15 % et 60 % de la production agricole selon les produits et les pays. Les solutions pour les réduire existent mais nécessitent des investissements importants et une action à l’échelle de l’ensemble de la filière. Bien que les études ne soient pas catégoriques sur ce point, la réduction des pertes et gaspillages constitue un germe de changement majeur de notre futur. L’économie circulaire enfin, qui vise à déployer une nouvelle économie fondée sur le principe de « refermer le cycle de vie » des produits, des services, des déchets, des matériaux, de l’eau et de l’énergie, est un outil en plein essor.
Des politiques nutritionnelles orientant les comportements alimentaires vers une consommation plus durable et plus saine (consommation moins carnée, promotion de systèmes de production de viande moins coûteux en calories végétales) constituent un second levier (figure 4). De telles actions de maîtrise de la demande et de sobriété constituent une stratégie « sans regret » qui permet de répondre simultanément à plusieurs enjeux : environnement, sécurité alimentaire et santé. Il en est de même dans tous les domaines : eau, énergie, transport, etc.
Mais questionner les modes de consommation, au Nord comme au Sud, ouvre aussi la voie à des interrogations plus profondes sur nos sociétés. La fonction de consommation touche à des notions personnelles et sociétales telles que les besoins, désirs, appartenances sociales, habitudes, influences religieuses, culturelles et professionnelles, mais aussi à des techniques telles que le marketing et la publicité. Ainsi, outre les sciences économiques, nombre de sciences de l’homme et de la société telles que l’anthropologie, la sociologie et la psychologie (individuelle et sociale) doivent être mobilisées pour bien comprendre les mécanismes de la consommation et envisager les conditions de leur orientation vers plus de durabilité. La légitimité de cette proposition est en soi une question des plus sensibles dans des sociétés qui donnent une valeur élevée à la liberté individuelle, celle-ci étant supposée inclure la liberté de choix des produits et services offerts sur le marché.
En matière de consommation durable, les contradictions sont parfois fortes entre les tendances lourdes de la consommation et les exigences ou critères de durabilité (lire Armstrong, dans RST 2014, chapitre 7). Parmi les facteurs qui déterminent les évolutions de la consommation, l’accès à la classe moyenne et le gonflement des effectifs de celles-ci a été un des phénomènes marquants de l’évolution des sociétés capitalistes au cours du XXe siècle aux États-Unis et en Europe, dans les pays de l’OCDE en général et désormais dans les pays en développement, émergents ou non. Il s’agit aujourd’hui d’une des conséquences sociétales majeures de l’émergence de certaines économies, une évolution bien souvent désirée par les acteurs publics et privés, que le régime politique soit de type autoritaire ou démocratique.
Au-delà des questions de définition et de caractérisation de la « classe moyenne », une proportion croissante de la population mondiale n’est ni riche ni pauvre par rapport aux normes nationales mais se situe dans le milieu de l’échelle des revenus. Même en Afrique, où l’essor des classes moyennes est resté limité, leur progression est sensible et a contribué à une hausse de la consommation intérieure dans de nombreux pays (AfDB, 2011 ; AFD, 2011). D’après l’OCDE (2012), la classe moyenne mondiale passera de 1,8 milliard de personnes en 2009 à 3,2 milliards en 2020, et à 4,9 milliards en 2030. Cette progression sera tirée par l’Asie, qui représentera, en 2030, 66 % de la classe moyenne mondiale et 59 % de la consommation des classes moyennes, contre 28 % et 23 % respectivement en 2009. Les classes moyennes des pays émergents et en développement constituent un moteur de la consommation et de la demande intérieure, mais restent vulnérables du fait de leurs caractéristiques en termes d’emploi (poids du secteur informel) et d’éducation (faible taux de diplômés de l’enseignement supérieur).
L’accès à la classe moyenne se traduit par des changements radicaux dans les modes de consommation vers des modèles construits dans les pays industrialisés après la seconde guerre mondiale fondés sur l’accès à l’automobile individuelle et aux biens semi-durables (télévision, électro-ménager, etc.) ; la modification du régime alimentaire pour une diète plus consistante en protéines animales ou encore l’accès aux services de loisirs et de tourisme. Le tout se traduisant par une forte augmentation de la consommation d’énergie, notamment d’électricité, par les ménages. Au Ghana, le nombre de propriétaires d’automobiles et de motos aurait ainsi augmenté de 61 % entre 2006 et 2012 (AfDB, 2011). Le développement des centres commerciaux (shopping malls) dans les grandes métropoles d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud illustre l’émergence de ces modèles de consommation empruntés aux États-Unis. Le 16 mars 2016, l’ouverture du magasin IKEA à Casablanca (Maroc) a rassemblé une foule de plus de 20 000 visiteurs. Ces modèles comportent une augmentation de la part des produits importés et favorisent le commerce mondial (AFD, 2011).
Ces modèles de consommation sont soutenus par un recours massif aux techniques de marketing et de publicité désormais employées sur l’ensemble de la planète. L’investissement publicitaire a représenté 544 milliards de dollars en 2015 avec une croissance annuelle de 4,4 % et des pointes pour l’Inde (11 %) et l’Amérique latine (12,7 %), dans des pays où la consommation des classes moyennes est fortement soutenue. En Europe où sa croissance est modérée, voire en baisse, l’investissement publicitaire n’a augmenté que de 2,6 %. On estimait à 59 % la part de l’augmentation des investissements publicitaires attribuables aux pays émergents sur la période 2014-2017 (enquête ZenithOptimedia, Thirty Rising Media Markets 2014-2016). Dans cette montée en puissance, la Chine vient en tête avec l’Argentine, l’Indonésie et le Brésil, et l’Afrique est quasi-absente. Lire l’entretien avec Homi Kharas, Brookings Institution.
Faire plus et mieux avec moins
Pour les gouvernements des pays développés ou émergents, la consommation est une question majeure qui répond à des objectifs de nature socio-politique : favoriser l’émergence des classes moyennes et, plus généralement, donner des satisfactions matérielles à la population en vue de maintenir la paix sociale, la stabilité politique et le soutien aux dirigeants. L’émergence de critiques contre la société de consommation par des sociologues tels que Marcuse (2013) ou Baudrillard (2009), et la mise à nu des techniques d’influence, voire de manipulation insidieuse des consommateurs par Packard (1957), Guy Debord[6](La société du spectacle, 1967), Hodgson (2003) ou Klein (2015), ont d’abord touché les pays occidentaux à partir de la fin des années 1960. Elles s’étendent aujourd’hui dans une certaine mesure aux pays émergents. Les consommateurs, en particulier ceux des classes moyennes, sont ainsi de plus en plus soumis au phénomène de double bind ou injonction paradoxale, mis en avant par Bateson (1977) : ils sont encouragés à consommer de plus en plus mais à respecter des principes d’éthique, de durabilité et, pourquoi pas, de frugalité.
En termes politique et institutionnel, les gouvernements adoptent ainsi des orientations qui ménagent la consommation. Les plans d’actions proposés sont très prudents, évitant de s’engager sur la réduction de produits nocifs (à l’exception du tabac), les questions de comportement alimentaire ou les modes de transports. Ils limitent de fait leur action à l’expression de recommandations non contraignantes, au travers de politiques d’éducation, de sensibilisation et d’information recourant à l’éco-étiquetage et aux labels, à la promotion des écoproduits, aux produits locaux, à la réduction des emballages ou au recours à des emballages réutilisables ou recyclables. Si l’utilité de ces politiques est certaine, elles n’ont qu’un impact très réduit sur la réorientation de la consommation ou son contenu.
En 2008, la Commission européenne a établi un Plan d’action pour une consommation, une production et une industrie durables. C’est également l’esprit de la Stratégie nationale française de développement durable 2010-2013 et du Cadre décennal de programmation concernant les modes de production et de consommation durables adopté par les Nations unies en 2013. Dans la Stratégie nationale de transition écologique et du développement durable, adoptée par la France en 2015, l’économie circulaire et de fonctionnalité a été mise en avant. Il y est question de taxes et de suppression de substances nocives, sans plus de précisions, et de lutte contre l’obsolescence programmée. Plus ambitieux dans ses propositions, le Centre d’analyse stratégique a proposé, dans une note en janvier 2011, de mettre en place des outils économiques et des « signaux-prix » nécessaires à une transition vers une consommation durable, y compris des tarifs progressifs pour l’eau et l’électricité. Il reconnaît néanmoins que « les pouvoirs publics sont réticents à actionner le levier de la consommation pour faire évoluer la société vers un développement durable » et souligne que les « politiques qui cherchent uniquement à réorienter les modes de production sont insuffisantes et produisent des effets pervers ».
Il est bien évident que les gouvernements, et beaucoup d’autres acteurs socio-économiques, confrontés à la stagnation du pouvoir d’achat, à la montée de la pauvreté et des inégalités, et au besoin de soutenir certains secteurs comme la production agricole, sont plus que réticents à s’aventurer dans la voie de politiques d’orientation de la consommation. L’on doit s’interroger sur les facteurs et mécanismes qui permettraient de promouvoir et mettre en œuvre des politiques de réel changement de paradigme.
En conclusion, l’approche de la question s’articule moins en termes de solutions technologiques que d’un panel d’outils sociaux, économiques et politiques dans le cadre d’une gouvernance renouvelée. L’histoire récente nous interpelle sur les capacités des États à initier une nouvelle trajectoire de nos modes de production et de consommation pour faire face aux enjeux globaux et locaux. À la fin des années 1990, les biens publics mondiaux apparaissaient dans les débats internationaux, dans des contextes marqués par des interdépendances croissantes entre pays et une incapacité des marchés comme des politiques nationales à gérer correctement les enjeux globaux que sont le climat, la biodiversité ou la santé. Ils ont remis à l’ordre du jour, sur un mode volontariste et renouvelé, la question d’une réglementation et d’outils internationaux de gouvernance. Toutefois, les négociations climatiques ont depuis mis en évidence l’illusion d’une gouvernance publique internationale et la nécessité de considérer une gouvernance multi-niveaux, impliquant les acteurs publics, privés et de la société civile, et ce dès l’échelle locale (Aykut et Dahan, 2015). Une partie de la solution à l’évolution de nos modes de consommation et de production est peut-être à trouver dans les communs où acteurs et citoyens se réapproprient les enjeux sur leur territoire et cherchent des solutions spécifiques (Bollier, 2014).
References