Quelle stratégie euro-atlantique face aux “menaces hybrides”?

Mis en ligne le 27 Nov 2017

Cet article explore concept et terminologies en usage au sein de l’Otan et de l’UE et, partant, l’implication de ces deux organisations pour contrer ces menaces hybrides. L’auteur souligne l’urgence d’une convergence conceptuelle et terminologique, préalable à l’élaboration d’une stratégie, puis d’une doctrine, gage d’une réponse préparée et coordonnée face à un phénomène croisant les champs et les formes de la conflictualité.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont:Estelle Hoorickx, “Quelle stratégie euro-atlantique face aux “menaces hybrides””, Revue de Défense Nationale, Novembre 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de la RDN.

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Quelle stratégie euro-atlantique face aux « menaces hybrides » ?

 

Depuis quelques années, les « menaces hybrides » ou pratiques de la « guerre hybride » sont considérées comme un défi sécuritaire majeur par l’UE et l’Otan. Les deux organisations s’attellent depuis 2015 à développer, chacune de leur côté mais en coopérant, une stratégie cohérente dans la lutte contre les « campagnes hybrides », afin d’aider les pays membres à contrer cette menace complexe.

Si la « guerre hybride » est au cœur de nombreux ouvrages, peu d’entre eux étudient, de façon systématique, l’implication de l’UE et de l’Otan en la matière. La présente analyse s’appuie sur les positions officielles des deux organisations. Une série de réflexions sur l’utilité d’un recours au buzz word de la « guerre hybride » clôtureront l’article afin de proposer une implication plus efficace dans les phéno- mènes géopolitiques actuels.

 

Menaces et guerres hybrides : de quoi parle-t-on ?

La notion de « menaces hybrides » et celle de « guerre hybride », préférée par l’Otan depuis 2014, sont des terminologies qui évoluent avec le temps, au gré de la situation internationale. Les premières définitions fournies par l’Alliance atlantique apparaissent dans le contexte des interventions de la Russie dans ses anciennes républiques socialistes, à savoir l’Estonie, la Géorgie et l’Ukraine. Dans un premier temps, le concept de « menaces hybrides » concerne l’utilisation simultanée de moyens conventionnels et non conventionnels (cf. Communication conjointe du SHAPE, 2010). Ensuite, quand éclate la crise russo-ukrainienne, la  guerre hybride » désigne la mise en œuvre, très intégrée, de moyens militaires et non militaires afin de déstabiliser un adversaire (cf. Déclaration du Sommet du Pays de Galles). L’UE dévoile sa première définition de la « guerre hybride » en mai 2015, après que la France ait fait l’objet d’attaques terroristes particulièrement sanglantes. Si cette définition s’inspire largement de celle de l’Otan, elle offre davantage de détails sur les modes opératoires de la « guerre hybride » ou « guerre ambiguë », à savoir les cyberattaques, la désinformation, le sabotage ou la « guerre par procuration ». L’« attaque hybride » vise à exploiter les « vulnérabilités » des États et à empêcher une réponse coordonnée de la communauté internationale (cf. Agence européenne de défense, 2015). Quelques mois plus tard, l’Otan développe sa première stratégie afin de lutter contre les « pratiques de la guerre hybride », dans laquelle les acteurs sont désormais « étatiques » ou « non étatiques ». L’« État islamique » aurait, en effet, également recours à certaines pratiques hybrides mais sans disposer, comme la Russie, de structures de pouvoir sophistiquées, dont un réseau diplomatique établi. La complexité des guerres hybrides est telle que seule une approche individualisée permet de comprendre en profondeur la spécificité de la Russie ou de l’État islamique en la matière (cf. K. Giles). Reste par ailleurs à déterminer s’il est opportun de qualifier de « guerre » les actes terroristes perpétrés par Daesh.

Au sein de l’UE en tout cas, le terme de « menace(s) hybride(s) » est préféré à celui de « guerre hybride » utilisé à l’Otan, ce qui peut susciter une certaine confusion sémantique. Par ailleurs, la terminologie utilisée ne semble pas signifier la même chose dans les milieux civils et militaires de l’UE. Au sein de l’état-major militaire européen, la notion de « menace hybride » décrit l’utilisation combinée des « pratiques de la guerre hybride » et est donc employée comme un synonyme de la « guerre hybride ». Dans les milieux civils par contre, le concept de « menaces hybrides » semble directement associé à des domaines aussi divers que le sabotage, les cyberattaques, la propagande, la désinformation ou les attaques NRBC (nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques). Une « menace hybride » correspondrait donc ici à un mode opératoire spécifique, ce qui est contradictoire avec la signification même de l’« hybridité » qui ne peut qualifier, par définition, qu’une combinaison à deux (cf. H. Pierre). Néanmoins – et ceci rend la question encore plus épineuse – pour que ces « menaces » soient considérées comme « hybrides », elles doivent être combinées entre elles et utilisées afin d’atteindre certains objectifs politiques précis. En outre, l’apparition du concept de « résilience »[1] contribue encore davantage à complexifier la notion. En effet, lorsque l’UE recommande aux États-membres de contrer les « menaces hybrides », elle les encourage en réalité à atténuer leurs « vulnérabilités potentielles » dans la lutte contre le terrorisme ou la criminalité organisée par exemple. Le pas est dès lors vite franchi pour renvoyer les « menaces hybrides » aux « points faibles » des États. En tout cas, force est de constater que la notion d’hybridité n’est pas comprise de la même façon par tous.

Il n’est par conséquent pas étonnant que la notion de « guerre hybride » ne fasse pas l’unanimité. D’aucuns remettent en cause l’utilité d’une telle terminologie « fourre-tout » (cf. J. Maire), souvent associée à un autre mot-valise, celui de la « résilience », et parlent même d’une « réinvention de la roue » (cf. L. Henninger), au service de la bureaucratie otanienne. D’un point de vue stratégique, cette posture se défend. La stratégie intégrale, la guerre par procuration ou la guerre de l’information sont en effet historiquement classiques, même lorsque ces éléments sont intégrés dans une même opération (cf. J. Henrotin). De plus, les défis sécuritaires recensés dans les documents stratégiques de l’Otan dès 1991, et de l’UE dès 2003, englobent toutes les « pratiques de la guerre hybride » ou « menaces hybrides » reprises dans les communiqués officiels des deux organisations depuis le début des années 2010. Seule la problématique de la cybersécurité apparaît plus récemment comme nouveau défi stratégique, à savoir en 2010 à l’Otan et en 2013 pour l’UE.

Si nouveauté il y a, elle est donc à chercher sur le versant tactique-opératif de la « guerre hybride ». Le danger cyber, la massification de la « dé-identification »[2] des combattants lors de la crise russo-ukrainienne ou l’appropriation, par un ennemi irrégulier comme Daesh, de technologies avancées devenues ergonomiques, en sont des exemples probants.

 

Cinq axes pour une réponse stratégique

La réponse stratégique proposée par l’UE et l’Otan en décembre 2016 s’articule autour de cinq axes : l’amélioration de la connaissance des « pratiques hybrides », le renforcement de la « résilience » à celles-ci, l’efficacité de la prévention et de la réponse face à l’attaque hybride (Integrated Political Crisis Response), et enfin, une meilleure coordination entre les parties dans toutes ces matières, dont la communication stratégique et la cybersécurité (cf. Parlement européen, 2017). Si les deux organisations s’engagent à soutenir les pays membres dans la lutte contre les « campagnes hybrides », elles rappellent que la responsabilité première incombe aux États-membres. Elles sont également décidées à utiliser les « politiques et instruments » existants pour faire face à cette problématique.

L’UE et l’Otan prennent des mesures concrètes pour lutter contre les « pratiques de la guerre hybride ». Tout d’abord, pour mieux étudier celles-ci, l’UE dis- pose, depuis mai 2016, d’une cellule chargée de centraliser et partager les informations liées à la problématique. Depuis le printemps 2017, l’Otan possède une cellule équivalente, ce qui devrait faciliter l’échange d’informations avec l’UE. Ensuite, la cyberdéfense constitue une priorité en matière de « résilience ». Les États ont reçu des recommandations strictes de l’UE pour rédiger leur stratégie de cybersécurité. Par ailleurs, l’Otan et l’UE commencent à intégrer la problématique des « cyberattaques » dans leurs exercices communs ou non (cf. Commission européenne, 2017). Depuis peu, la vulnérabilité des infrastructures critiques et la propagande sont également incluses dans les scénarios des entraînements.

Enfin, pour réagir de manière rapide et décisive à une éventuelle « campagne hybride », l’Alliance peut compter sur le « plan d’action réactivité » (RAP)[3] lancé en 2014. Depuis juillet 2016, l’UE dispose, quant à elle, d’un protocole opérationnel, commun entre les États-membres, la Commission et la haute représentante, qui précise le rôle de chaque institution de l’Union européenne et de chaque acteur dans les procédures à appliquer en cas de campagne hybride, depuis la première phase d’identification jusqu’à la phase finale d’attaque. L’applicabilité et les implications pratiques des dispositions juridiques de l’UE et de l’Otan pour faire face aux menaces hybrides font l’objet de discussions importantes. En outre, dans le cas de l’UE, la contribution militaire est relativement limitée et ne nécessite pas la mise en place de capacités militaires spécifiques ; elle est en tout cas subordonnée à l’approche politique. Les « menaces hybrides » ont néanmoins un impact sur les priorités, concepts et doctrines militaires. Par ailleurs, au niveau national, la coopé- ration interdépartementale et les structures nationales existantes devraient suffire pour répondre aux « campagnes hybrides ».

 

Adopter une terminologie commune et regarder la conflictualité contemporaine en face

Si l’UE et l’Otan estiment nécessaire de disposer d’une terminologie spéci- fique pour définir des attaques qui recourent à des moyens militaires ou non pour exploiter les « vulnérabilités » des États et empêcher ainsi une réponse coordonnée de son adversaire, il est urgent qu’ils parlent le même langage, singulièrement s’ils veulent pouvoir coopérer efficacement. À cet égard, il apparaît que le terme « guerre hybride » prête moins à confusion que celui de « menace(s) hybride(s) ».

Plutôt que de se focaliser sur un terme caméléon (cf. G. Lasconjarias), qui sème souvent le trouble dans les esprits, l’UE et l’Otan devraient utilement regarder la conflictualité contemporaine en face, à savoir que l’ennemi actuel est apte à coupler la quantité que nous n’avons plus et la qualité que nous pensons toujours avoir. En effet, le surengagement des forces occidentales, que ce soit en opérations intérieures ou extérieures, se traduit par des pertes de savoir-faire, au moment où l’adversaire probable en gagne (cf. J. Henrotin). Il convient dès lors d’élaborer une stratégie à long terme et de mobiliser des effectifs suffisants dotés d’un savoir-faire adéquat. Dans ce contexte, il serait judicieux de considérer avec attention et de répondre adéquatement aux questions suivantes : la Russie représente-t-elle réelle- ment une menace pour l’UE ou pour l’Otan ? Est-ce que Moscou a l’intention d’attaquer, militairement et/ou cybernétiquement un État balte afin de tester la solidarité de l’Occident et singulièrement de l’Otan ? Si oui, les forces occidentales sont-elles suffisamment puissantes, équipées et maniables pour réagir efficacement et de manière coordonnée ? L’organisation « État islamique », de son côté, est-elle en mesure de mettre à mal nos infrastructures critiques, notamment par le recours au cyberterrorisme ? Si oui, comment améliorer notre capacité à déceler les auteurs des cyberattaques ? Serait-il possible de nous rendre moins dépendants des réseaux informatiques ?

Comment répondre efficacement à la propagande ? Ne conviendrait-il pas mieux d’augmenter les effectifs de l’UE et de l’Otan afin d’être en mesure de réagir efficacement face à la désinformation devenue un phénomène très complexe ? La coopération civilo-militaire est-elle suffisante en la matière ? Ainsi par exemple, pour éviter qu’une agression extérieure ne s’accompagne d’une insurrection, ne faudrait-il pas, sans pour autant négliger l’intervention militaire, prêter une meilleure attention aux revendications politiques et sociales de la population, si celles-ci ne sont pas incompatibles avec nos intérêts fondamentaux ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles l’UE et l’Otan devront répondre dans un avenir proche afin de réagir de manière telle qu’une campagne hybride ne dégénère pas en conflit militaire mais soit endiguée et atténuée avant toute escalade.

 

 

 

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