Vers une armée citoyenne

Mis en ligne le 03 Mai 2018

Inscrivant son analyse dans une perspective à la fois sociétale et stratégique, l’auteur de cet article propose une articulation originale pour conjuguer citoyenneté, sécurité et défense. La montée de risques et de périls, internes et externes, milite en effet selon lui pour un recours repensé à la conscription, au cœur d’un triptyque combinant force d’intervention professionnelle, force territoriale et composante civilo-militaire. Un schéma qui peut inspirer la réflexion sur le futur Service National Universel.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : Jérôme Cheyppe, «Vers une armée citoyenne», Ecole de Guerre

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de l’Ecole de Guerrehttp://www.dems.defense.gouv.fr/ecole-de-guerre/

 


Vers une armée citoyenne

 

Le monde d’hier ne sera pas celui de demain. La déliquescence de la cohésion nationale, le terrorisme, l’immigration massive due à la prochaine explosion démographique de l’Afrique subsaharienne et le retour des Etats-puissance imposent de penser autrement notre outil de défense en impliquant davantage les citoyens.

Il ne s’agit ni de mettre une petite dose d’engagement citoyen dans une armée professionnelle – cas que nous connaissons en réalité actuellement avec l’emploi des réservistes – ni une dose de professionnalisme dans une armée entièrement citoyenne – ce que souhaitait le général de Gaulle dans Vers l’armée de métier – mais de trouver un compromis entre une implication importante des citoyens dans la défense de la Nation et la conservation d’une force professionnelle réactive et polyvalente. C’est pourquoi, il est proposé de créer à la fois un service civilo-militaire innovant destiné à aider nos partenaires africains et, au sein de l’Armée, deux catégories de forces : une force d’intervention professionnelle et une force territoriale fondée sur l’enrôlement volontaire et une conscription obligatoire, mais nonuniverselle.

 

La force d’intervention professionnelle serait similaire à l’armée de métier d’aujourd’hui. Elle serait principalement dédiée aux opérations extérieures et se consacreraient à la maîtrise du combat inter-armes et inter-armées. Malgré la récurrence des engagements contre des ennemis asymétriques, le combat haute-intensité devrait être une priorité afin d’être prêt à agir contre les Etats-puissance. Le cadre d’emploi de cette force contre ce type d’adversaire étant très probablement la coalition, elle devra développer l’interopérabilité avec des armées partenaires.

Tout ceci implique de sanctuariser beaucoup plus de temps pour la préparation opérationnelle des unités. Ainsi, la force d’intervention devra être dégagée de toutes les missions au profit de nos territoires et départements d’outre-mer et au maximum des opérations intérieures comme par exemple Harpie en Guyane, ou Sentinelle. Néanmoins, cette force devra être en mesure d’intervenir sur le territoire national ponctuellement en appui de la force territoriale si la situation ne pouvait pas être contrôlée par cette dernière.

 

Quant à la force territoriale, elle aurait pour but la protection du territoire national et des Français. Ainsi, les opérations et missions intérieures seraient de son ressort. Elle fournirait l’ensemble des forces de souveraineté outre-mer afin, notamment, de porter assistance aux populations en cas de catastrophes naturelles. Elle serait répartie sur l’ensemble du territoire national de manière à combler les vides géographiques laissés par les différentes réformes militaires successives. Cette force permanente territoriale n’aurait pas besoin d’armement sophistiqué pour mener à bien ses missions. L’équipement en matériels légers de cette force serait donc peu coûteux. Néanmoins, il est indéniable que les coûts en infrastructures, en recrutement et en formation de nombreux cadres seront importants. Toutefois, la mise en place de ce modèle d’armée exigeant une longue phase de transition (environ une dizaine d’année), ces dépenses pourraient être étalées dans le temps.

La force territoriale reposerait sur l’enrôlement volontaire et la conscription obligatoire d’une durée de 8 mois. Son effectif serait déterminé annuellement par le pouvoir politique en fonction des besoins de la Nation. Il serait d’abord constitué de volontaires masculins et féminins âgés entre 18 et 30 ans, puis si le nombre n’est pas suffisant, un complément serait fourni en effectuant un tirage au sort entre les jeunes hommes âgés entre 18 et 25 ans. Ainsi, les Français non-volontaires seraient sur un pied d’égalité face au sort. Les jeunes hommes chargés de famille pourraient quant à eux n’effectuer que la période de formation initiale de manière à pouvoir subvenir aux besoins financiers de leur famille. En théorie, ce service militaire devrait être obligatoire pour l’ensemble des citoyens, hommes et femmes. Néanmoins, une classe d’âge étant d’environ 800 000 jeunes, il n’y aurait aucune justification opérationnelle à créer une force territoriale d’un tel volume, sans compter les coûts d’infrastructures, d’équipements et logistiques insoutenables pour le pays.

 

L’ensemble des initiatives proposées depuis vingt ans pour pallier la suspension du service national ont en commun de servir directement la France et les Français. Une approche novatrice consisterait à mettre sur pied une composante civilo-militaire qui aurait pour but d’aider le développement de certains pays africains francophones grâce à des actions multidimensionnelles. En effet, il semble de plus en plus indispensable de contribuer à l’amélioration, voire la reconstruction, des appareils de sécurité, de l’économie, de l’éducation de la jeunesse, de la formation des élites et du système de santé.

Ce service civilo-militaire, que l’on pourrait qualifier de « service citoyen de l’avant », reposerait à la fois sur l’engagement de jeunes volontaires désireux de servir autrement leur pays, sur l’emploi de réservistes citoyens et opérationnels de premier niveau des ministères des Armées et de l’Intérieur et sur des militaires d’active. Ce dispositif œuvrerait en collaboration avec les gouvernements, les écoles et des entrepreneurs dans des secteurs très variés comme la Défense, la sécurité, l’éducation, la santé, le développement économique, l’agriculture et l’écologie. Le choix des volontaires serait bien entendu en rapport avec leurs compétences, mais les domaines d’activité seraient tellement vastes qu’une grande quantité de Français pourrait prétendre à intégrer cette structure.

 

Afin de valoriser les citoyens qui serviraient la Nation, reconnaître et compenser les sacrifices qu’elle leur demande, des avantages devraient être accordés, en particulier pour les volontaires. Ces avantages ne seraient pas fiscaux ou financiers. Ces avantages ne pourraient donc être que statutaires, ce qui participerait à restaurer le civisme au sein de la société. Un exemple d’avantage pourrait être la mise en place d’un coefficient multiplicateur, différencié si le conscrit est un volontaire ou s’il est désigné par tirage au sort, appliqué au temps passé sous les drapeaux pour le calcul des annuités. Ce principe procurerait également des points d’avance à tous les concours de la fonction publique.

 

Effets sur la cohésion nationale

Ce nouveau modèle d’armée ne pourra bien évidemment pas résoudre à lui seul les fractures sociale, culturelle et géographique que connaît la France. En revanche, il pourra y contribuer en assurant un brassage social, culturel et géographique qui actuellement n’existe quasiment pas. Ce temps passé au service de la France permettrait de créer les conditions pour que vivent encore ces paroles d’Ernest Renan : « L’homme n’est esclave ni de sa race ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagne. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation[1].

Le « service citoyen de l’avant » mettrait également en contact les Français avec des populations de pays qui ont fourni, et continuent de fournir, à la France de nombreux citoyens depuis la décolonisation. La xénophobie et le racisme ne résisteraient pas à ceux qui auraient acquis une meilleure connaissance de ces peuples, ce qui consoliderait les liens entre tous les Français.

Néanmoins, afin de resserrer les liens internes de la Nation, le brassage des citoyens n’est pas suffisant. Pour ce faire, l’esprit de corps, la fraternité d’arme et la discipline, noyau dur des valeurs militaires, fournissent des éléments importants pour faciliter cette « agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur ».

De plus, le citoyen-soldat servant dans la force territoriale devra impérativement être réellement employé afin de ne pas retomber dans les travers des dernières années du service national suspendu par le Président J.Chirac. C’est pourquoi, le rôle des Armées au profit de la cohésion nationale ne devra être qu’une conséquence et non une cause à l’instauration de ce service de la Nation. Seule l’efficacité à lutter contre les menaces et les risques pesant sur la France devra présider à l’adoption de ce nouveau modèle d’armée.

 

Effets sur la lutte contre les groupes armés irréguliers et l’immigration massive

La lutte contre les groupes armés irréguliers et celle s’opposant à une éventuelle vague migratoire au cours du 21e siècle admettent un point commun : la nécessité de la masse. En effet, la sécurisation de centaines, voire milliers, de points sensibles et d’intérêt national ainsi que des centaines de kilomètres de frontières ne peut être réalisée que par une implication d’un nombre conséquent de citoyens. Un quadrillage territorial complémentaire à celui réalisé par la gendarmerie et la police est fondamental et devra faire l’objet d’une étude précise en amont afin d’installer les casernements dans des lieux stratégiques et tactiquement intéressants.

L’emploi de cette force territoriale n’est en réalité pas nouveau. Menacé sur tout son limes, l’Empire romain avait conscience que les légions mobiles (palatini) ne pourraient le défendre. Il fût décidé d’alléger les effectifs et les dotations des troupes mobiles et de créer les limitanei, troupes stationnées le long de la frontière. Plus récemment, la guerre d’Algérie offre une très bonne illustration et inspiration de l’utilisation de troupes territoriales. La doctrine d’emploi de ces unités territoriales, créées pendant le conflit, stipule qu’« afin de prémunir le département [d’Alger] contre les troubles qui se sont produits dans d’autres régions d’Algérie, et éviter aussi les risques que présenterait la création de groupes armés de défense qui échapperaient au contrôle des autorités responsables, pour permettre le rétablissement de l’ordre et la confiance, il convient de mettre en place un système plus étoffé de protection »[2]. La multitude de points sensibles à protéger obligea donc d’effectuer un maillage territorial, très consommateur en ressource humaine.

 

En outre, la force territoriale permettrait de lutter contre les radicalismes avant que les symptômes ne se déclarent. Le passage de plusieurs milliers de volontaires et de conscrits au tamis de la force territoriale permettrait de déceler les citoyens hostiles à l’Etat. Dans certains cas, il n’est pas exclu de penser que cette période au service des Français parviendrait à faire basculer des jeunes en manque de repère du côté de la France et de la République.

Le « service citoyen de l’avant » s’inscrirait également dans cette logique préventive. En effet, une partie des enjeux sécuritaires français du 21e siècle se jouant en Afrique, il convient de traiter leurs causes au lieu de systématiquement essayer de lutter contre les symptômes et leurs conséquences. La propagation des intégrismes religieux et les migrations massives de population trouvent généralement leurs sources dans une combinaison de défaillances de l’éducation, du développement économique et de la sécurité, domaines dans lesquels ce nouveau dispositif apporterait son aide et son expertise. Une action résolue de la France en amont participerait à la prévention de ces menaces sur le territoire national tout en développant l’influence française dans des pays qui détiennent une partie de l’avenir de la francophonie et de la place de la France dans le monde.

 

La conscription au service de l’efficacité des forces professionnelles

Depuis le déclenchement de l’opération Sentinelle en 2015, l’armée de Terre, portant quasiment à elle seule le poids de cette opération, n’a pu maintenir le niveau d’entraînement de ses unités. Les savoir-faire tactiques en matière de combat inter-armes sont difficiles à acquérir, entretenir et améliorer. Or, si l’armée de Terre professionnelle continue à effectuer des missions qui ressemblent beaucoup à des missions de police, il est fort à craindre qu’elle se retrouve dans la même situation que l’Armée israélienne avant le conflit de 2006 qu’elle a perdu contre le Hezbollah. Les engagements terrestres actuels et l’efficacité reconnue de l’Armée française ne doivent pas bercer d’illusions les élites politiques et militaires. La France ne combat pas en ce moment un ennemi puissant comme peut l’être le Hezbollah. Il ne faut donc pas se satisfaire des résultats obtenus et tirer de conclusions hâtives sur le niveau de l’Armée française. Les enseignements de l’exemple israélien doivent être étudiés en toute humilité afin de ne pas subir les mêmes écueils.

A cet effet, l’entraînement de la force militaire d’intervention, constitué de professionnels, doit être une des principales priorités des forces armées car à travers elle se joue la place de la France sur l’échiquier international et donc la défense de ses intérêts.

La création de la force territoriale s’inscrit parfaitement dans cet objectif. Sans elle, ce dernier est inatteignable sauf à augmenter considérablement, c’est à dire de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, les effectifs de l’armée professionnelle actuelle, ce qui n’est pas économiquement réalisable à ce jour. En effet, l’attribution de missions, jusqu’à présent dévolues à l’armée de métier, à cette force territoriale permettra de libérer du temps pour l’entraînement au combat de plus haute intensité.

 

En conséquence, la masse fournie par l’enrôlement volontaire et la conscription permettra de concilier une meilleure protection et assistance des Français sur le territoire national et l’impérieuse montée en gamme qualitative de la force professionnelle afin d’être engagée sur tout le spectre des conflits. L’Histoire de France nous apprend que le passage à la conscription s’est toujours effectué en réaction à des situations critiques, voire catastrophiques, il serait donc souhaitable, pour une fois, de prendre le temps d’avance et de se doter des outils adaptés aux défis à venir.

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