S’appuyant sur un tour d’horizon synthétique des défis transverses du monde contemporains, le présent papier s’interroge sur le rôle et l’action des organisations multinationale face aux bouleversements affectant l’ordre international. Plusieurs scenarii génériques sont développés, permettant de brosser des perspectives d’évolution de cet ordre international. Le papier envisage ensuite comment la France peut se préparer pour faire face à un ordre mondial qui se situera vraisemblablement à la croisée des différents scenarii proposés.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont Gérard Dugard, « Les organisations multinationales dans un nouvel ordre mondial », 3AED-IHEDN – Entretiens Armement et Souveraineté, rapport 2025 « Des armements pour un monde nouveau » Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de 3AED-IHEDN.
Au cours des siècles, l’ambition d’établir un ordre international, destiné à garantir la paix ou, a minima, à annihiler la guerre, s’est traduite dans divers traités, conventions, « droits » et organisations : Société des Nations (SDN), Organisations des Nations unies (ONU), justice internationale…). Avec l’émergence de nouvelles puissances, une multitude d’organisations se sont créées, dont le champ d’action repose sur différents domaines. Elles sont le plus souvent de nature intergouvernementale, avec une structure légère. Celles fondées sur des traités engageants, comportant des institutions permanentes, en partie supranationales, et une structure de défense, sont peu nombreuses : l’Alliance atlantique et l’Otan, l’Union européenne, l’Union africaine, l’Organisation du traité de sécurité collective.
En 2016, un groupe de réflexion de l’association des auditeurs du Centre des hautes études de l’armement (AACHEAr) concluait : « Un monde de plus en plus chaotique rend la régulation à la fois plus nécessaire et plus difficile ». Des événements qui se sont produits depuis, notamment dans l’actualité récente, l’ont confirmé.
Les défis
Les principaux défis auxquels le monde est confronté relèvent d’organisations internationales pour une réponse collective.
Un grand nombre de traités ou de convention visent la maîtrise des armements, supervisés par des organismes spécifiques. Leur avenir est très incertain. Tous les Etats ne les ont pas signés ou ratifiés. D’autres sont en discussion. Après une période de stabilité à la fin du siècle dernier (les dividendes de la paix), les dépenses militaires ont pratiquement doublé pour l’ensemble du monde, dépassant les deux mille milliards de dollars.
Le monde entier est conscient que la maitrise du changement climatique est un défi pour l’humanité. Les conférences des parties (COP) font face à une double incertitude sur le financement global et le respect par les Etats de leur engagement de contribution déterminée au niveau national (CDN).
D’ici 2050, la population mondiale va globalement augmenter de 1,5 milliards majoritairement en Afrique (pour 950 millions) ; ces évolutions démographies différenciées posent le problème des flux migratoires, source de trafics illicites. Leur régulation nécessiterait une organisation à un niveau international.
L’accès aux ressources détermine l’autonomie et les activités des États, voire leur existence. Elles sont également des instruments de puissance pour ceux qui les possèdent. Des organisations tentent de réguler les échanges : agence internationale de l’énergie (AIE) et agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) pour l’énergie ; BRICS en concurrents de l’organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) pour les hydrocarbures ; agence internationale des fonds marins (AIFM) pour les minéraux des fonds marins ; organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et programme alimentaire mondial (PAM) pour les produits alimentaires ou halieutiques.
Les opérations d’aide humanitaire et de secours sont coordonnées par le bureau pour des affaires humanitaires (OCHA) de l’ONU ; elles s’inscrivent dans un contexte de compétition croissante entre puissances, qui en tirent des bénéfices aussi bien militaires que politiques (influence).
Pour prévenir et combattre les futures pandémies, l’assemblée mondiale de la santé (AMS), a obtenu la signature d’un accord contraignant.
Dans les échanges financiers, le fonds monétaire international (FMI) et la banque mondiale (BM) sont concurrencés par la nouvelle banque de développement (NDB) des BRICS et des banques régionales.
Pour le commerce, en dépit de l’organisation mondiale du commerce (OMC), une tendance de fond et globale est une mondialisation désordonnée de l’économie, dans une concurrence exacerbée, et la montée du protectionnisme.
Les nouvelles technologies critiques, notamment numériques et informationnelles, sont une composante de la puissance (économique et militaire) ; ce qui explique la rareté des accords multinationaux et des transferts de technologies ; la compétition y est la règle.
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Face à ces défis, trois scénarios génériques ont été imaginés pour une nouvelle organisation du monde :
- un multilatéralisme, démocratique, où le pouvoir est également réparti ;
- une multipolarité, aristocratique, où le pouvoir appartient à de grands féodaux (avec des vassaux) ;
- une apolarité, menant au chaos.
Un multilatéralisme
Une organisation supranationale, avec ses agences spécialisées pour chacun des domaines des relations internationales, est un instrument de paix, afin de contenir les différends entre États ou Pôles.
Avec les évolutions sociétale, économique et technologique du monde, une rénovation des institutions internationales est nécessaire, souhaitée ou proposée par de nombreux États ou organisations. Les améliorations portent sur la représentativité, l’inclusion et l’efficacité.
Quatre principes guident cette rénovation :
- la mise en place, au sein de l’Organisation, d’un fonctionnement par projets,
- un élargissement substantiel des compétences de la Cour internationale de justice (CIJ) et de la Cour pénale internationale (CPI),
- une extension des compétences du Conseil de Sécurité,
- une évolution du système monétaire vers une devise électronique mutualisée.
Cette rénovation se concrétise également par la création de nouvelles institutions et agences internationales :
- une Organisation Mondiale du Commerce et des Finances ;
- une Agence de Sécurité dans l’Espace ;
- une Agence contre la Désinformation et la Guerre Informatique.
Cette vision d’un monde multilatéral est sans doute idéale, plutôt idéaliste, voire utopique. C’est l’évolution inverse qui se dessine. Pour certains acteurs, le système multilatéral actuel est jugé trop coûteux et inefficace. Pour d’autres, la politique de puissance (la loi du plus fort) doit primer. Le multilatéralisme recule.
Un monde multipolaire
L’ordre mondial de la deuxième moitié du XXème siècle reposait sur une bipolarité Est-Ouest, à laquelle s’ajoutait le mouvement des non-alignés. Après l’effondrement de l’URSS, de nouveaux ordres fondés sur la multipolarité ont été proposés par des géopolitologues :
- dans les années 90, le Choc des civilisations (ou des religions), imaginé par Samuel Phillips Huntington,
- plus récemment, une bipolarité entre l’Occident (au sens large) et un Sud global.
Le scénario retenu dans notre étude est celui de la création d’un nombre limité d’organisations, constituant des Pôles d’attraction (ou de répulsion), regroupant des Etats ayant des intérêts communs, un passé commun et des perspectives communes.
Les États-Unis ont concentré leur effort dans l’Indopacifique pour contrer la Chine ; ils se sont donné les moyens de rester la première puissance économique mondiale, en investissant massivement dans les technologies de pointe. Cette domination économique leur permet de constituer, avec l’Amérique du Sud, le grand pôle des Amériques.
La Chine, malgré sa baisse et son vieillissement démographique, ambitionne de dépasser les Etats-Unis sur le plan économique pour 2049, centième anniversaire de la révolution. Au milieu du siècle, la Chine réunifiée étend son pouvoir sur Taïwan et la mer de Chine méridionale et son influence sur la zone Indopacifique.
La Russie développe toujours la nostalgie de l’empire des tsars et de l’URSS. Elle cherche à maintenir sous son influence les pays de son environnement immédiat. Très active au plan géopolitique dans le Sud global et grâce à un virulent discours anti-occidental, elle a formalisé des alliances au Proche et Moyen-Orient, malgré l’attachement de ses dirigeants à la religion orthodoxe.
L’Union européenne est confrontée à un double problème. D’une part, l’incertitude sur le maintien d’un bouclier américain l’amène à investir fortement dans l’industrie d’armement : la difficile à bâtir une Europe de la Défense à 27 a conduit à une défense européenne à deux vitesses, avec un pôle regroupant 5 ou 6 pays majeurs. D’autre part, le vieillissement de sa population conduit à une immigration, venue principalement d’Afrique, mais également du sous-continent indien.
Les BRICS+, nés de la volonté de plusieurs pays sortis du sous-développement de disposer, au sein des institutions internationales, d’une place qui corresponde à leur poids économique ou démographique, s’opposent à la position dominante du G7.
Le monde islamique représente 1 milliard et 800 millions de personnes. Trois pays en revendiquent le leadership : la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Iran. Les pays musulmans d’Asie ne sont pas en situation de constituer un pôle de puissance.
L’Afrique, continent de 1 milliard et 500 millions de personnes, n’a pas acquis le statut de Pôle, malgré l’ambition de l’Union africaine de transformer l’Afrique en puissance mondiale à long terme par son Agenda 2063.
L’Amérique du Sud a étendu le traité économique Mercosur à la quasi-totalité du sous-continent.
Dans la zone indopacifique, afin de contrer la pression de la Chine, plusieurs pays ont conclu des accords de coopération militaire entre eux et avec les États-Unis.
Lorsque le nombre et la nature des acteurs et organisations deviennent considérables, la multipolarité (hyper polarité) se transforme de facto en une « apolarité ».
Dans un monde apolaire, il n’y a plus de puissances ou de pôles dominants qui détiennent un pouvoir incontesté. De très nombreux États revendiquent leur souveraineté et leur autonomie stratégique et même, pour certains d’entre eux, une influence régionale ou mondiale. Les coopérations reposent principalement sur des accords bilatéraux entre États ou des alliances d’opportunité, dont la solidité relative dépend exclusivement des intérêts du moment de chacun.
La compétition, la contestation, voire la confrontation reconfigurent les relations internationales.
L’ONU n’a pas pu se réformer.
Les COP ont disparu, le monde occidental refusant de financer seul les mesures prévues face au changement climatique.
Les Etats-Unis sont fragmentés en deux entités, qui formalisent la scission entre les démocrates et les républicains. Le trumpiste a-t-il survécu à Trump ? A-t-il pu faire plus de 2 mandats ?
La Chine est affaiblie à cause de la diminution et du vieillissement de sa population. Elle a perdu une partie de son influence, avec un rejet des « routes de la soie ».
La Russie, épuisée et appauvrie par le conflit en Ukraine, a perdu son aura de super puissance militaire. Les rivalités pour la succession de Poutine ont déstabilisé sa gouvernance.
L’ UE s’est dispersée ; beaucoup d’Etats ont pris leurs distances vis-à-vis des politiques européennes (immigration, droits de l’homme, règles industrielles ou agricoles …). Certains pays se sont rapprochés de la Russie
L’Asie reste éclatée, les Etats se méfiant de leur voisin chinois. L’Inde a une politique de multialignement, en étant membre des BRICS, de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) d’un côté et du Quadrilateral Security Dialogue (QUAD ) et du G20 de l’autre .
L’Afrique est désorganisée, à cause de la faiblesse des appareils d’États africains et des rivalités ethniques et religieuses. Elle n’a pas mis en place des accords de défense ou politiques à même de contrer la pression des mouvements islamistes. Chaque Etat, en fonction de ses intérêts propres, passe des alliances ou des accords avec des acteurs non africains.
L’Amérique du sud n’a pas réussi à renforcer ses institutions démocratiques et à réduire la corruption et la puissance des narcomafias, Elle reste instable. L’antagonisme persiste entre certains pays, Brésil et Argentine en particulier.
Cette apolarité a favorisé également la montée en puissance d’entités non étatiques (ONG, entreprises transnationales, organisations mafieuses, groupes terroristes, sociétés militaires privées…). Elles empiètent largement sur le rôle des États qui s’est affaibli.
Le risque de voir se multiplier des conflits armés devient important ; de plus ou moins grande intensité, ils sont locaux, mais ils peuvent impliquer d’autres États « alliés » des combattants,
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Le monde réel, qui se mettra en place au milieu du siècle, sera sans doute intermédiaire ou hybride entre ces scénarios. La France doit se préparer à ces incertitudes. Elle possède de nombreux atouts géostratégiques de puissance et d’influence.
Un des principes de son action diplomatique est de renforcer et de renouveler le multilatéralisme. Mais le défi qu’elle doit relever est, a minima, au cours des 20 prochaines années, de maintenir son poids politique, culturel et économique.
Deux constatations permettent d’envisager des futurs réalistes :
– de taille moyenne, la France ne peut, à elle seule, constituer un pôle ;
– l’Europe est le seul pôle au sein duquel la France peut avoir un rôle éminent.
Elle privilégiera l’Europe, selon deux options :
– en revendiquant d’en être le leader, au moins sur les plans diplomatiques et militaires, grâce au poids de sa dissuasion nucléaire, de ses armées et de son industrie d’armement.
– en acceptant d’en partager le leadership avec d’autres pays européens.
Le rôle principal qu’elle aura à jouer est de contribuer à l’édification d’une Europe puissante.
Elle devra, en priorité, identifier les pays avec lesquels elle souhaite partager le leadership, de façon à ce que soit couverte à un bon niveau la trilogie : politique économique, politique étrangère et politique de défense.
Si l’Allemagne s’impose comme coleader, dans le cadre d’une vision Ouest-Est, l’Italie et l’Espagne s’imposent également dans celui d’une vision Nord-Sud, vers la Méditerranée en particulier. Dans cette perspective, la France devra resserrer ses liens avec ces trois pays en priorité, en renforçant en parallèle l’axe franco-allemand et le triangle Paris-Rome-Madrid.
Une option possible de cette organisation serait d’y intégrer la Pologne, au travers du Triangle de Weimar (France, Allemagne, Pologne).
Si le Royaume-Uni développait un partenariat renforcé avec l’Union européenne ou la réintégrait, il aurait toute sa place dans ce pôle.
Outre son rôle majeur dans la construction de l’Europe puissance, la France devra mettre en place des dispositions pour assurer sa souveraineté et la protection de ses départements et de ses territoires ultramarins (ainsi que de la ZEE dont elle bénéficie). Par leur intermédiaire, l’influence de la France s’exerce en étant membre des organisations régionales
Vous pouvez retrouver l’intégralité du rapport « Des armements pour un monde nouveau » dont l’article ci-dessus aborde un des aspects.