Anticiper, c’est choisir : courte réflexion sur le processus d’anticipation

Mis en ligne le 12 Oct 2021

La quantité de renseignement recueillie n’est pas toujours le prélude à une prise de décision adaptée, voire à une prise de décision tout court. S’appuyant de nombreux exemples tirés de l’histoire récente, l’auteur analyse cet état de fait et ses ressorts profonds, avant de proposer quelques voies de progrès vers ce qui devrait être la finalité d’un travail d’anticipation : un choix puis sa vérification.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de ce texte sont : “Anticiper, c’est choisir : courte réflexion sur le processus d’anticipation”, écrit par Marc DE FRITSCH. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site des éditions Eska.

Pour une grande majorité de personnes, l’anticipation est d’abord une question de renseignements. En effet, comment prendre de bonnes décisions si on n’est pas correctement renseigné. Il s’agit donc de mettre en place un système de collecte le plus performant possible pour permettre la prise de décision. Mais hélas trop souvent, cette collecte devient une fin en soi. Et quand survient la catastrophe, tout le monde s’exclame : « on le savait, c’était écrit, prédit… ». Pourquoi n’a-t-on rien fait ? Les commissions d’enquête débouchent toujours sur la même conclusion : on s’est renseigné, mais on n’a pas pris la bonne décision. En réalité, on n’a pas pris du tout de décision. Il apparaît donc qu’anticiper, ce n’est pas seulement se renseigner, c’est surtout décider, puis s’entraîner et vérifier. L’anticipation est donc un processus global qui va bien au-delà du renseignement.

Le renseignement, une condition nécessaire mais insuffisante.

En me basant sur mon expérience professionnelle, je peux dire qu’au niveau étatique, il y a beaucoup de renseignements. L’État est organisé pour collecter le maximum de renseignements. Ces dernières années, il a beaucoup investi, il y a eu de gros progrès. Ce n’est certes jamais suffisant mais je préfère voir le verre à moitié plein. L’État dispose de nombreux systèmes, à la fois techniques ou humains, regroupés en service, qui sans se faire à proprement parler la guerre, font plutôt preuve d’une certaine inertie à collaborer entre eux, à l’exception de la lutte contre le terrorisme et la radicalisation. Mais même après 2015, on a vu des services mettre plusieurs mois à rejoindre certaines cellules de coopération pour des histoires d’ordinateurs non connectés.

Le renseignement va donc être recueilli, puis exploité, synthétisé puis enfin il est présenté aux décideurs.

Pour le recueil, les difficultés techniques sont souvent immenses au départ : il faut mettre en place au niveau technologique des capteurs, des équipes humaines, fabriquer des identités fictives etc. Mais je pense qu’au fur et à mesure que les systèmes se mettent en place les difficultés techniques s’estompent. En revanche au fur et à mesure de l’arrivée du renseignement les difficultés d’ordre intellectuel s’accroissent considérablement. Car à partir du moment où l’on commence à exploiter le renseignement, on fait des choix : l’analyste fait des choix de présentation, celui qui fait des synthèses fait des choix en fonction de sa culture et de son emploi : les mots ont un sens et dans ce domaine cela compte beaucoup. Il y a donc beaucoup de biais cognitifs et une réelle tendance à considérer que l’information publique ne vaut rien : on ne fie qu’à ses sources et on ne tient pas compte des informations des autres. Et au final on présente cette synthèse aux chefs ou aux dirigeants qui vont devoir choisir. Prenons deux exemples différents qui illustrent bien le problème du choix de la prise de décision.

En 2004, en Afrique, les services de renseignement militaire français expliquent, tentent d’expliquer au chef il y a de très forts mouvements antifrançais dans le pays :  preuve à l’appui, ils insistent sur le fait que cela pourrait dégénérer. Le chef balaye ces arguments parce qu’il considère que lui est mieux informé parce qu’il entretient d’excellents rapports avec les autorités locales qui lui disent que tout va bien. Quelques jours plus tard, le pays est à feu et à sang, les forces spéciales arrivent de France et permettent d’éviter que le bain de sang ne soit trop important.

L’ouragan Katrina en août 2005 en Louisiane. 60 heures avant le passage de l’ouragan, tous les voyants sont au rouge et on est certain à 75 % que la Nouvelle-Orléans va être inondée. Ce n’est pas un phénomène nouveau. Il faut donc prendre une décision : on évacue ou on n’évacue pas ? Où faut-il positionner les secours ? Rien, absolument rien n’est fait. La commission d’enquête parlera d’« un échec dans tous les domaines ».

Dans les forces spéciales, par exemple, la composante renseignement est fondamentale. Il n’y a pas de bonnes forces spéciales sans renseignements, sans moyens propres de collecte, de traitement des renseignements. Si vous n’avez pas cette composante vous n’avez qu’une bande de supers fantassins qui servent à cacher la misère…Pour vaincre autrement et combiner l’incompatible, ce qui est la philosophie des forces spéciales, il faut du renseignement. Il peut y avoir des difficultés techniques à l’obtenir, en revanche ce qui fait la qualité des forces spéciales, c’est que leurs chefs n’ont pas de difficultés à admettre et à prendre en compte les renseignements obtenus. Bien sûr on pourra objecter qu’ils font la guerre et pas de la politique…Mais c’est là toute la différence par rapport aux deux exemples précédents.

Au niveau d’une entreprise, la problématique est différente. Le renseignement coûte cher et souvent, il y en a peu. Sans tomber dans l’espionnage industriel, beaucoup d’entreprises rechignent à payer pour avoir du renseignement simplement ouvert. D’où la difficulté d’anticiper correctement pour nombre d’entre elles et le fait que l’anticipation et la prospective ne sont le fait que des très grosses entreprises.

Anticiper, c’est choisir

La première condition de l’anticipation, c’est donc le renseignement. Je fais le postulat que le renseignement existe.

Un État dispose de renseignements : en 1941 Staline sait qu’il va être attaqué par les Allemands mais il refuse de croire. Dès 2013 la question n’est pas de savoir s’il va y avoir un attentat à Paris mais où et quand.

En France sans aller jusqu’aux notes de renseignements, contentons-nous des documents publics : Horizons Stratégiques, Livre blanc de la défense et la sécurité nationale. Tout y est : pandémies, migrations, changement climatique, menaces sur les libertés individuelles. Tout y est officiellement constaté !

Mais cela ne suffit pas. Quel est l’intérêt d’être renseigné si on ne fait rien ? Anticiper c’est choisir, c’est décider. Mais deux phénomènes se conjuguent pour ne pas faciliter la tâche du décideur :

  • faisant preuve d’honnêteté intellectuelle les spécialistes du renseignement voudront toujours donner une image la plus objective possible et donc enverront une image très exhaustive de la situation qui laissera le décideur dans l’incertitude totale ;
  • l’irresponsabilité, la peur de se tromper dans la présentation des messages. Très souvent les chefs ont devant eux une image très nuancée, jamais en noir et blanc, de l’eau tiède qui ne les encourage pas à choisir ou alors à l’inverse des messages apocalyptiques qui ne se réalisent évidemment pas et qui décrédibilisent toute la structure de renseignement.

Je pense même que parfois il y a trop de renseignement. Beaucoup se focalisent sur les signaux faibles mais très souvent ils ne voient pas les signaux forts. Chercher les signaux faibles est un bon moyen de continuer à chercher, on en veut toujours plus, et pour les chefs cela évite de prendre des décisions. Faire réécrire dix fois le même papier n’a d’autre but que d’éviter de prendre des décisions. La stratégie consiste à repousser la prise de décision. Mais l’absence de décision est une mauvaise décision, souvent pire que de prendre une mauvaise décision.

Pourquoi cette absence ? Parce que la stratégie n’existe pas ! Que veut-on ? Le renseignement sans boussole, c’est la tentation de la paralysie permanente. Nous avons une stratégie de lutte contre le terrorisme, mais a-t-on véritablement une stratégie de lutte contre la radicalisation ? Nous avons des instruments juridiques qui sont à intervalles réguliers amendés mais quel est le sens de tout cela ?

Nous avons des plans, on peut même dire qu’on les accumule mais un plan sans stratégie, quel intérêt ?

Donc pour anticiper il faut choisir : interrogeons-nous alors sur ceux qui doivent choisir. Souvenons-nous que les états sont des monstres froids. Les anticipateurs doivent être pareils : il n’y a pas de place pour l’idéologie, il ne doit pas y avoir de passion, pas de schémas du passé.

À mon avis, cela devrait exclure :

  • les hommes politiques (ou politiquement marqués) : quand vous mettez à la tête d’un service de renseignement un homme politique ou un homme engagé, vous aurez des biais d’anticipation.
  • Les procrastinateurs professionnels, ceux pour qu’il n’y a jamais assez de renseignements pour prendre une décision.

Anticiper c’est choisir. C’est prendre en compte les signaux forts. Prendre acte des vérités d’évidence. Ce qui est annoncé arrivera !

Anticiper c’est donc se renseigner, puis choisir puis vérifier

Une action d’anticipation n’est cohérente que si elle est complète : après avoir choisi il faut s’assurer que les décisions sont appliquées et que l’on en tire toutes les conséquences. Mettre en œuvre les décisions nécessite de la volonté et des moyens et donc de l’argent. Cela oblige à faire des investissements et à s’entraîner. Les militaires par exemple passent beaucoup de temps à s’entraîner face à des ennemis qui ont été choisis par leurs chefs. L’ennemi est d’ailleurs redéfini à intervalles réguliers. De cette manière, les militaires poursuivent la logique de l’anticipation. A l’inverse, beaucoup de ceux qui se disent opérationnels et qui moquent les militaires, ne jugent pas utiles de s’entrainer à réagir sur de nouveaux scénarii.

Dans la société que je dirige, nous créons des logiciels d’entraînement à la gestion crise, à la guerre, à partir de la modélisation des comportements des différents acteurs, humains ou non humains. Demain cette intelligence artificielle sera connectée aux systèmes d’information en direct et pourra permettre deux choses :

  • un retex beaucoup plus rapide, quasiment en direct : il s’agira de profiter du retour d’expérience pour améliorer ses performances ;
  • l’aide à la décision : le chef utilisera un logiciel de simulation qui sera alimenté par des données réelles en temps réel.

Celui qui sera en charge de décider pourra alors :

  • anticiper les manœuvres ennemies et adapter sa propre manœuvre ;
  • dessiner sur la carte sa manœuvre, faire tourner la simulation qui à partir d’indicateurs prédéfinis pourra lui indiquer l’évolution du rapport de force ou par exemple la létalité de telle ou telle solution.

Donc on peut imaginer à terme une intelligence artificielle, c’est-à-dire un programme mathématique, qui reçoit toutes les informations du futur ouragan et qui décide de son propre chef de prendre les mesures qui s’imposent. Scepticisme pour la plupart d’entre vous ? Quelle chance en réalité pour les décideurs qui pourront se réfugier derrière l’intelligence artificielle et masquer leur incompétence ou leur aboulie.

Il est donc facile de comprendre l’attrait pour les nouvelles technologies : les sénateurs qui prônent la généralisation de la surveillance ne sont pas des dictateurs. Bien au contraire, ce sont juste des gens qui ne veulent prendre ni risques ni décisions.

Anticiper c’est se renseigner mais surtout choisir, prioriser et mettre en œuvre des actions correctrices ou nouvelles.



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