Le couple franco-allemand à l’épreuve

Mis en ligne le 17 Jan 2023

Le couple franco-allemand à l’épreuve

La guerre en Ukraine attise les crispations et tensions entre la France et l’Allemagne. Ce constat liminaire incite l’auteur à revenir sur les racines de la crise actuelle et à tracer des perspectives pouvant permettre de la dépasser.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Ernst Stetter, « Le couple franco-allemand à l’épreuve »,Fondation Jean Jaurès. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Fondation Jean Jaurès.

Entre envolée de l’inflation, crise énergétique et inquiétudes sécuritaires, l’invasion russe de l’Ukraine crée des tensions entre la France et l’Allemagne. Alors que les sujets de crispation se multiplient entre les deux moteurs de l’intégration européenne, Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, revient sur les racines de la crise actuelle, et trace des perspectives pour que le couple franco-allemand renouvelle ses vœux.

Le retour de la guerre sur le continent pour la première fois depuis huit décennies crée des tensions entre les deux moteurs de l’intégration européenne : la France et l’Allemagne. Ce faisant, la guerre en Ukraine met en danger le processus d’intégration européenne.

Se rappeler l’Histoire

Avant de formuler une critique fondamentale de l’amitié entre ces deux pays, il convient de revenir sur les origines du projet historique de l’Union européenne et de la réconciliation franco-allemande.

Au milieu du XXᵉ siècle, l’Europe est en ruines. Il était devenu clair que des traités interétatiques à eux seuls n’offrent plus aucune garantie de paix. L’idée des pères fondateurs de l’Union européenne était que les États devaient être institutionnellement et économiquement interdépendants. La signature du traité de réconciliation franco-allemande le 22 janvier 1963 à l’Élysée marque alors le point de départ de cette nouvelle direction pour les deux grands pays de l’Europe.

Soixante ans après, personne en Europe ne peut nier que l’amitié franco-allemande a bel et bien fait ses preuves ; et que l’Union européenne est une réalité sans précédent dans l’histoire du continent.

Repenser le couple franco-allemand

Aujourd’hui, on peut se demander si l’impulsion donnée au moment de la signature du traité de l’Élysée est révolue, et si l’Union européenne continuerait d’exister sans un couple franco-allemand solide. Les preuves du contraire sont multiples. Les crises en Europe ne peuvent être surmontées qu’en bonne entente entre la France et l’Allemagne.

Actuellement, en Europe, les différences en matière de politique énergétique, de politique de défense et de politique économique sont évidentes. Ces différences ont pour conséquence de générer des tensions entre la France et l’Allemagne. Notons que ces points de discorde sont aussi directement et indirectement liés à l’agression russe en Ukraine.

La guerre en Ukraine démontre encore une fois que l’Europe ne peut toujours pas se défendre sans soutien américain. À cela s’ajoute que l’Union européenne reste incapable de s’unir sur la question migratoire, en particulier au sujet des réfugiés ukrainiens. Sa position comme puissance économique s’est fortement détériorée à cause de la hausse des prix d’énergie causée par l’arrêt des livraisons du gaz russe. Enfin, l’Europe a pris un net retard en matière de protection du climat et de protection des espèces, à cause d’un manque de politique coordonnée de transition énergétique qui pérennise la dépendance des ressources non renouvelables.

Ces circonstances sont une invitation à repenser les implications du couple franco-allemand en Europe.

Faire progresser les dossiers européens

Certes, la France et l’Allemagne aspirent véritablement à collaborer plus étroitement sur les sujets relatifs à la défense, à l’énergie et aux migrations. C’est-à-dire à ne plus tolérer vingt-sept armées différentes avec des projets d’armement non coordonnés et souvent non interopérables. Ensuite, il s’agit de ne plus accepter de réfugiés sur les côtes de l’Europe du Sud et dans les forêts de l’Europe de l’Est selon le « règlement de Dublin » sans un système efficace de répartition. Enfin, l’urgence absolue est de cesser l’extraction du pétrole, du gaz et du charbon afin de réaliser la transition vers les énergies renouvelables.

L’Europe n’a pas non plus résolu la double question de son élargissement à l’est et de son approfondissement. Récemment, la France a introduit le projet d’une « communauté politique ». Cette idée envoyait le signal qu’il y avait à terme la possibilité d’une adhésion progressive à l’Union européenne pour l’Ukraine, la Moldavie et pour les pays des Balkans occidentaux. Mais la situation est paradoxale : à mesure que l’attention de l’Union européenne se déplace vers l’Europe de l’Est, l’État national redevient un étalon déterminant et des eurosceptiques comme le Hongrois Viktor Orbán donnent davantage le ton. Pour lui, l’élargissement va trop loin, et l’approfondissement de l’Union européenne est trop profond.

Il n’en demeure pas moins qu’un élargissement vers l’est modifiera fondamentalement le caractère de l’Union européenne, pour en faire un véritable acteur géopolitique. La garantie de protection de sécurité de tout le continent européen par l’OTAN et les États-Unis deviendrait alors obsolète. Pour la France et l’Allemagne, cela demanderait nécessairement une coopération encore plus étroite pour leur sécurité commune, ainsi que celle d’autres nations européennes. Dans de telles circonstances, procéder à un tel changement d’époque (« Zeitenwende ») est un vrai défi.

Une Europe géostratégique sans implication de la France et de l’Allemagne est impensable.

Lutter contre les nationalismes

Il n’y a pas qu’en Europe de l’Est que le sujet de l’immigration pose un réel défi aux démocraties libérales. En France, après la Suède et l’Italie, le radicalisme de droite gagne du terrain, ralliant une classe moyenne rétrogradée et une classe ouvrière inquiète. En Allemagne, en particulier dans l’est, se répand un désenchantement quasiment paranoïaque à l’égard de la démocratie. L’héritage prorusse qui y demeure conduit certains à continuer, contre toute évidence, à rendre les États-Unis responsables et coupables de la situation mondiale actuelle. En Allemagne, le positionnement d’un Oskar Lafontaine et d’une Sarah Wagenknecht, comparable à celui d’un Jean-Luc Mélenchon en France, n’en sont que deux exemples.

La lutte acharnée contre le nationalisme anti-démocratique s’impose à présent comme le défi majeur de toute démocratie libérale. À Paris comme à Berlin, elle demandera des efforts conjoints de nos deux sociétés.

Restaurer une communication directe

Face à ces défis, des efforts nationaux et non coordonnés sont déployés des deux côtés du Rhin. Au moment où le chancelier Olaf Scholz tente de pousser sa proposition de « Zeitenwende » pour mettre un terme au principe paralysant de l’unanimité, ces efforts solitaires sont condamnés à rester inefficaces.

La France reproche à l’Allemagne de faire cavalier seul sur certains des sujets les plus importants et d’agir sans consultation préalable. La plus grosse pomme de discorde réside dans le paquet de 200 milliards d’euros annoncé par le gouvernement fédéral allemand pour atténuer les effets de l’attaque russe sur la hausse des coûts de l’énergie et de l’inflation. Il en va de même pour la proposition d’un système européen de défense aérienne initié par l’Allemagne, mais sans participation française, ainsi que pour le projet FCAS (Future Combat Air System) mené par Dassault et Airbus.

Cette crispation n’est pas nouvelle. Depuis un certain temps, les sujets tels que la défense commune, l’harmonisation des politiques financières et fiscales, le marché intérieur écologique de l’énergie, ou encore l’ouverture de routes migratoires légales et sûres ne font que stagner. Par leur manque de volonté de coopérer, Angela Merkel, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron portent tous une part de responsabilité dans ces échecs.

Olaf Scholz a finalement affiché sa volonté de procéder à certains des virages politiques attendus de longue date par Paris. Pourtant, ses partenaires français semblent surpris. Du côté allemand, cette crispation étonne, car on garde en mémoire que la France s’est elle-même parfois comportée de la même manière. Le président Macron avait-il suffisamment communiqué en amont de son discours à la Sorbonne en 2017 ? Avait-il averti Berlin avant la publication de l’entretien qu’il avait accordé à The Economist et dans lequel il parlait en 2019 de la « mort cérébrale de l’OTAN » ?

L’incompréhension est manifestement mutuelle, réciproque. Il y a donc urgence à rétablir une communication directe, fluide et honnête entre le chancelier allemand et le président français, mais également parmi l’ensemble des acteurs du couple franco-allemand.

Dépasser les points de discorde

Personne, des deux côtés du Rhin, ne souhaite remettre la coopération franco-allemande en question. Mais il est peu probable que les importants points de discorde entre l’Allemagne et la France puissent être résolus en se contentant d’annuler un conseil des ministres franco-allemand.

Actuellement, la France est ouverte à une nouvelle émission de dette par l’Union européenne pour soutenir l’économie, tandis que l’Allemagne, très sceptique, se range derrière les critères de Maastricht. Elle justifie sa réticence par la limite à l’endettement imposé par la loi fondamentale (« Schuldenbremse »). La France estime que l’énergie nucléaire est le bon moyen de sortir de la crise énergétique et de répondre aux nécessités de la neutralité carbone. L’Allemagne veut sortir du nucléaire au plus vite. Sur le long terme, elle mise davantage sur les énergies renouvelables comme le photovoltaïque, l’éolien et l’hydrogène vert.

Choqués par les réactions très critiques des médias et de la presse, les responsables politiques des deux pays tentent de remettre la relation sur les rails. La ministre des Affaires étrangères Anna-Lena Baerbock a souligné que l’Allemagne et la France doivent établir une réponse commune pour soutenir l’Ukraine face à l’agresseur russe, et les ministres de l’Économie Robert Habeck et Bruno Le Maire ont quant à eux proposé plus de coopérations industrielles par une nouvelle plateforme européenne, dans le but de se procurer ensemble des matières premières.

Cependant, une offensive médiatique, quand bien même serait-elle ainsi conjuguée à des visites bilatérales, ne peut pas accomplir de miracles. Les conférences de presse tenues à la fin du mois de novembre dernier à Paris et à Berlin étaient avant tout symboliques. Il faut du concret, et dépasser les points de discorde passera par la création d’une dynamique conjointe. Il n’y a là rien d’impossible : Airbus a depuis longtemps démontré que le couple franco-allemand savait innover ensemble.

Établir un nouveau respect mutuel

Portons un message central : le couple franco-allemand existe bel et bien. Il faut d’autant plus le rappeler en cette période de défiance mutuelle. Les Français ont de toute évidence le sentiment que l’Allemagne s’oriente davantage vers l’est au détriment des relations franco-allemandes. En Allemagne, il est incontestable que certains accusent la France de ne voir que ses propres intérêts sur certains dossiers, par exemple en cherchant à soutenir son industrie de défense avant de penser à ses partenaires.

Dans un tel contexte, unissons toutes les bonnes volontés. Proposons des idées pour que les deux pays trouvent ensemble un chemin afin de surmonter la crise et de mettre leur puissance économique et politique au service du projet européen. Entre la menace que l’invasion russe de l’Ukraine fait peser sur l’ensemble de l’Europe et l’arrivée du changement climatique et de ses bouleversements, les chantiers ne manquent pas. Cet effort de coordination est d’autant plus nécessaire que nombre de décisions majeures, parfois douloureuses, devront bientôt être prises pour assurer l’avenir de l’Union européenne.

Les deux sociétés doivent être encouragées à développer de nouvelles coopérations et actualiser le logiciel sur lequel leurs relations reposent. Sans les renier, il importe désormais d’aller au-delà du « plus jamais ça », du jumelage des villes et de l’Office franco-allemand de la jeunesse. Il faut que nos deux peuples se connaissent et se comprennent de nouveau. Pour cela, la priorité est de redonner toute sa signification, toute sa viscéralité à l’amitié entre nos deux pays aux yeux des nouvelles générations, pour qui le couple franco-allemand « à la papa » n’évoque plus grand-chose.

Une des premières étapes de cette réactualisation devra nécessairement passer par l’élaboration d’une nouvelle politique linguistique entre nos deux pays. Négligé depuis trop longtemps, cet aspect crucial de la compréhension mutuelle et du rapprochement entre les peuples doit redevenir une priorité commune. C’est en parlant une même langue, en rappelant nos valeurs partagées, qu’il nous sera possible d’avancer ensemble sur les sujets qui nous tiennent à cœur.

Les enquêtes d’opinion le montrent : les jeunes Allemands et les jeunes Français sont préoccupés et mobilisés pour le climat, pour l’accueil digne des réfugiés, contre le racisme, contre l’antisémitisme. Saisissons cette chance pour les embarquer dans une aventure politique commune au service de ces valeurs et de ces combats. C’est peut-être là que se trouve la réponse à la remontée des pulsions fascistes observée depuis plusieurs années dans nos deux sociétés.

Ces perspectives sont enthousiasmantes, mais le travail à effectuer n’en sera pas moins difficile. Il nécessitera que chacun s’affranchisse de ses vieux réflexes nationalistes, et renonce à toute ambition d’imposer son hégémonie sur le reste de l’Europe en acceptant de laisser une place aux particularités individuelles, régionales et nationales.

C’est en conciliant l’unité et la diversité que l’Europe a su avancer. Il faut savoir reprendre les recettes qui ont déjà prouvé leur succès.

Par : Ernst Stetter
Source : Fondation Jean Jaurès
Mots-clefs : Allemagne, France


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