La crise énergétique, première secousse pour la solidarité Européenne avant la crise climatique

Mis en ligne le 17 Nov 2022

La crise énergétique, première secousse pour la solidarité Européenne avant la crise climatique

Le « stress test » que constituera l’hiver 2023 pour la solidarité énergétique et climatique européenne fait l’objet d’une analyse sans concession. L’auteur souligne les défis et risques qui attendent l’Union, ses États-membres et leurs citoyens, prélude à la mise en exergue des voies à suivre pour espérer les surmonter.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Neil Makaroff, « La crise énergétique, première secousse pour la solidarité Européenne avant la crise climatique. »,Fondation Jean Jaurès. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Fondation Jean Jaurès.

Depuis quelques mois, la crise énergétique, liée aux décisions de la Russie de couper l’approvisionnement en énergie dans le cadre de la guerre en Ukraine, accroît les divisions et les inégalités dans l’Union européenne, mettant à mal la cohésion entre les États membres. Sous pression, l’UE ne peut se permettre, selon Neil Makaroff, expert des politiques climatiques européennes, d’être désunie et se doit de réinjecter de l’équité, ce tant pour garantir la solidarité entre ses membres que pour s’engager durablement face à l’urgence de la transition écologique.

En coupant le robinet qui alimente l’Europe en gaz, Vladimir Poutine sait qu’il s’en prend directement aux portefeuilles des ménages. Une attaque énergétique qui vise à saper la cohésion sociale et mettre à l’épreuve la solidarité européenne. En somme, le prolongement de la guerre par d’autres moyens, pour paraphraser Clausewitz.

Impact social, dissensions politiques, freins à l’activité dans plusieurs secteurs économiques, divisions des États européens sur la réponse à apporter, les effets de cette stratégie du Kremlin se font pleinement sentir. Le score de l’extrême droite en France, en Suède et en Italie en sont un des symptômes. Ces mouvements politiques n’ont en effet pas manqué de rendre l’Union européenne responsable de la pénurie et de la hausse des prix de l’énergie. Un récit repris jusqu’au Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, et sa nouvelle alliée au Conseil, Giorgia Meloni, présidente du Conseil italien, lors d’un rassemblement de l’extrême droite européenne en Espagne. Comment le bloc européen peut-il faire face à cette pression et se préparer aux chocs qui nous attendent avec la multiplication des risques climatiques, sécheresses, inondations, ruptures d’approvisionnement en matériaux rares, etc ?

La crise énergétique est le fruit d’une décennie de négligence dans la transition énergétique. Sur un continent sans gaz ni pétrole, tout retard dans le déploiement des énergies renouvelables et dans la réduction de la consommation d’énergie rend les Européens tributaires du jeu des puissances qui tiennent le robinet des hydrocarbures. Si les pays européens avaient entamé la rénovation massive du parc de logements et mis fin au chauffage au gaz et au fioul, alors le choc pour les ménages aurait été bien moindre. Protéger nos sociétés commence donc par une accélération sans précédent de la transition écologique dans tous les pans de notre économie, ce que Pierre Charbonnier appelle « l’écologie de guerre ». Selon une enquête de la BEI, BVA et de la Fondation Jean-Jaurès, 66% des Européens rejoignent cette idée et pensent que la guerre en Ukraine devrait faire accélérer la transition verte en réduisant notre consommation d’énergies fossiles. Le Green Deal européen, série de réformes majeures pour le climat, en est un premier jalon, qu’il faut maintenant amplifier et compléter par des mécanismes de solidarité et de cohésion.

Cette mue rapide et radicale de notre économie pose la question de la capacité de l’Union européenne à serrer les rangs et à ne laisser personne au bord du chemin. En d’autres termes, le choc énergétique est un premier test grandeur nature pour la cohésion et l’unité des Européens face au défi climatique. Si l’Europe réussit à consolider son union, elle aura construit des bases solides pour accélérer la transition écologique de manière équitable et solidaire. Sans quoi, il est fort à parier que nos objectifs climatiques ne seront pas tenus et que le projet européen sera directement menacé par la réaction égoïste des États membres et les fractures politiques et sociales.

Différence de traitement face à la crise

Du point de vue de la cohésion, les Européens sont plutôt mal partis. L’impact de la crise est extrêmement variable selon que l’on dépende de telle ou telle source d’approvisionnement, selon que l’on soit modeste ou riche et selon son lieu de vie sur le continent. Cela représente un problème majeur pour l’Union européenne puisque ces injustices menacent l’acceptabilité sociale et politique des mesures de sobriété et de transition. Le mouvement des “gilets jaunes” en France en a été la première illustration : des mesures perçues comme injustes socialement, additionnées aux inégalités déjà existantes, créent légitimement un phénomène de rejet des politiques de transformation. On peut distinguer deux types d’injustices : des injustices verticales d’abord, c’est-à-dire des inégalités déjà présentes dans nos sociétés, mais qui se trouvent exacerbées par la crise ; et des injustices horizontales qui s’illustrent par des écarts béants d’impact entre pays européens.

Les injustices verticales n’ont rien de surprenant, la crise énergétique s’additionnant aux fractures de nos sociétés. La hausse du coût de la vie est particulièrement inégalitaire : alors que les plus aisés peuvent absorber la hausse des prix, les plus modestes, eux, voient la part de leurs revenus dédiée à l’énergie et aux carburants exploser. Selon les données du FMI, les dépenses contraintes des 20% les plus modestes augmentent bien plus fortement que celles des 20% les plus riches dans une grande majorité de pays européens. C’est particulièrement le cas en Tchéquie, en Italie, aux Pays-Bas, ou encore en Estonie où les revenus des plus modestes sont deux fois plus touchés que ceux des plus riches.

Les causes ? Au-delà de la multitude de facteurs façonnant les inégalités dans nos pays, la précarité énergétique apparaît comme un des principaux vecteurs. L’incapacité de se chauffer correctement en hiver, de se refroidir en été et de payer ses factures est un fléau social qui touchait près de 36 millions d’Européens en 2020 et pourrait atteindre 80 millions d’Européens en 2022 d’après un rapport des Verts/ALE au Parlement européen. Avant l’été 2022 déjà, 58% des Européens ayant des difficultés à payer leurs factures estimaient que leur gouvernement ne faisait pas assez pour rendre la transition écologique plus juste.

Ensemble UE La plupart du temps De temps en temps Pratiquement jamais / Jamais
Votre gouvernement en fait-il assez pour s’assurer que la transition écologique est socialement juste ? (Total Pas d’accord) 49% 58% 49% 49%

Source : Eurobaromètre spécial n°527 : Perception du caractère équitable de la transition écologique, terrain : mai-juin 2022.

Contrairement aux plus aisés, les plus pauvres et les classes moyennes basses n’ont pas les moyens financiers de rénover leurs logements ou de changer de véhicules. Ils subissent de plein fouet la crise énergétique car ils vivent souvent dans des logements mal isolés, loin de leur lieu de travail et ont des véhicules anciens. Face à ces inégalités de moyens, comment demander aux plus précaires de baisser leur consommation d’énergie et de s’engager dans la transition ? Car les gouvernements ne semblent pas particulièrement soucieux de cibler les plus modestes dans leurs réponses à la crise : 22 pays européens sur 27 ont en effet pris des mesures de baisse de la TVA sur la consommation d’énergie, en particulier de gaz, arrosant l’ensemble de la population. Mesure qui, tout comme le bouclier tarifaire en France, subventionne proportionnellement les plus gros consommateurs, c’est-à-dire les plus riches, qui vivent dans de plus grands logements demandant plus d’énergie pour se chauffer, et conduisent des SUV plus gourmands en carburant.

À ces inégalités internes aux pays européens s’ajoutent des écarts béants entre États membres, qu’on peut appeler des injustices horizontales. La Confédération des syndicats européens (ETUC) a publié une comparaison édifiante de l’impact de la crise énergétique selon son lieu de vie. En moyenne, un ménage allemand, autrichien ou français devra dépenser vingt jours de salaire pour payer ses factures d’énergie annuelle en 2022 alors que ce sera trente jours pour un ménage grec, italien ou encore tchèque. L’écart est encore plus important quand on regarde le bas de l’échelle des revenus, c’est-à-dire les personnes gagnant le salaire minimum : un ménage français ou allemand au Smic versera l’équivalent d’un mois de salaire pour payer ses factures en 2022 alors qu’environ deux mois de salaire seront nécessaires pour un ménage grec, estonien ou tchèque. Les pays riches arrivent à contenir l’inflation à coup de « boucliers » coûtant des milliards d’euros quand une grande partie de l’Europe ne peut pas se le permettre. Selon Eurostat, l’inflation dans les pays baltes dépasse les 20% en 2022. Elle atteint 17% en Tchéquie, 14% en Pologne, et 11% en Grèce quand elle plafonne autour de 6% en France, 7% en Finlande et 8% en Allemagne et au Luxembourg.

L’unité européenne grippée

Certes, la dépendance plus ou moins grande aux énergies fossiles explique en partie la différence d’impact en Europe. Néanmoins, la capacité financière de chaque pays en est également la raison. Selon le think tank Bruegel, la disparité des réponses des États européens face à la crise est considérable.
L’Estonie par exemple, un des pays les plus touchés par l’inflation galopante, n’a pu débloquer que 0,5% du PIB, soit 200 millions d’euros, pour protéger les ménages. Idem pour la Tchéquie ou la Slovaquie qui ont mis sur pied des plans d’environ 1% du PIB, soit autour de 3 milliards et 1 milliard d’euros respectivement. Par ailleurs, la France et l’Italie ont dépensé des sommes beaucoup plus importantes pour amortir le choc : près de 3% de leur PIB, soit respectivement 71 et 59 milliards d’euros. La palme du plan le plus massif revient à l’Allemagne : 200 milliards d’euros, 5% du PIB du pays, visant à soutenir les ménages et les entreprises. Son annonce à la fin de l’été a fait l’effet d’une détonation en Europe : quasiment aucun État européen n’a une marge de manœuvre budgétaire permettant de définir un bouclier d’une telle ampleur face à l’inflation. Il a été lancé sans coordination avec ses voisins, suscitant l’inquiétude jusque dans les rangs de la Commission européenne. Pire, il intervient au moment où l’Allemagne s’oppose à l’introduction d’une nouvelle régulation au sein du marché de l’énergie, permettant de limiter la flambée des prix, notamment pour la production électrique. Ce n’est pas la première fois que l’Allemagne se positionne contre des mesures de solidarité à l’échelle européenne. En juin, Berlin s’est battue, heureusement en vain, contre la création d’un Fonds social pour le climat qui vise à accompagner les ménages européens les plus précaires à sortir de leur dépendance aux énergies fossiles. Une opposition révélatrice de difficultés internes dans un pays pourtant gouverné par une coalition entre sociaux-démocrates et Verts, mais qui en dit long sur la difficulté pour beaucoup d’intégrer la notion de solidarité dans leur vision du Green Deal européen.

Au moment où la Commission européenne demande, à juste titre, des efforts collectifs pour réduire la consommation d’énergie, électricité et gaz, comment accepter une si grande disparité entre pays européens ? Comment comprendre qu’un État, l’Allemagne, puisse faire cavalier seul pour protéger sa compétitivité ? La logique des égoïsmes nationaux risque tout simplement de signer notre défaite collective. L’asymétrie dans la réponse à la crise ne peut qu’endommager la cohésion et la confiance entre partenaires européens et favoriser la désunion. Sur le court terme, cela conduit à un repli énergétique dangereux des États membres : chacun cherche à protéger ses ménages et ses entreprises, à assurer son propre approvisionnement en gaz, pétrole et charbon, à se lancer dans la course à la construction de terminaux méthaniers, etc. Sur le moyen terme, cela gèlera nos chances d’engager des transformations écologiques d’ampleur à l’échelle du continent, avec le risque de faire le jeu du Kremlin.

Injecter de l’équité et de la solidarité devient une urgence

Il est donc urgent de restaurer la confiance contre ceux qui aimeraient condamner l’Europe pour inaction face à la crise énergétique. Le choc énergétique tout comme la transition écologique nécessitent des « efforts » collectifs très importants de baisse de notre consommation d’énergie, de transformations de tous les secteurs de notre économie et de nos modes de productions. Les bénéfices seraient énormes, mais le coût d’entrée est important. Pour concrétiser cette transition et la rendre acceptable, l’Europe doit retrouver un rôle central dans la protection et la solidarité entre Européens, et ainsi contrer la logique des égoïsmes nationaux. Cela passe nécessairement par l’introduction de plus d’équité dans la répartition de l’effort, et surtout de la solidarité vis-à-vis des plus vulnérables. Sans ces deux piliers, équité et solidarité, nos objectifs climatiques seront fortement compromis.

Parmi les idées souvent mentionnées pour renforcer la solidarité européenne, celle de créer un fonds européen pour la souveraineté énergétique de l’Union européenne fait son chemin. L’irritation face au plan allemand de 200 milliards d’euros montre à quel point la confiance est fragile si chacun fait cavalier seul. C’est donc à l’Europe d’instaurer un mécanisme de solidarité entre États membres pour accompagner ceux ayant moins de capacités budgétaires ou étant les plus dépendants aux énergies fossiles. Issu d’une dette commune et pourquoi pas d’une contribution européenne sur les superprofits, ce fonds européen permettrait à tous les États membres, selon leurs besoins, d’amortir le choc de la crise et surtout d’engager un plan de transition qui acte une sortie rapide des énergies fossiles. Les pays européens, avec le moins de moyens, seraient soutenus dans leurs investissements en faveur de la transition énergétique, de la rénovation des logements, du déploiement massif d’énergies renouvelables, de la production d’hydrogène vert, ou encore des infrastructures de transport à faible émission. La Commission pourrait même conditionner ce mécanisme à des objectifs de sobriété, de réduction de la précarité énergétique et à un ciblage très clair en faveur des classes moyennes basses et des plus modestes afin de s’assurer que ces milliards d’euros apportent de réelles solutions à ceux qui en ont le plus besoin. Bien plus qu’un simple instrument financier, ce fonds réduirait les inégalités horizontales, c’est-à-dire au sein de l’Union, et, bien utilisé, il pourrait combattre les inégalités verticales au sein de nos sociétés. Une piste solide à explorer davantage pour faciliter les transformations et injecter plus de solidarité en Europe. Pourtant, il est encore loin de faire l’unanimité : initialement soutenue par la France, l’Espagne et l’Italie, l’idée d’accroître la capacité fiscale de l’Union est rejetée par les traditionnels “frugaux”, Allemagne en tête. Ici, l’incapacité de faire émerger un consensus au sein du couple franco-allemand est très préoccupante, car c’est justement l’alignement entre Berlin et Paris qui avait permis à l’Union de se doter d’un plan de relance commun à la sortie de la crise sanitaire.

À la solidarité financière doit s’ajouter la répartition équitable, mais contraignante, de l’effort. Toujours selon l’Eurobaromètre sur la transition juste, publié en octobre 2022, 75% des Européens estiment que les plus riches devraient faire plus d’efforts dans la réduction de leur consommation d’énergie. L’équité n’est pas une notion vague, mais une exigence sociale devenue incontournable. La même approche doit se retrouver à l’échelle de l’Union. Si la transition écologique est l’affaire de toutes et tous, il serait normal de demander aux plus gros consommateurs et émetteurs, Allemagne et France en tête, de faire un effort supplémentaire. Les pays riches devraient aller plus vite afin de montrer l’exemple et servir de locomotive pour le reste du continent. D’ailleurs, le gouvernement allemand l’a compris puisqu’il s’est fixé l’objectif d’atteindre la neutralité climatique en 2045, soit cinq ans avant la date butoir européenne. Repenser les objectifs climatiques et de réduction de la consommation d’énergie pour les rendre plus contraignants et justes est un chantier à ouvrir. Les efforts de chacun et chacune sont plus acceptables quand ils sont répartis équitablement.

Enfin, il est également important de renforcer le rôle de l’Union dans la gouvernance climatique et énergétique européenne. Une meilleure régulation du marché énergétique pourrait notamment être une piste intéressante à explorer pour éviter que les États membres n’entrent dans une concurrence effrénée à l’approvisionnement en gaz et pétrole. Un régulateur européen pourrait s’assurer du bon fonctionnement des flux énergétiques sur le continent, garantir la solidarité en cas de coupure et répondre aux besoins de chacun.

Face au mur énergétique et climatique, il serait inconcevable pour l’Union européenne de laisser les États et leurs citoyens seuls. Au-delà de prêter le flanc à ceux qui attaquent l’Europe de l’intérieur, elle se priverait d’un outil, la solidarité, indispensable à l’action collective pour le climat.

Par : Neil MAKAROFF
Source : Fondation Jean Jaurès
Mots-clefs : Climat, Energie, Europe


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