La Guerre en Syrie et en Irak

Mis en ligne le 20 Jan 2022

La Guerre en Syrie et en Irak

Groupes armés terroristes, sociétés militaires privées, guérillas : une réflexion à la fois stratégique et militaire sur les situations sécuritaires au Moyen-Orient. L’auteur développe dans un article-entretien ses différents aspect, mis en perspective de son analyse de l’approche occidentale du conflit.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Ce texte, ainsi que d’autres articles peuvent être consultés ici : Comité Moyen-Orient et Monde arabe des Jeunes IHEDN.

Propos recueillis par Justine GHANNAD et Alexandrine FERNON, membres du Comité MOMA des Jeunes-IHEDN – Le 27 avril 2021.

Les Jeunes IHEDN : Après 10 ans de guerre en Syrie, quelle est votre analyse de la situation actuelle ?

Michel GOYA : Situation atypique, le conflit syrien est gelé. Le régime d’Assad ne peut plus être battu et contrôle 70% du territoire. Pour autant la guerre n’est pas finie. En périphérie, des espaces lui échappent encore : une grande partie de l’Est de l’Euphrate (sous contrôle des Forces Démocratiques Syriennes, essentiellement Kurdes) et une présence américaine le long de la frontière jordanienne. Il ne faut pas oublier non plus les zones contrôlées par l’armée turque et Idlib, dernière province rebelle plus ou moins sous protectorat turc, partagée entre deux grandes tendances largement imbriquées. Ce qui rend la situation complexe. Chaque fois que le régime s’en est pris aux alliés de la Turquie, celle-ci a réagi très violemment. Sans compter que les Russes évitent la confrontation avec cet État, membre de l’OTAN. D’autres conflits se déclinent entre Turcs et Kurdes, ainsi qu’entre Israël et l’Iran qui se livrent une guerre cachée sur le territoire.

Après avoir frôlé plusieurs fois l’effondrement, le régime tient seulement grâce aux Iraniens (via un ensemble de milices, dont le Hezbollah libanais) et aux Russes. On observe une répartition des rôles entre ces deux acteurs : la Russie au Nord et l’Iran au Sud, près d’Israël. La Syrie est un pays en ruine : plus de 400 000 morts, des millions de réfugiés. Cette situation peut rester figée pour des décennies. Mais rien n’est à exclure, comme un coup d’État. Pour l’instant, la communauté internationale reste impuissante face à un dilemme : ou bien aider à relever le pays, au risque de nourrir le régime, ou bien continuer à appliquer des sanctions, au risque d’appauvrir encore le peuple syrien.

LJI : À travers les contextes irakien et syrien que vous traitez dans vos articles, comment expliquez-vous le malaise des États occidentaux quant au fait de négocier avec des groupes armés « terroristes » ?

MG : C’est délicat. On déclare toujours la guerre à quelqu’un. Il y a toujours une hésitation quand il s’agit d’organisations armées, car ce serait leur accorder un statut d’interlocuteur politique. Il y a deux aspects : mobilisateurs et psychologiques. La guerre est un acte politique : battre l’ennemi, c’est lui imposer sa volonté. Or, du Hezbollah libanais au réseau Haqqani en Afghanistan, en passant par l’Irak : combien d’organisations terroristes furent réellement vaincues ? Aucune. Ces organisations armées sont les grandes bénéficiaires militaires de la mondialisation avec les flux d’armements, d’argent (par divers trafics), de combattants, la diffusion à petite échelle d’idéologies, d’idées et de compétences. Le seul succès fut en 2008 avec la défaite relative de l’armée du Mahdi, puis de l’État islamique, alors que nous avons en face les plus puissantes coalitions de l’histoire (la coalition américaine en Afghanistan réunissait 80% du budget militaire mondial).

La difficile distinction entre organisations politiques armées et organisations criminelles rend plus complexe la perception de l’ennemi. On a toujours tendance à ne pas désigner un groupe armé comme ennemi politique. On peut essayer de le détruire sans déclarer la guerre, avec des moyens policiers classiques. Au Sahel, on a nié ces aspects politiques. En réalité, des entités comme le Front de Libéralisation de l’Azawad ont bien un agenda local et international. Par effet d’imitation, la France s’est imprégnée de cette culture américaine où l’on ne négocie pas avec l’ennemi, on le détruit (mais voyons aujourd’hui ce qui se passe avec les Talibans…) et nous menons une politique similaire. Or, c’est avec l’ennemi que l’on fait la paix. Mais après avoir diabolisé quelqu’un, difficile de négocier avec lui. Pourtant, la négociation constitue la fin normale d’un conflit. De plus, notre système reste trop centralisé. Nous manquons de connaissances fines. Engagés sur six grandes opérations, sur des théâtres très différents, les militaires tournent tous les quatre mois (les chefs, un an) : ce qui est trop court. Par manque de temps et de moyens, nous méconnaissons les cultures locales. Or, dans ces endroits difficiles, des analyses de terrain fines pourraient nous permettre de dissocier les liens entre nos ennemis et la population.

LJI : Dans « GI et Djihad » tout comme dans « Étoile Rouge », vous soulignez la présence des Sociétés Militaires Privées (SMP) américaines et russes engagées au Moyen-Orient. Leur rôle sera-t-il amené à évoluer ?

MG : C’est une tendance fondamentale. D’abord, elles ont assuré un soutien logistique, en particulier en Irak. De plus en plus, elles assument des missions militaires actives. Un problème des armées occidentales, notamment française, c’est le petit volume de soldats professionnels. Nos capacités d’action sont donc limitées. D’où le recours à des forces supplétives de diverses origines.

Les SMP sont aussi employées pour les missions plus délicates. Cela évite à un État de s’engager officiellement. Les combattants des SMP qui tombent ne font pas la une, ils ne sont pas pris en compte dans les statistiques officielles. Avec un risque toutefois : il faut que ces sociétés soient contrôlées de près, sinon elles peuvent provoquer des effets stratégiques néfastes. Ce fut le cas des 4 mercenaires de Blackwater à Falloujah en mars 2004, massacrés dans une embuscade filmée : cela change complètement la stratégie des Américains, qui décident d’entrer dans la ville. On pourrait parler aussi d’Abou Ghraïb en 2003-2004 et des interrogatoires menés par une SMP : seuls des militaires furent jugés.

En Syrie, lors de la bataille de Khoucham (février 2018), le groupe Wagner et des forces syriennes décident d’attaquer une base américaine. Un combat entre Américains et Russes n’était jamais arrivé officiellement depuis la guerre froide. Ces gens-là ont peut-être un peu échappé au contrôle car les SMP restent des instruments politiques au service d’un État. Ce phénomène revient en force dans un contexte de confrontations entre États puissants, notamment dotés de l’arme nucléaire. Afin d’éviter des guerres ouvertes, on s’affronte par divers moyens discrets, indirects ou clandestins. Les Russes font ça très bien.

LJI : Vous définissez la guérilla comme « un mode d’action militaire, pratiquée par des groupes conventionnels et non conventionnels ». Pouvez-vous en préciser davantage les formes ?

MG : Effectivement, autant les armées étatiques que les groupes d’insurgés la pratiquent. De manière générale, elle combine l’opération de pression (aussi appelée opération cumulative) et l’opération de conquête (avec des objectifs de terrain : villes ou zones à prendre et à contrôler). Dans le cadre de l’opération de pression, l’objectif est d’obtenir un effet stratégique : infliger des pertes, influencer l’opinion publique.

Pendant la Guerre Froide, l’affrontement direct était impossible, d’où une multiplication des actions clandestines et le recours aux proxies. Dans les années 1980 se développe l’idée que la guerre irrégulière permet de vaincre autrement les puissances occidentales. Cela a été le cas pour Israël, qui a dû évacuer le Liban, ou de l’URSS en Afghanistan. À cette époque, la France fut quasiment en état de guerre secrète avec l’Iran, qui n’a jamais utilisé un soldat pour nous attaquer. A contrario, au Liban, l’Iran fit appel à des groupes locaux : en 18 mois, 89 soldats français furent tués (et 240 soldats américains), dont 58 lors des attaques suicides du 23 octobre 1984 à Beyrouth. Des chercheurs et des journalistes furent enlevés, un ambassadeur tué, des attentats frappèrent la France. Cela a été aussi le cas en Afghanistan et en Irak.

Néanmoins, les Américains font preuve d’une remarquable capacité d’adaptation comme je le montre dans mon ouvrage Irak, les armées du chaos (2008). Ils disposent des moyens adéquats. Cela va aussi de pair avec une capacité d’oubli assez rapide : ils n’aiment pas ce type de conflit et s’empressent de l’oublier une fois fini, en réservant aux forces spéciales la poursuite des pressions.

LJI : Les armées occidentales sont encore attachées aux logiques de combat classique (combat de « haute intensité »). Or, le Moyen-Orient se caractérise plutôt par une approche indirecte. Comment mieux appréhender cela dans les réflexions géostratégiques et militaires ?

MG : J’ai du mal avec ce concept de « haute intensité », mal défini. En réalité, nous sommes ici dans le schéma d’opérations de conquête associées à des conflits entre États. Nous menons déjà des opérations de grande ampleur contre les grandes organisations armées comme l’EI. Le Hezbollah ou le Hamas sont aussi montés en gamme : dotés de moyens anti-accès (anti-char, anti-aérien), ils peuvent mettre en défaut les éléments de supériorité d’armées conventionnelles. Ce saut qualitatif est important : le vrai danger est de se retrouver face à ce type d’organisation, qui se développe soit par elle-même, soit grâce à un appui étatique.

Il faut donc s’adapter à l’ennemi et aux circonstances. Or, au détriment d’un nombre important de soldats, de chars, d’avions et d’équipements, nous avons investi dans des équipements militaires de haute technologie, très onéreux. Ils voient leur prix augmenter de 5% à 7% par an. Dès le début des années 1990 en France (et ailleurs), le gouvernement français et ses homologues occidentaux ont réduit le budget en conservant le programme d’équipement tout en réduisant à la fois les effectifs et le budget de fonctionnement. On se retrouve avec une excellente petite armée professionnelle. Or, mener la guerre c’est tenir le terrain : l’armée française n’en est plus capable.

Les attaques-suicides changent considérablement la donne et nous posent des problèmes tactiques. Ces gens acceptent de mourir : l’attaque suicide est le missile de croisière du pauvre. Précise, elle peut surgir à tout moment. Autre innovation, les engins explosifs improvisés, avec un savoir-faire technique simple : des obus, un peu d’explosif. Élaboré au départ par le Hezbollah, cela s’est rapidement répandu en Irak. Déjà, à Falloujah, les Marines avaient retrouvé 650 d’engins explosifs prépositionnés. Et maintenant, le réflexe de se blinder, de se protéger dans des bases, derrière des murs fortifiés s’impose. (Pré)visibles, nous perdons l’initiative. En outre, notre opinion publique n’accepte plus qu’une guerre tue. Cette asymétrie constitue un véritable point faible de nos sociétés. Les adversaires en ont conscience : ils acceptent de subir des pertes et se reconstituent rapidement.

LJI : Quel sera votre prochain ouvrage ?

MG : Ce n’est pas encore fait ! Je suis en train de rédiger un ouvrage sur l’histoire des OPEX françaises depuis 1962.

LJI : Auriez-vous des conseils de lecture pour les Jeunes-IHEDN ?

MG : Nonstate Warfare, The Military Methods of Guerillas, Warlords, and Militias, de Stephen BIDDLE. Une analyse très technique, bien faite et intéressante sur la force des organisations non conventionnelles militaires.


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