Guerre d’Ukraine : où en est l’économie russe ?

Mis en ligne le 18 Jan 2024

Guerre d’Ukraine : où en est l’économie russe ?

Décidées à la suite de l’agression armée en Ukraine, les différents paquets de sanctions occidentales n’ont pas mis à bas l’économie russe. L’auteur de ce papier met en lumière les facteurs de cette résilience, avant d’aborder les tendances alarmantes et encourageantes d’un nouveau modèle économique qualifiable selon lui de « capitalisme de guerre ».

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Vladislav Inozemtsev, « Guerre d’Ukraine : où en est l’économie russe ? », Politique étrangère, vol. 89, n° 4/2023, Ifri, décembre 2023. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le l’IFRI. Plus d’informations sur les abonnements à la revue Politique étrangère : cliquez ici.

Lorsque Vladimir Poutine a donné l’ordre aux troupes russes de se lancer sur l’Ukraine en février 2022, nombre d’experts ont soutenu que l’économie russe allait entrer dans une crise profonde presque immédiatement, sous l’effet des sanctions occidentales, de dépenses militaires en hausse et de l’effondrement de la confiance des entreprises. Pourtant, la situation économique s’est améliorée en 2023, alors même que le rouble s’affaiblissait beaucoup face aux devises majeures et que le budget fédéral plongeait dans le rouge : produit intérieur brut (PIB) et revenus disponibles réels ont dépassé leurs niveaux d’avant-guerre. L’économie russe devrait croître de 2,7 % en 2023 et d’environ 1,1 % en 2024, sa croissance devant s’accélérer un peu en 2025-2026. La production industrielle est en hausse et les prévisions anticipant un épuisement des équipements militaires avant la fin 2022, ou un effondrement de la production pétrolière de 56 % en 2023, semblent désormais erronées.

L’économie russe : facteurs d’une résilience

La place de la Russie dans l’économie mondiale

Le premier facteur explicatif de l’endurance de l’économie russe est l’importance de la Russie dans l’économie mondiale. Même si la Russie peut être vue comme une « station essence qui se fait passer pour un pays », beaucoup de pays ont besoin non seulement de son pétrole mais aussi de nombreux autres produits d’exportation, de ses ressources naturelles et de certains de ses biens de production.

En 2022, les pays occidentaux ont acheté des quantités records d’hydrocarbures russes à des prix extrêmement élevés, offrant à Moscou près de 115 milliards de dollars de recettes d’exportation non anticipées[1] et poussant l’excédent de sa balance courante pour 2022 au niveau inédit de 227,4 milliards de dollars[2]. En 2023, la Chine, l’Inde, la Turquie, Singapour, le Pakistan et nombre d’autres pays ont contribué à l’accroissement de la demande, maintenant le volume des exportations de pétrole russe à un niveau pratiquement inchangé, alors que les recettes, qui avaient chuté de 45 % après l’introduction d’un « plafond de prix », remontaient progressivement. En août 2023, les recettes pétrolières regagnaient presque leurs niveaux de 2022.

Les données récentes suggèrent que les puissances européennes continuent non seulement d’acheter une quantité croissante de produits pétroliers à des pays qui raffinent du pétrole russe – étant eux-mêmes des importateurs nets de pétrole –, mais qu’elles ont aussi commencé (comme récemment l’Allemagne) à effectuer des rachats directs de pétrole brut russe à des pays comme l’Inde, un de ses plus grands importateurs.

Par ailleurs, la Russie demeure l’un des plus gros exportateurs au monde de charbon, de métaux, de céréales et d’engrais, produits dont les marchés internationaux ont cruellement besoin. En dépit des restrictions, la Russie a exporté 59 millions de tonnes de céréales entre juillet 2022 et juin 2023, et elle devrait en exporter 61 millions de tonnes à la saison prochaine[3]. Les expéditions d’engrais, qui ont baissé de 38 à 32 millions de tonnes entre 2021 et 2022, vont atteindre cette année de nouveaux sommets historiques[4]. Marché important pour les biens manufacturés, la Russie a également réussi à remplacer les produits de haute technologie et de consommation occidentaux en achetant en Chine ou dans d’autres pays asiatiques, tout en combinant ces approvisionnements avec des importations non autorisées de produits occidentaux via différents intermédiaires comme la Turquie…

Les sanctions financières elles-mêmes n’ont eu qu’un impact limité sur l’économie russe : le montant des actifs gelés de la Banque centrale de la Fédération de Russie (estimé à près de 300 milliards de dollars) était comparable à l’excédent commercial de la Russie pour 2022. Par ailleurs, le yuan s’est substitué au dollar et à l’euro pour servir le commerce extérieur russe. En bref, l’économie russe a bien survécu, dès lors que la tentative visant à la dissocier des marchés internationaux a échoué, fondée qu’elle était sur l’hypothèse irréaliste selon laquelle quelques puissances seulement pourraient imposer des sanctions universelles à une grande économie.

Le dynamisme des entreprises

Deuxième erreur d’analyse : l’idée que l’économie russe serait entièrement contrôlée par des entreprises d’État. Nombre d’experts se sont concentrés sur Gazprom, Rosneft, les Chemins de fer russes ou un système bancaire dominé par Sberbank, VTB et d’autres institutions financières publiques. Derrière cette façade, et selon le service fédéral des impôts, la Russie comptait au début de la guerre 3,2 millions d’entreprises privées et 3,6 millions d’entrepreneurs individuels. Les géants appartenant à l’État se sont comportés de façon irresponsable (Gazprom a ainsi tenté de peser sur ses clients européens, pour voir sa production chuter d’environ 20 % en 2022). Mais les entreprises et entrepreneurs individuels n’avaient d’autre option de survie que la réduction de leurs coûts, la restructuration de leur main-d’œuvre, la recherche de nouveaux fournisseurs, bref une bataille désespérée pour conserver leurs parts du marché.

Le gouvernement a introduit une interdiction de déclaration de faillite de la part des créanciers dès le 1er avril 2022, faisant ainsi chuter leur nombre de 14 % en 2022, mais ce chiffre a de nouveau baissé de 40 % au premier semestre de l’année fiscale 2023 après la levée de l’interdiction[5].

Et l’année 2022 doit être marquée d’une pierre blanche quant à l’enregistrement de nouvelles entreprises et d’entreprises individuelles, une hausse concernant tous les secteurs économiques[6]. Au premier trimestre 2023, l’augmentation nette du nombre d’entreprises commerciales enregistrées a dépassé la barre des 50 000, le nombre d’entrepreneurs individuels de moins de 35 ans augmentant de 40 %.

Les entreprises privées russes ont échappé aux sanctions, mis en place de nouveaux partenariats à l’intérieur et à l’extérieur du pays, et continué à soutenir l’emploi tout au long de la crise. En payant des impôts ordinaires et « d’urgence », elles ont comblé les déficits créés par la baisse des revenus pétroliers et ont ainsi largement empêché le ralentissement de l’économie. Grâce au remboursement régulier de leurs dettes, elles ont augmenté les bénéfices du secteur bancaire russe qui ont atteint[7] un taux record en 2023. Le Kremlin a donc été protégé, dans sa lutte contre l’Occident, par des entreprises privées russes tournées vers les consommateurs, considérées comme pro-libérales et anti-Poutine par les « libéraux » russes.

Le poids de la population

Dernier facteur déterminant de la stabilité de la Russie : l’ambivalence de la population russe, qui a ignoré en masse les difficultés économiques annoncées. En 2022, le revenu réel disponible a baissé[8] de 1 %, alors que les prix augmentaient de 11,9 % (selon les chiffres officiels, même si 65 % des Russes ont signalé une baisse significative de leur bien-être, et jusqu’à 73 % pour les plus démunis). La population des grandes villes a été la plus durement touchée, mais cette dernière n’a jamais été composée d’ardents défenseurs de Poutine et sa base électorale n’a donc été que très peu affectée. Cette population ayant plus de souplesse quant aux opportunités d’emploi, elle a choisi de résoudre ses problèmes par soi-même plutôt que de verser dans la protestation.

La large majorité de la population a rencontré moins de problèmes car moins accoutumée à un mode de vie moderne, alors que la propagande attribuait les difficultés à l’« agression occidentale » contre la Russie. Le peuple russe n’a connu aucune amélioration[9] de son bien-être depuis 2014 : le simple fait que les conditions de vie soient à peu près restées identiques a donc été perçu comme un signe encourageant autorisant quelque optimisme. Les dix années qui se sont écoulées depuis l’annexion de la Crimée ont changé l’esprit des Russes qui pensent désormais vivre dans une forteresse assiégée, la survie étant l’objectif premier. Nul ne s’attend à ce que la croissance reprenne. Presque aucun des problèmes potentiels ne peut donc déclencher de contestation dans une société russe qui semble ambivalente jusque face aux accusations de corruption à l’intérieur et autour du Kremlin. Enfin, l’économie de guerre et la hausse des dépenses publiques ont généré une hausse significative des revenus disponibles (les salaires réels moyens ont augmenté de 13,3 % en mai 2023 par rapport à l’année précédente et ils ont augmenté de plus de 10 % pour la période de janvier-juillet), susceptible de neutraliser quasiment toutes les préoccupations économiques.

Tendances alarmantes, tendances encourageantes

On peut relever une baisse des recettes des exportations (avoisinant les 33 % au deuxième semestre 2023 par rapport au deuxième semestre 2022), un creusement du déficit budgétaire produit par d’énormes dépenses militaires (il a atteint 2 360 milliards de roubles pour janvier-août 2023 par rapport à un excédent de 292 milliards de roubles enregistré[10] pour la même période en 2022), une dévaluation du rouble (avoisinant les 38 % sur les 12 derniers mois[11], avec une valeur d’environ 100 roubles pour 1 euro), ainsi qu’un effondrement de plusieurs secteurs d’activité : automobile, transports aériens, activités de loisir…

D’autres signes sont également préoccupants, comme l’endettement des ménages (le ratio de prêts non remboursés par rapport au revenu annuel moyen a dépassé 11 % et le volume des prêts s’élève à 32 000 milliards de roubles [300 milliards d’euros]) ou l’augmentation alarmante de biens immobiliers invendus. À ce jour, entre 55 % et 77 % des appartements neufs dans les villes russes comptant plus d’un million d’habitants demeurent invendus. Il faudrait cinq ans pour les vendre si la demande se maintenait aux niveaux actuels.

L’économie russe montre des signes manifestes de désindustrialisation, alors même que l’effondrement de presque tous les projets de « substitution aux importations » apparaît évident. La Chine devient la source unique pour approvisionner le pays en éléments de haute technologie ou pour redynamiser ses infrastructures industrielles. Les Russes se tournent par exemple vers l’entreprise chinoise Chery pour reprendre la production dans les usines Volkswagen, que l’entreprise allemande a dû vendre pour une fraction de sa valeur.

L’économie russe n’a donc aucune chance de se développer dans les années à venir. La question la plus importante est ici de savoir quand et comment cette tendance deviendra assez visible pour l’opinion publique. La dissociation est aujourd’hui croissante entre les tendances économiques et les perceptions de la population, tant celles-ci sont dominées par les évolutions politiques et la propagande du Kremlin.

Il existe cependant de nombreuses tendances encourageantes, qui ne peuvent pas être ignorées. La Russie a survécu aux « incroyables » sanctions financières de 2022, garantissant la stabilité de ses systèmes bancaires et de compensation ; les importations « parallèles » ont contribué à la stabilisation de la situation sur les marchés de consommation. Le gouvernement a augmenté les dépenses budgétaires de 4,2 % du PIB, ce qui a entraîné une hausse de la production industrielle (bien que principalement militaire) et des salaires réels. La mobilisation, qui a été annoncée en septembre 2022 et a entraîné une émigration massive hors de la Russie[12], a provoqué d’évidentes pénuries sur le marché du travail, permettant ainsi aux employés d’améliorer leur pouvoir de négociation pour la première fois depuis des décennies (fin 2022, la part du travail dans le PIB de la Russie est retombée[13] au niveau post-soviétique le plus bas de 39,6 %).

Les multiples stimulations économiques du Kremlin ont dynamisé les activités commerciales de plusieurs secteurs. En 2023, la construction résidentielle aura sans doute les mêmes résultats que l’an dernier, avec un record historique de près de 103 millions de mètres carrés de nouveaux logements et appartements construits. Les recettes du budget fédéral qui ne sont pas issues du pétrole ou du gaz sont à la hausse (+ 24,2 % pour janvier-août 2023 par rapport à la même période en 2022). Le système bancaire russe a enregistré[14] 203 milliards de roubles de bénéfices en 2022 et il devrait engranger au moins 2 600 milliards de roubles cette année. Le secteur logistique est en plein essor : quantité de nouvelles installations de stockage ont été construites et louées les huit premiers mois de 2023, dépassant largement le volume record de 2021. On mentionnera également que la fuite des capitaux semble en 2022 et en 2023 nettement inférieure aux chiffres officiels, le volume des fonds occidentaux initialement investis en Russie et rapatriés ayant été beaucoup exagéré.

Un nouveau modèle économique : le « capitalisme de guerre »

La Russie actuelle s’oriente vers un nouveau modèle économique que l’on pourrait qualifier de « capitalisme de guerre », en référence au « communisme de guerre » promu par Lénine entre 1918 et 1921. Ses caractéristiques principales sont des dépenses militaires élevées, une hausse du financement public de nombreux secteurs par des subventions directes et des exonérations fiscales, la négligence de tous les droits de propriété intellectuelle[15], l’annulation unilatérale du service des dettes des entreprises et pays étrangers (avant tout ceux vus comme « hostiles ») et la nationalisation d’actifs étrangers. Ceci implique aussi une « dédollarisation » du commerce extérieur, le basculement des relations économiques de l’Occident vers la Chine et d’autres pays autoritaires ou quasi autoritaires, ainsi qu’une intensification de la rhétorique politique anti-occidentale.

Ce modèle s’écarte considérablement du cours suivi par la Russie avant la guerre ouverte contre l’Ukraine, quand le gouvernement essayait (du moins officiellement) d’intégrer le pays dans le jeu économique mondial, en développant les liens économiques avec les pays occidentaux et en adoptant des lois et normes similaires à celles existant en Occident.

Dans le cadre de ce « capitalisme de guerre », les dirigeants russes préservent les libertés économiques importantes de la « base » – petites et moyennes entreprises continuent pour l’essentiel de fonctionner « comme si de rien n’était » et les marchés de consommateurs opèrent de façon habituelle. Ils introduisent également un système de commandement « vertical », où des décisions gouvernementales sont nécessaires pour presque tout : des remboursements des dettes étrangères jusqu’à la reprise de certaines entreprises des mains de leurs actuels propriétaires. À l’instar de la Russie révolutionnaire de 1918, la plupart des décisions dans la Russie de Poutine, souvent arbitraires, sont élaborées et imposées par le président en personne, ou ses aides et amis les plus proches. Ceci est vrai non seulement pour les dépenses militaires mais aussi pour la révision des contrats d’approvisionnement en gaz russe de consommateurs étrangers, pour la délivrance d’autorisations de remboursement de dettes aux créanciers étrangers, pour l’introduction de taxes particulières prélevées sur les grandes entreprises, ou pour les autorisations délivrées aux entrepreneurs russes de payer au prix du marché des actifs qu’ils souhaitent acheter à leurs homologues occidentaux.

Dans ce nouveau système, Vladimir Poutine, qui s’est fait le défenseur d’une « commande manuelle » de l’économie russe depuis son mandat de Premier ministre (de 2008 à 2012), se comporte en maître de l’ensemble du pays, nulle loi n’existant hors de sa volonté personnelle. Il est assisté dans cette entreprise par les soi-disant « libéraux systémiques » – un groupe de professionnels hautement qualifiés et expérimentés qui gèrent le budget et les questions économiques – ainsi que par les politiques de la Banque centrale, qui pourraient être comparés aux « spécialistes bourgeois » qui servaient les bolcheviks dans de nombreux domaines au début de l’ère soviétique.

Ce système peut-il survivre, se développer ?

Un tel « capitalisme de guerre » ne peut survivre et se développer durant des décennies. L’agression de l’Ukraine et les sanctions imposées par l’Occident contre la Russie ont créé un environnement hostile au progrès économique. Trois tendances méritent d’être examinées si l’on se hasarde à imaginer l’avenir de la Russie.

La première est celle d’une économie de plus en plus primitive. Avec le départ des entreprises occidentales de Russie, certaines branches d’activités essentielles cessent purement et simplement d’exister et ne peuvent être relancées que par la Chine (comme le secteur de l’automobile). Dans de nombreux autres domaines, la Russie manque cruellement de compétences essentielles. Pour l’aviation, par exemple, aucun avion Soukhoï « de fabrication entièrement russe » n’a encore décollé – le dernier test a été réalisé avec des moteurs français[16] – et les avions européens volés sont actuellement en maintenance en Iran[17]. La production artisanale de substituts pour les produits occidentaux ou pour les pièces de rechange nécessaires à leur fonctionnement est donc en plein essor.

Les citoyens russes « ordinaires » passent quant à eux à des produits moins avancés dans presque tous les domaines, des médicaments jusqu’aux moyens de transport (c’est déjà visible dans les campagnes, où l’on peut voir beaucoup de nouveaux véhicules chinois), en passant par les smartphones et les vêtements. Dans toutes ces catégories, la part des entreprises chinoises sur le marché russe atteint[18] à présent entre 50 % et 90 %. Les secteurs d’activité fondamentaux vont également être touchés : l’équipement occidental est vieillissant et devrait devenir obsolète dans trois à cinq ans, faute de l’entretien nécessaire. Sont ainsi jetées les fondations d’une Russie complètement dépendante de la Chine d’ici le début des années 2030.

La deuxième tendance à relever est l’effondrement du capital humain, du fait des pertes de guerre (des analystes indépendants estiment le nombre de militaires tués au combat à au moins 50 000, les Ukrainiens affirmant que ce chiffre pourrait être supérieur à 200 000), d’une émigration de masse (plus d’un million de personnes[19] depuis l’invasion de l’Ukraine) et de la baisse de la natalité (en 2023, le nombre de naissances dans le pays a atteint son niveau le plus faible depuis 25 ans, soit 105 000 à 110 000 par mois, d’où la présence récurrente de la question dans les discours du président).

Le déclin naturel de la population russe dépassait les trois millions de personnes entre 2017 et 2022. Quant à l’apport d’immigrants d’États post-soviétiques, perçu comme une sorte de recours, il a drastiquement chuté pour deux principales raisons : la chute du rouble rend moins gratifiant le travail en Russie, et les autorités russes ont ouvert la chasse aux immigrants pour les recruter et les envoyer au front.

Autre point important : la régression spectaculaire de la qualité de la science, de l’éducation et des soins de santé dans le pays – les chercheurs étant poursuivis par les services spéciaux pour toute coopération scientifique ordinaire avec des partenaires étrangers. Des professeurs d’université sont évincés de leurs établissements (plusde 700 maîtres de conférences ont quitté l’École des hautes études en sciences économiques[20] ces dernières années) et des médecins hautement qualifiés quittent leurs hôpitaux pour cause de mauvaise gestion ou de salaires trop bas. La baisse de capital humain pourrait, sur le long terme, coûter davantage à la Russie que les pertes financières immédiates engendrées par le conflit actuel.

Troisième tendance : la détérioration globale du capital de la Russie. En déclenchant la guerre et en se résolvant au « capitalisme de guerre », le Kremlin a perdu toute capacité d’entraver, ou de ralentir, la dérive de la Russie vers un militarisme et un impérialisme croissants, ainsi que le démantèlement des principes et institutions mis en place (ou qui se mettaient en place) dans le pays depuis le milieu des années 1990. D’abord envisagée comme une entreprise ponctuelle, la guerre contre l’Ukraine s’est transformée en toile de fond de la quasi-totalité des décisions du régime[21]. Les dépenses gouvernementales afférentes à la guerre bénéficient à la fois aux entreprises et aux consommateurs ; et l’état d’urgence, toujours pas déclaré de jure mais introduit de facto, est désormais l’environnement naturel dans lequel opèrent les gouvernants. La nationalisation et la confiscation d’actifs d’entreprises étrangères sont devenues si attrayantes[22] que les tentatives de mainmise sur les propriétés d’entrepreneurs russes considérés comme « pas assez loyaux » au Kremlin se multiplient. Une redistribution massive de fonds semble donc inévitable dans les années à venir. La Commission européenne a pris une sage décision en préconisant[23], en septembre, de ne plus appeler les Russes riches « oligarques » : le phénomène pourrait bientôt disparaître de lui-même. L’illégalité qui caractérise le régime de Poutine depuis des années pourrait devenir son attribut le plus manifeste.

Tout ceci permet d’avancer que l’économie et la société russes vont rencontrer de grandes difficultés dans l’avenir – même si sans doute pas dans l’avenir immédiat. D’ici la fin des années 2020, le pays va perdre une portion non négligeable de sa capacité industrielle d’avant-guerre, avec un PIB qui pourrait se contracter de 10 % à 15 % avant la fin de la décennie ; la population russe va diminuer d’au moins 5 à 6 millions de personnes par rapport aux estimations actuelles ; la monnaie nationale pourrait se déprécier de moitié par rapport aux monnaies internationales majeures.

Pourtant, comme l’auteur de ces lignes l’avançait en 2013[24] puis en 2021[25], on ne voit pas le risque existentiel auquel le régime actuel pourrait se trouver confronté. Quel que soit le résultat du conflit avec l’Ukraine, le Kremlin dispose d’assez de moyens pour expliquer à ses sujets qu’il doit être considéré comme le cours acceptable des événements – en d’autres termes : le seul possible. Dans les années qui viennent, le peuple russe deviendra sans doute encore plus traditionaliste et conservateur qu’il ne l’est actuellement, du fait de l’exode des personnes les plus indépendantes d’esprit et des entrepreneurs autodidactes, et de la résurgence de sentiments revanchistes si le pays en venait à perdre la guerre ou à ne pouvoir aligner de succès suffisant. La grande réussite de Poutine de ces dix dernières années est qu’il est parvenu à déconnecter le soutien populaire d’une amélioration de la situation économique. Aujourd’hui, nombre d’experts russes jugent le régime instable, estimant que « tout peut changer en l’espace de trois jours en Russie », mais le système de Poutine ne pourrait tomber que confronté à une récession beaucoup plus profonde que celle à laquelle nous pouvons nous attendre.

Les perspectives de court terme semblent être beaucoup plus encourageantes pour le régime. En 2023, l’économie russe est sur le point de renouer avec la croissance, alimentée par les fonds publics. La majeure partie de cette croissance est générée par la production militaire et par des projets de construction gigantesques, principalement dans les territoires ukrainiens occupés et dans l’Extrême-Orient russe. Comme mentionné supra, ceci pourrait entraîner le PIB de la Russie à un niveau supérieur à celui de 2021 avant la fin de cette année, alors même que la plupart des experts n’envisageaient pas que cela soit possible avant 2025-2026, au mieux.

Le taux de croissance pour 2024 et 2025 pourrait atteindre 1,5 % ou 2 % : le gouvernement ne compte pas réduire ses dépenses militaires (les industries russes pourraient avoir besoin de cinq à sept ans pour réapprovisionner les réserves d’armes et de munitions, et revenir aux niveaux d’avant-guerre) et continuera à dépenser des milliards en projets d’infra-structures. La plupart des Russes verront leurs revenus réels croître du fait de la pénurie de main-d’œuvre, en particulier de main-d’œuvre qualifiée, et des versements massifs aux soldats du front et aux familles des morts au combat (entre 1 200 et 1 600 milliards de roubles par an, soit près de 3 % des salaires annuellement payés dans le pays[26]). Le gouvernement pourrait encore recourir à d’énormes déficits budgétaires, la dette publique restant faible – moins de 15 % du PIB –, mais le ministère des Finances a récemment annoncé que, d’ici 2024, le déficit du budget fédéral pourrait être limité à 0,7 % du PIB, les prix du pétrole continuant d’augmenter.

Ainsi, la Russie dispose sans doute de tout ce dont elle a besoin pour poursuivre sa guerre d’agression, si ce n’est indéfiniment du moins quelques années encore, sans risquer une baisse considérable du niveau de vie de ses citoyens ou des déficits budgétaires dramatiques. Nul ne doit donc s’attendre à ce que cette guerre s’arrête pour des raisons économiques.

Implications pour l’économie régionale et internationale

Sans qu’il soit question de surestimer l’importance d’organisations russes ou inspirées de la Russie, comme l’Union économique eurasiatique ou les BRICS, il semble que le changement de cap russe puisse produire quelques évolutions économiques internationales, avant tout dans le sens d’une « séparation » entre les puissances plus pro-occidentales et celles qui se méfient de l’Occident. Le « pivot vers l’Est » de la Russie (en l’occurrence, son rapprochement de la Chine) confortera la Chine dans ses perspectives stratégiques dès lors que Pékin se sait un allié indispensable pour la Russie, représentant jusqu’à 30 % des exportations du pays, lui fournissant presque tous ses véhicules particuliers neufs, ses smartphones, ses ordinateurs, ses équipements de communication mobiles… L’idylle sino-russe renforce le rôle du yuan à l’international, puisque Moscou estime qu’il s’agit désormais de la seule monnaie de réserve fiable.

Le transfert des exportations de pétrole russe de l’Europe de l’Ouest vers l’Asie de l’Est et du Sud va entraîner l’apparition de nouvelles plate-formes de commerce du pétrole et d’un nouvel indice du pétrole en yuan, plutôt qu’en dollar, qui pourrait affecter l’ensemble de l’architecture des échanges mondiaux de pétrole. Parallèlement, la crainte de l’essor de la Chine et l’aliénation croissante de la Russie pourraient inciter nombre de pays post-soviétiques à réviser leurs alliances, et à opter pour une coopération renforcée avec l’Occident en général et l’Union européenne en particulier. On peut ici penser au Kazakhstan, qui pourrait se trouver privé de ses voies traditionnelles d’exportation de son pétrole, liées à la Russie ; mais aussi à l’Arménie, déçue par l’engagement de la Russie à ses côtés ; et même à la Turquie, qui pourrait préférer une intégration à l’Union européenne aux bénéfices du « hub de gaz naturel » proposé par les dirigeants russes.

La guerre d’Ukraine et ses conséquences économiques pourraient dès lors contribuer à la mise en place de frontières plus évidentes entre « l’Occident » et « le reste du monde », et à une plus grande régionalisation de ce qui était hier vu comme un monde globalisé.

* * *

La guerre russe contre l’Ukraine remet nombre de certitudes en question, mais sans doute beaucoup plus dans le champ géopolitique qu’en matière économique. À compter du début des années 2020, la Russie est devenue un acteur majeur du marché des matières premières, approvisionnant le monde en pétrole, charbon, gaz naturel, métaux, uranium, céréales et engrais. Mais, contrairement à la Chine et à d’autres pays industrialisés, elle n’a jamais été une partie distincte des chaînes de production internationales. D’où deux conséquences importantes. La Russie a pu résister aux sanctions occidentales puisque ses produits pouvaient être vendus quasiment partout et que leurs prix fluctuaient moins qu’en d’autres circonstances (comme la crise financière mondiale de 2008-2009 ou la pandémie de 2020-2021). D’autre part, l’Europe et le monde occidental en général ont presque pu ignorer la disparition de la Russie de la carte économique mondiale. Les Européens ont ouvert la voie en réussissant à réduire leur dépendance du gaz, du pétrole et du charbon russes, respectivement de 38,5 % à 12,9 %, de 29,2 % à 2,3 % et de 45 % à 0 % entre l’été 2021 et l’été 202327. À mesure que la guerre dure, l’Europe devrait se préparer à cesser toute coopération économique avec la Russie pour les années à venir, la guerre contre l’Ukraine devenant totalement incompatible avec tout type de relations commerciales.

La Russie des années 2020 est économiquement plus proche de l’Asie et des pays du Sud que de l’Europe et de l’Occident. Cette évolution demandera un temps d’adaptation, mais l’Occident devrait se préparer à l’avènement d’une ère de régionalisation économique et à la nécessité d’élargir sa propre « sphère d’influence ». Tandis que la Russie forge son alliance incertaine avec la Chine, l’Union européenne devrait s’efforcer d’accueillir les nouveaux candidats dans une « union toujours plus grande » et de consolider ses positions à l’est du continent, d’où la Fédération russe s’est délibérément retirée. L’impuissance du Wandel durch Handel devrait constituer une des grandes leçons apprises par l’Occident au XXIe siècle. Il faudra du temps avant que la Russie ne reconnaisse qu’elle s’est fourvoyée, et qu’elle ne retrouve une quelconque normalité. Mais la nouvelle confrontation, tant politique qu’économique, pourrait s’apparenter à la guerre froide et se conclure de la même façon : par le déclin économique de l’adversaire…

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