Le conflit Israël-Hamas reste pour l’instant limité à ces deux seuls belligérants. Le risque d’une entrée pleine et entière du Hezbollah dans cette confrontation revêt une importance stratégique clef. Le papier inventorie les actions et l’arsenal de l’organisation, prélude à une analyse des intentions pouvant être inférées des discours de ses dirigeants comme de son positionnement local et régional.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Jean-Luc Marret « Le Hezbollah après le 7 octobre 2023 : position et capacités », FRS. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’FRS.
Le discours du chef du Hezbollah – le cheikh Nasrallah – le 3 novembre 2023[1], peu ou prou confirmé par celui du 11 novembre, a enfin exprimé officiellement la position du Hezbollah au sujet du conflit qui oppose Israël et le HAMAS. Cette position peut se résumer ainsi, au-delà des considérations plus générales ou, au contraire, contextuelles que contient le discours : le Hezbollah renouvelle – sans surprise – une solidarité de principe en faveur du HAMAS, mais sans participation militaire active systématique. Le ton belliqueux employé par Nasrallah semble avoir satisfait la foule de ses militants, ainsi que ce qu’il est convenu d’appeler la « Hezbollah-sphère » sur les réseaux sociaux (toujours active, à la différence de celle du HAMAS, en nette extinction). Mais si elle est bien faite pour plaire, cette position est aussi protectrice : elle ménage le futur du Hezbollah, tout en le laissant à l’avant-garde de la lutte contre Israël (« la Résistance »). En lien avec l’Iran, la position de cette organisation semble ainsi consister, pour l’instant, à réserver pour des jours « pires » – c’est-à dire pour d’autres scénarios – l’emploi intensif de sa branche armée.
La situation à la frontière avec Israël
Le paradoxe est que cela ne signifie pour autant pas que les capacités militaires du Hezbollah ne sont pas engagées – à la frontière du Liban-sud – dans des actions militaires ponctuelles, actives ou réactives, contre Tsahal. Dès les heures qui ont suivi l’attaque du HAMAS, et depuis lors d’une manière régulière, les combattants du Hezbollah ont ainsi procédé à des actions contre l’armée israélienne. Leurs modalités ainsi que les cibles choisies sont spécifiques et, d’ailleurs, indicatives des points forts et points faibles tactiques du Hezbollah :
- Emploi ponctuel de quelques missiles antichar. Le Hezbollah est réputé posséder des missiles antichar en grands nombres. Ces systèmes d’armes sont iraniens pour la plupart, en particulier le système Dehlavieh, souvent considéré comme une copie sans licence du système anti-char russe Kornet-E, mais aussi des roquettes Fadjr-1 HE, elles- mêmes copies iraniennes de modèles chinois.
- Utilisation de roquettes et munitions diverses (copies de modèles chinois et autres).
- Utilisation de drones Ababil-2T et autres variantes de drones (DJI).
Jusqu’à présent ses attaques ont surtout visé des cibles de Tsahal (pylônes d’observation, centre d’écoutes, etc.), ce qui, au regard des pratiques anti-civiles récentes du HAMAS, reste une différence notable qui dénote – pour l’instant et qu’on le veuille ou non – une certaine « retenue » tactique.
Structures et territorialisation du Hezbollah
Le Hezbollah, organisation locale avec des réseaux mondiaux[2], a des arguments militaires notables à faire valoir : doté d’un territoire et d’une « population cliente » plus importants que ceux du HAMAS, il possède une représentation parlementaire élue et une profondeur stratégique incomparablement plus favorable que celle du HAMAS. Ce dernier aspect constitue un critère sécuritaire décisif : le Hezbollah bénéficie de soutiens logistiques réguliers par air et terre de l’Iran, ainsi que de facilités diverses, via la Syrie (par exemple la base aérienne syrienne BA T4 Tiyas). Une partie de l’activité de l’aviation israélienne consiste d’ailleurs à frapper régulièrement des cibles en Syrie, d’où arrivent, partent ou où sont stockés certains matériels (y compris les plus lourds) à destination du Hezbollah.
Cette organisation, dont seule la « branche armée » est considérée comme terroriste par l’Union européenne (ce qui amène certains acteurs politiques à travers le monde, notamment aux États- Unis et en Israël, à exiger une désignation totale[3]), a aussi, avec le temps, développé des structures de commandements (C4I) particulièrement redondantes et durcies. En mission d’étude au Sud-Liban, l’auteur de la présente note a constaté combien ses structures – y compris, bien sûr, à Beyrouth – pouvaient être élaborées, redondantes et très bien gardées (veille statique et surveillance mobile) par des militants ou sympathisants (y compris des enfants) faisant le guet par cercles concentriques autour des sites sensibles ou des points critiques du quartier chiite de Beyrouth ou du Sud Liban (Saïda)[4] . On signalera ici un double paradoxe typique du Hezbollah : une culture de la clandestinité qui implique la mise en œuvre de mesures de sécurité très contraignantes pour la protection des principaux dirigeants de l’organisation et dans le même temps – signe d’une importance accrue accordée à la vie politique locale –, une divulgation plutôt élargie de l’organigramme politique de l’organisation, ce qui dans le passé ne fut pas toujours le cas. De ce point de vue, le Hezbollah est une organisation politique qui conserve des pratiques héritées à la fois des « mouvements de libération » des années 1970 et du contre-renseignement, en particulier iranien et syrien, et qui en même temps est engagée pleinement dans la vie politique libanaise.
Le précédent de la guerre de 2006
Le Hezbollah possède de surcroît des capacités– et une réputation – militaires sans commune mesure avec celles du HAMAS – cette dernière organisation a d’ailleurs régulièrement trouvé dans le Hezbollah une source d’inspiration (guérilla urbaine, militarisation des pratiques, durcissement de ses structures de commandement, divers aspects technologiques et opérationnels, formation tactique), etc.
La guerre de 2006 contre Israël vit le Hezbollah, affrontant un adversaire largement supérieur à tous points de vue, préserver ses structures et empêcher la plupart du temps Tsahal d’atteindre la rivière Litani (il endommagera même un bâtiment israélien à l’aide d’un missile sol-mer). En revanche, tous ses armements pouvant frapper les populations civiles israéliennes (roquettes, missiles non balistiques, voire drones) et le recours à des moyens de violences terroristes (attentats à la bombe, terrorisme massif urbain, etc.) ne dissuadèrent pas Israël de lancer une offensive conventionnelle générale[5].
Certaines sources ouvertes de cette époque évaluaient le nombre de drones Ababil (d’origine iranienne) détenus par le Hezbollah à une douzaine[6]. L’aviation israélienne avait positionné des F-15 et des F-16 au-dessus de la mer, à l’ouest de la frontière libanaise, afin de pouvoir intercepter et abattre tout drone essayant de pénétrer son espace aérien en contournant le front principal terrestre[7]. Le Hezbollah possède désormais une gamme de drones beaucoup plus large – c’est même selon nous une des différences les plus notables entre 2006 et la situation actuelle.
Les drones du Hezbollah
Cet arsenal, certes difficile à quantifier – moins à évaluer qualitativement –, est l’indice de l’impossibilité pour le Hezbollah de posséder une aviation pouvant frapper Israël et du faible intérêt – compte tenu de la proximité géographique avec Israël – de posséder un arsenal de missiles balistiques de type SCUD et dérivés d’origine iranienne, à l’identique des Houthis. La première utilisation de drones par le Hezbollah d’une manière systématique et offensive – signe d’une maturité opérationnelle et, sans doute, d’une augmentation du nombre d’unités détenues ? – pourrait dater de septembre 2014, lorsque l’organisation fut réputée avoir utilisé un drone pour neutraliser un groupe de djihadistes sunnites liés au Front al-Nosra, en Syrie, dans la région frontalière du Qalamoun, près du Liban[8].
La guerre en Syrie aura d’ailleurs permis au Hezbollah d’approfondir sa maîtrise opérationnelle de l’emploi des drones, en particulier civils (type DJI), comme si cette organisation réservait les drones iraniens qu’elle possède pour des enjeux plus existentiels ou critiques (à savoir un conflit avec Israël), au même titre que ses roquettes ou ses missiles les plus performants [9].
Pour le reste, la réalité quotidienne des drones du Hezbollah face à Israël échappe à une observation extérieure systématique. Il est vrai aussi que le Hezbollah « optimise » parfois sa propagande, en faisant passer des images prises par des vols de drones du côté libanais pour des images de survol du territoire israélien[10]. Quoi qu’il en soit, il semble que des drones du Hezbollah – ou estimés comme tels par Israël – survolent régulièrement le territoire israélien, entre provocation à finalité politique ou de propagande, collecte de renseignement tactique et « testing » des défenses israéliennes.
Si de nombreux acteurs – Israël en particulier – ont intérêt à entraver par tous les moyens le développement capacitaire du Hezbollah (et du HAMAS) en matière de drones comme en d’autres domaines, les drones iraniens que possèdent les Houthis pourraient donner – en creux – des indications sur ce que l’Iran est à même de fournir au Hezbollah. Signalons aussi qu’en plus des structures dédiées des Pasdarans, l’armée de l’Air iranienne a créé une école militaire de pilotage de ses drones en 2019, ce qui offre potentiellement une structure d’entraînement supplémentaire aussi bien au Hezbollah qu’au HAMAS.
Une des questions sensibles actuelles est en réalité la suivante : l’Iran est en constante production d’innovation en matière de drones et de munitions rôdeuses – ainsi le Meraj-521, présenté en octobre 2022, semble avoir une conception très similaire à celle du Switchblade 300 du fabricant américain AeroVironment et à celle du drone chinois Rainbow CH-901. Les constructeurs iraniens paraissent avoir encore une fois procédé par retro-engineering, et collecté des composants via des filières duales, légales ou illégales. Plus récemment encore, l’Iran a présenté un modèle plus lourd – le Meraj-532. Ces deux systèmes présentent un intérêt capacitaire évident (anti-combattants et anti-blindés) pour une organisation comme le Hezbollah, et il doit être envisagé qu’ils soient fournis un jour ou l’autre par l’Iran à cette organisation – les seules limites étant la capacité de production et le souci d’en doter d’abord l’armée iranienne et les Pasdarans (voire la Russie en guerre).
Perspectives globales de sécurité
Rester sur sa posture affichée actuelle tout en se renforçant permet au Hezbollah d’illustrer à la perfection la position iranienne actuelle : une guerre régionale ne semble pas le chemin privilégié à ce stade. En revanche, l’accent est mis sur la dénonciation des Etats-Unis comme « fauteurs de guerre » (ce qui est apparu explicitement dans le discours de Nasrallah) et de nombre de régimes arabes, désignés comme « complices », ce qui exerce une pression politique sur des régimes parfois fragiles ou en tout cas soucieux de stabilité intérieure. Cette dénonciation, associée par exemple à la proposition iranienne renouvelée récemment d’un boycott musulman économique contre Israël, souligne le caractère politico-diplomatique des priorités iraniennes du jour : incarner la principale puissance islamique contre Israël face à des régimes présentés comme « collaborateurs » et obtenir si possible une remise en cause des accords d’Abraham (avec en perspective la fin des sanctions et un accord sur son programme nucléaire).
Il est une autre variable que le Hezbollah doit prendre en compte, celle-ci nationale, et qui ne doit pas être sous-estimée : la situation intérieure libanaise. La classe politique libanaise, sur un large spectre, a en effet exprimé sa crainte d’un embrasement généralisé et a appelé le Hezbollah à une forme de retenue.
Au final, la perspective d’un incident frontalier substantiel (mais « accidentel ») à la frontière israélo-libanaise paraît à ce jour le principal risque de remise en cause de la retenue du Hezbollah (mais aussi d’Israël). En revanche, la redéfinition d’objectifs de sécurité par les belligérants est une possibilité qui exige d’être évoquée par principe de précaution : s’occuper militairement du Hezbollah, si le HAMAS finit par être démantelé d’une manière à peu près définitive (ce qui n’est pas encore prouvé), peut ainsi être une tentation pour Israël. Du point de vue du Hezbollah, deux écueils sont à éviter : ne rien faire et être perçu de manière négative par certains ; agir et risquer de subir le sort émergent du HAMAS.
References
Par : Jean-Luc MARRET
Source : Fondation pour la recherche stratégique