Les Houtistes et la mer Rouge

Mis en ligne le 28 Nov 2024

Les Houtistes et la mer Rouge

Les attaques menées par les Houtistes en mer Rouge depuis la fin 2023 constituent un renversement des rapports de forces que l’auteur s’attache à analyser. Outre une mise en perspective historique, son papier aborde ce renversement des rapports de forces à des échelles géographiques tant locales, régionales qu’internationales. L’auteur considère et interroge également les perceptions et représentations de la mer Rouge au sein de ces groupes houtistes, mais également les finalités recherchées comme les récits déployées, comme autres clefs de compréhension.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Alexandre Lauret, « Les Houtistes et la mer Rouge », IRSEM, Étude n°118 / 2024. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IRSEM.

Le 19 octobre 2023, les rebelles yéménites houthistes[1] créent la surprise en attaquant Israël, à la suite de la réponse de l’État hébreu aux attaques du Hamas du 7 octobre précédent. Un mois après, le 19 novembre, les houthistes abordent un navire marchand lié à Israël, le Galaxy Leader. Les rebelles filment leur abordage aérien grâce à des caméras embarquées : ils arrivent en hélicoptère, débarquent sur le pont du navire, s’encouragent par des cris de guerre haineux à l’encontre d’Israël et du peuple juif. En quelques minutes seulement, les houthistes prennent le contrôle du navire – sans affrontement – et le détournent avec son équipage vers Hodeïda, le principal port qu’ils contrôlent. Depuis, les rebelles houthistes ont attaqué à l’aide de missiles (antinavires ou balistiques) et de drones plus d’une centaine de navires marchands et militaires sans véritablement atteindre leurs cibles. Toutefois, le 18 février 2024, ils lancent deux missiles contre un autre navire marchand, le MV Rubymar. Touché à la salle des machines, le bâtiment, transportant plus de 22 000 tonnes d’engrais à base de sulfate et de phosphate d’ammonium, commence à chavirer. Si le personnel à bord est évacué vers Djibouti, l’épave dérive lentement vers les côtes yéménites en déversant 200 tonnes de fuel et 80 tonnes de diesel tout le long du littoral[2]. Après avoir formé une marée noire de plus de 40 kilomètres, le navire finit par couler au large de la cité portuaire de Mocha, empêchant un remorquage.

La victoire des houthistes sur ce navire marchand provoque une catastrophe environnementale régionale fragilisant l’écosystème de la mer Rouge. Bien que l’épave n’ait pas encore déversé ses 22 000 tonnes d’engrais, la marée noire qui ne cesse de s’agrandir représente un danger pour le demi-million de Yéménites vivant de la pêche et, plus généralement, pour les 7 millions de personnes habitant la plaine côtière de la Tihama[3]. Dès le mois de mars 2024, les conséquences se font sentir sur les pêcheurs yéménites de certaines cités du littoral comme Mocha ou Dhubab[4]. La pollution marine et la peur d’aller pêcher entraînent la diminution des captures halieutiques et donc des moyens de subsistance et des activités économiques des populations du littoral. Cette crise environnementale renforce la vulnérabilité de populations déjà meurtries par dix années d’une guerre civile ayant fait près de 400 000 morts et plus de 21 millions de personnes nécessitant une assistance d’urgence (épidémie de choléra, malnutrition, famine, insuffisance des soins, etc.)[5].

Loin de ces préoccupations humaines et environnementales, les houthistes poursuivent leur combat en mer Rouge sans se soucier des conséquences. Début mars, un de leurs missiles finit par tuer trois marins du navire True Confidence. Quelques jours plus tard, plusieurs câbles sous-marins en mer Rouge, par lesquels transitent près de 20 % des connexions internet dans le monde, sont endommagés. Des versions divergentes de cet événement circulent. Certains articles de presse affirment que, tout en dérivant, l’ancre du Rubymar aurait raclé les fonds marins et détruit les câbles[6]. D’autres versions locales évoquent, quant à elles, l’ingéniosité des houthistes[7]. Ces derniers, ne disposant pas des armes et des équipements nécessaires pour sectionner les câbles, auraient sciemment tiré sur la chaîne de l’ancre du navire afin de la faire couler, la transformant ainsi en une lame capable de trancher les câbles sous-marins. Le récit est astucieux, il montre comment le narratif houthiste justifie leurs actions et valorise la ruse et la débrouillardise déployées dans un contexte d’insuffisance technique ou militaire. Derrière ces récits, se profile surtout la figure ambivalente des houthistes : certains y voient des pirates et des agresseurs d’un nouveau genre quand d’autres les qualifient de stratèges et de héros populaires d’une Palestine abandonnée de tous[8], à commencer par les pays arabes.

Les conséquences des interférences houthistes en mer Rouge ne se sont pas fait attendre sur cette route maritime où transitent près de 15 % du commerce maritime mondial et plus de 40 % du transport maritime par conteneurs. Dès les premières frappes des rebelles, les grandes compagnies occidentales de transport maritime (Maersk, CMA CGM, MSC, Hapag-Loyd, etc.) déroutent la plupart de leurs navires de la mer Rouge jugée trop dangereuse, malgré la présence de navires militaires occidentaux assurant tant bien que mal la protection du passage. Le détour par le cap de Bonne-Espérance au sud de l’Afrique entraîne simultanément l’augmentation des prix du transport maritime et du baril de pétrole[9] tandis que le cours de la Bourse des armateurs bondit de plus de 20 %[10]. Face à l’envolée des prix et pour restaurer la sécurité du passage en mer Rouge, une coalition menée par les États-Unis et le Royaume-Uni lance l’opération militaire Gardien de la prospérité[11]. Le 12 janvier 2024, la coalition frappe une quinzaine de sites militaires houthistes au Yémen (voir Carte 1 : La bataille de la mer Rouge 2023-2024). Au mois de février 2024, l’Union européenne lance à son tour sa mission de protection du trafic maritime en mer Rouge, Aspide, sous commandement grec[12], à laquelle la France participe[13].

La prédominance des pays occidentaux au sein des deux coalitions, les États-Unis et la France en tête, conforte les houthistes dans leurs prises de parole politiques anti-occidentales. Leur slogan – « Dieu est le plus grand. Mort à l’Amérique. Mort à Israël. Malédictions sur les Juifs. Victoire à l’islam[14] » – n’a pas échappé aux journalistes et aux analystes occidentaux qui ont commenté la vidéo de l’abordage aérien du Galaxy Leader. Afin de confirmer leur slogan, l’un des porte-parole des houthistes, Mohammed al-Bukhaiti, précise que leurs frappes ne visent que les navires affiliés à Israël en laissant planer le doute sur ceux de l’Occident tout en assurant un passage sécurisé aux navires des autres puissances, principalement la Chine et la Russie[15]. Présentée initialement comme un argument coercitif visant à mettre fin à la situation tragique dans la bande de Gaza, cette différence de traitement géopolitique a pourtant d’ores et déjà influencé les représentations mondiales à propos des houthistes. Elle les a extraits de leur contexte national, celui de la guerre civile du Yémen, pour leur donner une résonance mondiale au travers de brèves journalistiques et d’analyses qui omettent bien souvent de présenter le contexte yéménite pour mettre en avant leur affrontement contre l’Occident. De simples protagonistes d’un conflit oublié[16], les houthistes deviendraient une menace internationale et leur ralliement à l’axe de la résistance iranien au printemps 2024 viendrait confirmer cette idée.

Les Houtistes et la mer Rouge
La bataille de la mer Rouge (2023-2024)
Cette étude vient en contrepoint de ces analyses. Elle souhaite montrer que l’intervention des houthistes en mer Rouge dépend avant tout de leur agenda politique interne au Yémen et de leur quête d’hégémonie – pour ne pas dire de légitimité politique – dans le contexte de la guerre civile. Cette étude analyse ainsi le rapport qui existe entre les rebelles houthistes et la mer Rouge à travers leur histoire, leurs récits, leurs discours et leurs actions autour de leurs revendications politiques nationales depuis le XXe siècle. En effet, les revendications houthistes concernant un accès à la mer Rouge ne sont pas nouvelles ; elles peuvent être perçues comme l’une des causes premières du conflit civil au Yémen[17]. Notre hypothèse est donc que l’objectif des attaques en mer Rouge n’est pas tant de soutenir la Palestine – le soutien étant autant instrumentalisé que réel – que d’assurer une légitimité politique à l’échelle locale, nationale et internationale à ces rebelles devenus les autorités d’un État paria.

Afin de comprendre l’importance et le rôle de la mer Rouge dans la construction politique des houthistes, cette étude expose dans une première partie le contexte historique particulier du Yémen tout au long du siècle dernier. Particulier, car l’histoire du pays s’inscrit dans une alternance de périodes de fermeture et d’ouverture forcée à la mondialisation par sa position géographique et maritime au carrefour de routes commerciales. Au terme de cette première partie, la guerre civile du Yémen apparaît comme l’une des conséquences de ce rapport à la mondialisation. Les actions récentes des houthistes en mer Rouge permettent de s’intéresser, dans une deuxième partie, au narratif du martyre que leurs porte-parole convoquent en permanence faisant la liaison entre la famille « héroïque » Al-Houthi, le destin tragique du Yémen victime de la mondialisation et la situation tragique à Gaza. Ce parallélisme des récits du martyre révèle la façon dont les houthistes construisent leur propre récit de domination. En effet, s’ils étaient délégitimés sur la scène politique intérieure malgré leurs victoires militaires, leur soutien à la Palestine leur donne un nouvel essor populaire et politique dont ils tirent l’esquisse d’un nouvel État yéménite fondé sur le potentiel de nuisance en mer Rouge. La troisième partie montre enfin comment la mer Rouge devient pour les houthistes un espace de souveraineté à partir duquel ils négocient leur rapport au monde en poursuivant deux objectifs : la reconnaissance internationale et une rente économique.

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References[+]

Par : Alexandre LAURET
Source : IRSEM


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