L’auteur prend appui sur la théorie du « Heartland », mise en exergue par les travaux de différents géopoliticiens, et sur l’adhésion qu’y manifestent les Etats-Unis. Son papier ainsi illustré met en perspective historique et géographique la manœuvre stratégique globale américaine en Eurasie, depuis les origines des Etats-Unis. Le conflit actuel en Ukraine, et ses conséquences eurasiennes sont ensuite éclairés, à l’aune de cette mise en perspective et des mouvements tectoniques géopolitiques à l’œuvre en Asie, entre Russie, Chine, Corée du Nord et Iran, singulièrement.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Jean-Claude Allard, « Impasse stratégique américaine en Eurasie ? », IRIS. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IRIS.
La constitution d’une alliance en Eurasie (Heartland) est une menace, décrite par le géographe Harold Mackinder dès 1903, pour la puissance de la mer qu’est l’Empire britannique. Cette masse continentale est historiquement le foyer de multiples et puissantes civilisations. L’émergence d’un ensemble politique, économique, militaire fort peut, selon lui, menacer le Royaume-Uni, puissance maritime dont l’économie repose sur les débouchés qu’offre le continent eurasiatique. Deux États occupent une place majeure sur ce continent : l’Allemagne pour sa puissance industrielle, technologique et financière, et la Russie pour son immensité et ses réserves considérables de matières premières et énergétiques. Tout rapprochement entre ces deux États constitue une menace majeure pour la puissance maritime britannique.
Lorsque les États-Unis des Treize colonies eurent fini de se constituer, sur le continent nord-américain, un vaste empire territorial dont ils tireront les ressources pour hisser leur économie à la première place mondiale, ils deviennent une puissance maritime tournée vers le marché eurasiatique et vers la domination des mers pour sécuriser leur commerce[1]). Les États-Unis nouvellement créés vont alors progressivement supplanter la puissance navale britannique.
La stratégie américaine de contrôle du Rimland
Ils adhèrent, pour leur propre compte, à l’analyse de Mackinder reformulée par l’Américain Nicholas Spykman et enrichie de réponses. Spykman souligne le rôle que jouent les franges maritimes de l’Eurasie (Rimland) dans la défense de la puissance mondiale américaine contre le Heartland, dès lors que les États-Unis peuvent les contrôler. À partir de 1917, la création puis l’expansion territoriale continue de l’Union soviétique, et sa volonté d’impérialisme politique avec la création du Komintern et sa mission d’endoctrinement. « « Allez aux masses ! » tel est le cri de guerre que le troisième Congrès lance aux communistes de tous les pays ! Préparez-vous aux grands combats ! » confirme cette menace et en font un ennemi déclaré de la démocratie américaine. La mise sous tutelle des démocraties populaires de l’Est européen (1945), la bombe nucléaire soviétique (1949), la création du pacte de Varsovie et le ralliement de la Chine au communisme (1949) donnent une puissance inégalée au Heartland.
Les États-Unis sont alors à la manœuvre pour mettre en œuvre une stratégie de contrôle voire de saisie de ces espaces. Stratégie du containment (doctrine Truman – 12 mars 1947) sous-tendue par l’idée que, si les pays d’Eurasie et leurs vastes potentiels de puissance étaient réunis sous un même pouvoir politique, les « perspectives de survie des États-Unis en tant que nation libre deviendraient très réduites[2] ».
En 1997, Zbigniew Brezinski propose une stratégie destinée à assurer la pérennité de l’hégémonie américaine sur le monde[3]). L’Union soviétique s’est effondrée, les États-Unis sont désormais une hyperpuissance incontestée selon les termes d’Hubert Védrine, mais pour Brezinski, la Russie reste le « trou noir » qu’il s’agit d’une part d’isoler en utilisant l’Europe de l’Ouest comme « tête de pont de la démocratie » et d’autre part de contenir dans ses choix d’alliances et de lui interdire de déboucher sur le Rimland. Il montre aussi que l’Ukraine est indispensable à la Russie pour être un empire et qu’il faut donc l’arracher aux griffes russes. Or, pour la Russie, même affaiblie, voire même surtout affaiblie, la neutralité de l’Ukraine est non négociable.
Brezinski précise : « Même si une alliance stratégique solide de la Russie avec la Chine ou avec l’Iran a peu de chances des se concrétiser, l’Amérique doit éviter de détourner Moscou de son meilleur choix géopolitique[4])».
Le « meilleur choix géopolitique » est pour lui un rapprochement de la Russie avec l’Occident aux conditions qu’elle mette en œuvre un processus de démocratisation de ses institutions et de libéralisation de son économie. Dès lors, la Russie abandonnerait sa politique impérialiste et le danger de voir se reformer un grand ensemble politique au cœur de l’Eurasie serait écarté.
L’URSS, puis la Russie sont continument la première préoccupation des États-Unis, comme le reflètent la récurrence et la portée des citations dans les stratégies de défense nationale (National Defense Strategy) depuis 1977, quel que soit le contexte soviéto-russe. À partir de George H.W. Bush, émerge en parallèle la volonté de promouvoir la démocratie et les droits humains, une autre façon de désigner la Russie comme un danger pour la démocratie, et une justification au soutien des mouvements d’opposition à l’empire du Heartland et des pays de ses franges maritimes. Commence la période des « révolutions de couleur », des projets d’élargissement de l’OTAN vers l’est et des interventions dans le monde au nom du « devoir d’ingérence », dans lesquelles les États-Unis jouent souvent un rôle en coulisse.
Les États-Unis ont donc mis en œuvre la stratégie proposée par Brzezinski pour contenir la Russie, selon toutes les lignes d’action proposées, jusqu’à la manière forte via l’Ukraine afin de voir « la Russie affaiblie au point qu’elle ne puisse plus faire le genre de choses qu’elle a faites en envahissant l’Ukraine ». Mais avec certainement un manque de prudence et de doigté dans la mise en œuvre.
Car de tous les conseils qu’a donnés Brezinski, le plus important est « […] l’Amérique doit éviter de détourner Moscou de son meilleur choix géopolitique ». Et de fait, la stratégie américaine n’a pas réussi à orienter la Russie vers la démocratie et le marché, et pire encore elle l’a poussée vers la Chine.
L’affrontement Russie contre États-Unis
Dans son discours lors de la conférence sur la sécurité de Munich en février 2007, Vladimir Poutine expose son analyse des problèmes de sécurité internationale, les buts qu’il poursuit et les moyens qu’il utiliserait pour les mettre en œuvre s’il n’arrivait pas à ses fins par la diplomatie. Il porte l’accusation directement sur les États-Unis « […] certaines normes et, en fait, presque tout le système du droit d’un seul État, avant tout, bien entendu, des États-Unis, a débordé de ses frontières nationales dans tous les domaines : dans l’économie, la politique et dans la sphère humanitaire, et est imposé à d’autres États. À qui cela peut-il convenir ? ».
Objectif politique et stratégie afférente sont contenus dans cette phrase : contester l’hégémonie globale américaine et pour cela rassembler autour de lui tous ceux à qui la « situation ne convient pas ».
Et l’on voit la Russie abandonner ses tentatives de rapprochement avec l’Occident pour créer un réseau d’alliances avec des pays hostiles, ouvertement ou secrètement, à la suprématie américaine. Elle met sur pied l’Organisation de coopération de Shanghai en 2001. Elle crée avec trois autres grands pays les BRIC (dont le premier sommet des chefs d’État en 2009 était à Ekaterinbourg), ils sont maintenant neuf et bien d’autres frappent à la porte. Elle approfondit la coopération avec la Chine commencée par le traité d’amitié de 2001 et scellée par la proclamation d’une « amitié sans limite », le 4 février 2022, peu avant que la Russie ne lance ses troupes sur l’Ukraine. Et, au fil de cette guerre, elle renforce ses alliances avec la Corée du Nord et l’Iran qui lui livrent armes et munitions, tout comme la Chine. Chine qui de plus sert de pays relai, vers l’Occident et le monde, pour les exportations russes mises sous embargo par l’Occident.
Un rapide coup d’œil sur une carte montre l’étendue de cet espace de connivence au sein du Heartland, bien plus grand, bien plus puissant que l’Eurasie germano-russe craint par Harold Mackinder et Nicholas Spykman. Il est composé de trois puissances nucléaires, plus une en devenir ; il a de vastes ressources naturelles et énergétiques ; une immense population ; des capacités technologiques et industrielles. Certes, dans cet ensemble, Moscou peut être dominé par la Chine, c’est ce que beaucoup d’analystes soulignent, ou plutôt espèrent. Mais Vladimir Poutine a choisi en connaissance de cause. Avant d’être avalé par la Chine, si cela advient, il veut renverser les règles établies par les États-Unis, et il arrive à rassembler de plus en plus de pays à qui « cela ne convient pas ».
Le boulet de la guerre en Ukraine
Les États-Unis se sont mis dans une impasse en suivant la recommandation de Brezinski qui voyait dans l’Ukraine l’instrument de puissance de la Russie, et donc le centre de gravité à affaiblir. Alors que, avant de donner son assaut, la Russie a méthodiquement construit d’autres pivots en Asie et dans le monde, les États-Unis se sont concentrés sur l’affaiblissement de la Russie et ils ont fait de l’Ukraine le pivot de leur stratégie de containment de la Russie.
Un pivot qu’ils ont bien du mal à défendre aujourd’hui et qui, plus grave encore, contribue à lancer la dynamique d’un Heartland eurasiatique extrêmement menaçant et en consolidation depuis la guerre en Ukraine. La question qui doit tarauder les États-Unis voyant le drame arriver est : Comment sortir de cette impasse ukrainienne ? Et de façon plus pressante, comment casser le Heartland en construction ?
Les deux priorités stratégiques, parce que vitales sur le long terme, sont de casser l’alchimie sino-russe et de reprendre le contrôle d’un monde qui s’organise dans l’opposition comme le montre la dynamique des BRICS.
Dans ce schéma, le soutien à l’Ukraine est tout à la fois une nécessité pour démontrer la fiabilité des États-Unis à « la défense des démocraties alliées » et un boulet qui pèse d’autant plus lourd qu’il resserre les alliances au cœur du Heartland et que les capacités de combat ukrainiennes ne cessent de s’éroder.
L’actuelle administration ne peut que poursuivre sur sa lancée, d’autant plus qu’il ne lui reste que deux mois de pouvoir[5].
La prochaine administration, avec un président sans état d’âme mais affirmant vouloir défendre les intérêts des États-Unis et éviter les guerres, parait plus disposée à se concentrer sur les deux priorités stratégiques citées précédemment et à prendre ses distances avec la politique d’affaiblissement de la Russie via l’Ukraine. À l’Europe de soutenir l’Ukraine, avec des armements américains, puisque l’industrie européenne de défense est insuffisante. Aux États-Unis de renouer les liens avec un monde en décomposition pour y retrouver sa place.
References