Première stratégie de sécurité allemande : quels enjeux pour la France et l’Europe ?

Mis en ligne le 13 Déc 2022

Première stratégie de sécurité allemande : quels enjeux pour la France et l'Europe ?

Le conflit ukrainien, en bouleversant la perception de sécurité des Européens, provoque notamment une mue stratégique en Allemagne, qui ne laisse pas de retentir sur l’Europe et sur la France. L’autrice analyse ces enjeux portés par la première stratégie de sécurité allemande.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Gésine Weber, « Première stratégie de sécurité allemande : quels enjeux pour la France et l’Europe ? », IRIS. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le l’IRIS.

Pour la première fois, l’Allemagne entend se doter d’une stratégie de sécurité nationale esquissant son positionnement sur l’échiquier géopolitique et ses approches envers les défis stratégiques. Le cap choisi à Berlin aura des implications majeures pour la France et les partenaires européens, et tout particulièrement pour la construction de l’Europe de la défense.

Introduction

Il y a trois ans, l’hypothèse qu’une ministre des Affaires étrangères appartenant aux Verts puisse lancer le processus qui permette de doter l’Allemagne d’une stratégie de sécurité nationale aurait semblé plus qu’irréaliste. Or, cet objectif a été ancré dans l’accord de coalition, signé en décembre 2021, et sa réalisation a été accélérée par l’invasion russe de l’Ukraine, qui a profondément remise en question la doctrine stratégique allemande. S’étant appuyée en premier lieu sur son poids économique et réticent à l’emploi de la force militaire — voire même aux réflexions portant sur ce sujet — l’Allemagne n’a jamais eu une conceptualisation géopolitique ou géoéconomique des relations internationales, sa dépendance au gaz russe en témoigne. Cette approche et le pacifisme fortement ancré dans la société civile, expliquent également le manque d’investissement dans les forces armées, dont l’état, selon l’avis même de nombreux experts et militaires hauts gradés, est déficitaire.

L’agression de la Russie contre l’Ukraine a ainsi complément changé l’analyse allemande de l’environnement stratégique, forçant cette dernière à combler le vide stratégique en termes de pensée géopolitique. C’est dans ce contexte que le chancelier a prononcé le fameux discours dans lequel il annonçait une Zeitenwende, un changement d’ère de la politique allemande, qui se manifestera notamment par l’investissement de 100 milliards d’euros dans la modernisation des forces armées. Si cette annonce avait suscité des réflexions sur le possible risque que l’Allemagne devienne la première puissance militaire en Europe, il est à noter que ces investissements serviront en premier lieu à combler les lacunes capacitaires, et permettront à l’Allemagne de remplir ses obligations vis-à-vis de ces partenaires.

C’est dans ce contexte que s’inscrit le processus d’élaboration de la stratégie de sécurité, censé servir de base aux investissements annoncés. Ce processus peut constituer une fenêtre d’opportunité importante pour la politique de sécurité et défense allemande, à condition que l’Allemagne soit prête à approcher le monde sous un prisme géopolitique, et à laisser tomber plusieurs doctrines jusqu’ici déterminantes pour la politique étrangère. Quel que soit le résultat du processus, le cap choisi par Berlin et surtout le niveau d’ambition de l’Allemagne pour le pilier européen de l’OTAN, auront des implications directes pour la France et la construction de l’Europe de la défense.

Le “moteur franco-allemand” face à deux doctrines stratégiques fondamentalement différentes

Les derniers mois ont démontré les importantes difficultés que traverse la coopération bilatérale entre la France et l’Allemagne, remettant fortement en question la capacité de ce tandem à constituer un moteur de coopération à l’échelle européenne. Abstraction faite de la tentative du duo franco-allemand de convaincre le président russe Vladimir Poutine d’arrêter son agression contre l’Ukraine, qui s’était soldée par un échec, les enjeux les plus pressants pour l’Europe aujourd’hui – c’est-à-dire la défense et l’énergie – ont démontré le fossé considérable qui existe entre la France et l’Allemagne. La politique étrangère du chancelier Scholz reste perçue comme une approche « Germany first », quelles que soient les implications pour les partenaires européens, tandis que la réaffirmation de la priorité absolue du partenariat avec les États-Unis continue à susciter un profond agacement à Paris. Si la France et l’Allemagne ont traditionnellement eu de positions très différentes par rapport à une multitude de sujets – l’énergie nucléaire à l’échelle européenne ou les formats de coopération en matière d’armement, pour n’en citer que deux – ces divergences ont souvent pu être surmontées grâce à une volonté politique au plus haut niveau. Certes, les relations de travail entre la France et l’Allemagne se caractérisant par des échanges très étroits et un haut degré de confiance. En revanche, la dernière législature de l’ère Merkel a sans aucun doute laissé des traces, dans la mesure où la France attendait, en vain, une réponse allemande à la vision de l’Europe esquissée par le président de la République en 2017 lors du discours de la Sorbonne. À part la réponse européenne à la pandémie, les initiatives ou idées franco-allemandes pour faire avancer l’Europe se sont faites rares durant ces dernières années. Il sera donc révélateur de suivre de près dans quelle mesure l’Allemagne inclura l’ambition de donner un nouvel élan à de telles initiatives dans sa stratégie de sécurité, d’autant plus que la coopération franco-allemande est laissée de côté dans l’actuel contrat de coalition.

Une question principale pour la France demeure le positionnement stratégique de l’Allemagne sur l’échiquier géopolitique. Dans ce contexte, il est important d’être réaliste vis-à-vis de la stratégie allemande à Paris. La nouvelle Revue nationale stratégique française[1] illustre clairement que l’analyse française de l’ordre géopolitique et les conclusions que la France en tire reposent sur trois éléments : son siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, sa position en tant que puissance nucléaire, et le fait d’être la première armée en Europe, capable d’être Nation-cadre. L’Allemagne manque de tous ces atouts stratégiques, ce qui aura un impact considérable sur la posture stratégique formulée dans la nouvelle stratégie de sécurité. L’annonce du fonds spécial pour les forces armées et un niveau d’ambition plus élevé qu’auparavant trouveront sûrement un chemin dans cette stratégie. Néanmoins, le poids économique et l’influence politique constituent les principaux atouts de l’Allemagne, et il semble peu probable que le pays s’éloigne à l’avenir de cette approche générale en s’appuyant davantage sur sa force militaire.

Au-delà de son propre positionnement, l’analyse de l’échiquier géopolitique faite par l’Allemagne déterminera dans quelle mesure un renforcement de la coopération franco-allemande est envisageable au plus haut niveau. Tout comme la nouvelle Revue nationale stratégique, de nombreux discours du gouvernement allemand soulignent la mise en garde de celle-ci contre l’émergence de blocs. Néanmoins, la question cruciale est de savoir si les conclusions tirées des deux côtés du Rhin convergeront : si la France insiste sur son rôle en tant que puissance d’équilibre, il semble peu probable de trouver une formulation aussi explicite dans la nouvelle stratégie allemande. En revanche, la priorité donnée à la coopération multilatérale, surtout en Indo-Pacifique, pourrait permettre à la France et l’Allemagne de continuer leurs efforts communs dans ce domaine.

La posture allemande déterminera le succès de l’Europe de la défense et l’autonomie stratégique

Tout comme la France, les autres partenaires européens devraient suivre ce processus d’élaboration de la stratégie de sécurité de près puisqu’elle aura également un impact direct sur le succès de l’Europe de la défense, tout comme sur le projet de l’autonomie stratégique européenne au sens large.

Le fonds spécial de 100 milliards d’euros servira en premier lieu à combler les lacunes capacitaires. Selon différentes estimations, environ deux tiers du fonds seront nécessaires pour cela, tandis que la somme restante sera davantage dédiée aux programmes multilatéraux. Dans ce contexte, ce sont surtout les choix de l’Allemagne sur le plan capacitaire qui pourraient constituer soit un catalyseur, soit un frein pour la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE). Les premiers choix d’acquisition de l’Allemagne plaident plutôt en faveur du deuxième cas. L’achat de 35 avions de type F-35 de production américaine, décrit par l’Allemagne comme choix incontournable, a déjà révélé une des futures lignes directrices de la politique d’armement allemande. Bien que le gouvernement justifie cette décision par le manque d’alternatives européennes, elle sera sans aucun doute prise en compte lors de futures acquisitions. Par conséquent, il parait peu probable que l’Allemagne priorise les systèmes européens, ce qui continuera à constituer une source de tensions entre l’Allemagne et ses partenaires. Cette tendance se manifeste d’ores et déjà dans la poursuite du projet European Sky Shield, un bouclier antimissile composé de systèmes américains, allemands et éventuellement israéliens, mené par l’Allemagne et 14 autres pays de l’OTAN, tandis que la France et l’Italie développent leur propre système. Si cette approche de l’Allemagne et sa préférence pour les systèmes américaines se confirment, cela constituera un affaiblissement considérable pour l’Europe de la défense. En effet, des signaux faibles à l’échelle européenne montrent d’ores et déjà que d’autres membres de l’Union européenne pourraient suivre cette approche. La dernière version de la proposition de règlement relatif à la mise en place de l’instrument visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (EDIPRA) prévoit désormais la possibilité d’acquisitions commune de systèmes, quelle que soit leur origine.

Au-delà des questions capacitaires, le niveau d’ambition de la stratégie de sécurité allemande aura également un impact direct sur la posture stratégique européenne. Lors de son discours de Prague fin août 2022, le chancelier a déjà souligné la volonté allemande de s’engager davantage dans le cadre de coalitions des pays capables et volontaires, ce qui implique une certaine ouverture de l’Allemagne en faveur de coalitions ad-hoc, surtout dans le cadre de l’article 44 du traité sur l’Union européenne. Cet article permet la délégation d’une tâche de la politique de sécurité et défense commune (PSDC) à un groupe d’États membres capables et volontaires, et peut ainsi aider à surmonter des obstacles dus à la réticence de certains états à participer à une telle mission. Un fort soutien pour ces coalitions, qui étaient auparavant plutôt considérées par l’Allemagne comme un frein à l’intégration européenne, serait un véritable gain pour l’Europe de la défense, permettant à l’Union européenne d’agir de manière plus flexible et agile.

L’approche de l’Allemagne envers Pékin et Washington sera également cruciale pour l’Europe. Si la stratégie allemande sur la Chine est attendue pour 2023, l’angle choisi pour traiter ce sujet dans la stratégie de sécurité donnera déjà de premières idées quant à l’avenir du paradigme allemand du « changement par le commerce », et inclura la dimension de sécurité plus systématiquement dans la conceptualisation de ses relations avec Pékin. Cette question est surtout intéressante dans le contexte de la sécurité maritime : à la suite des annonces de l’Allemagne d’envisager une présence régulière en Indo-Pacifique à partir de 2023, une participation allemande aux présences maritimes coordonnées, dont la mise en place est également prévue dans la boussole stratégique de l’Union européenne, parait probable. Tout comme d’autres coalitions ad-hoc, cela bénéficierait ainsi à une Europe de la défense « de fait ». Au-delà, cela illustrera le rôle que l’Allemagne est prête à jouer dans des contextes marqués par d’importantes tensions géopolitiques, et permettra de déterminer le niveau d’ambition que l’Allemagne serait prête à apporter à une telle réflexion sur la Chine au niveau européen.

Enfin, toutes ces questions sont intimement liées à la conceptualisation allemande du partenariat transatlantique. Malgré une conscience croissante en Allemagne que le « trumpisme » pourrait s’installer comme courant politique durable, les élections de mi-mandat ont également eu un effet rassurant, surtout au sein des milieux traditionnellement transatlantiques. En raison de sa culture politique très atlantiste et en l’absence de capacités nucléaires propres, l’Allemagne ne possède pas de réelle alternative au partenariat transatlantique, ce qui explique sa volonté de mettre l’OTAN au centre de sa politique de sécurité et de construire l’Europe de la défense autour de l’Alliance transatlantique. Qu’il s’agisse d’armement ou des garanties de sécurité, cette forte dépendance de l’Allemagne aux États-Unis implique également qu’elle sera éventuellement moins enthousiaste que d’autres partenaires, tout particulièrement la France, à renforcer la coopération de sécurité dans le cadre de l’Union européenne. Selon la doctrine allemande actuelle, celle-ci devrait plutôt être conceptualisée autour de l’OTAN, qui devrait rester au cœur de l’architecture de sécurité européenne. Si l’objectif – renforcer la capacité d’action de l’Union européenne – est partagé parmi les Européens, notamment la France et l’Allemagne, le chemin pour y arriver est loin d’être simple. Il reste à espérer que des solutions pragmatiques et une coopération de fait éviteront que l’Europe ne tombe dans l’impasse de l’inaction.

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