Le risque d’un découplage stratégique transatlantique plus ou moins profond reformule la question de l’autonomie stratégique de l’UE. La montée en puissance d’une menace militaire à l’est du continent comme la persistance de risques sur son flanc sud, sur fond de guerre hybride généralisée, rendent la question d’autant plus aiguë. Le présent papier aborde cette problématique en pesant les forces et faiblesses, l’état de la politique de défense comme celle de l’industrie d’armement de l’Europe.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont Michel Latché, « L’avenir d’une Europe de la défense dont les intérêts peuvent ne pas coïncider avec ceux des Etats-Unis » », 3AED-IHEDN – Entretiens Armement et Souveraineté, rapport 2025 « Des armements pour un monde nouveau » Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de 3AED-IHEDN.
Encore aujourd’hui, et malgré la guerre de haute intensité qui se déroule en Ukraine, les pays européens continuent à avoir des difficultés à mettre en place une Europe de la Défense. Cette difficulté a essentiellement pour origine le fait que la majorité de ces pays comptent toujours sur l’OTAN et la puissance militaire des Etats-Unis pour assurer leur sécurité.
Alors que Donald TRUMP vient d’être réélu, il apparait clairement que les intérêts de l’Europe dans le domaine de la défense ne coïncident plus vraiment avec ceux des Etats-Unis.
L’Europe est confrontée à un risque majeur de conflit, la Russie ne peut plus être considérée comme un adversaire de jeu de rôle d’Etat-major, elle apparait aujourd’hui comme l’ennemi des démocraties européennes.
Face à cette situation, et si l’on fait le bilan des capacités de défense que l’Europe peut mettre seule en œuvre, des faiblesses structurelles rendent extrêmement problématiques la mise en place d’une défense à la hauteur de la menace d’un pays qui a mis sur pied une armée et une économie de guerre capable de soutenir un conflit de haute intensité :
D’abord une faiblesse au niveau des armées européennes dont la conduite continue à pâtir d’un manque de commandement unifié, et ceci, par manque d’une véritable coordination entre pays européens ; également une faiblesse structurelle de l’industrie de défense européenne, malgré les succès à l’exportation de certains Etats-membres dont la France. Il y a, en effet, dans cette industrie un déficit de taille critique des entreprises, comparé aux industries américaines, ainsi qu’une hétérogénéité des formats des différentes bases industrielles et technologiques de défense (BITD). Les pays européens qui ne disposent pas de BITD structurée doivent acquérir leurs équipements sur étagère, et ces mêmes pays ne sont pas favorables au renforcement de budget communautaire en faveur de l’industrie de défense, car leur industrie nationale n’en retire pas assez de bénéfices.
Par ailleurs, en Europe, les grands bailleurs de fonds (Banques, Fonds d’investissements, Gestion de fortunes …) sont encore trop réticents pour financer le secteur de la Défense, alors qu’aux Etats-Unis, les entreprises de défense sont considérées comme un « arsenal de la liberté », ce qui élimine les difficultés d’ordre éthique pour les investisseurs américains.
Le résultat de cette situation est que, depuis le début de la guerre en Ukraine, la plupart des commandes militaires passées par les Etats-membres de l’UE l’ont été au profit des Etats-Unis.
Il est nécessaire aujourd’hui de rechercher les voies qui pourraient permettre à l’Europe, en coordination avec l’OTAN, d’atteindre une plus grande autonomie pour la défense de ses territoires. Cet objectif est difficile à atteindre dans le contexte de crise actuelle, car jusqu’à présent les pays membres ont présenté un front politique désuni, situation aggravée par les actions dissidentes de la Russie qui exerce une forte influence sur les partis politiques européens.
Le contexte politique mondial
Aujourd’hui, le développement de la technologie et les progrès de la mondialisation modifient de façon fondamentale les rapports entre pays. Certains ont l’ambition de devenir des pays majeurs, ce qui entraîne une évolution des enjeux et des menaces. Les puissances émergentes se pressent pour établir et exploiter de nouvelles règles du jeu.
Les démocraties occidentales sont sous pression : La Chine et la Russie principalement s’en prennent aux démocraties et soutiennent les pays non libéraux, ils s’efforcent de fragiliser par des attaques hybrides la confiance des populations dans les processus électoraux, ce qui affaiblit la viabilité des systèmes démocratiques, et ils propagent la désinformation pour manipuler l’opinion publique afin de parvenir à réaliser leurs propres objectifs. L’UE est ainsi exposée à des risques induits par les effets de cette évolution stratégique.
Jusqu’à aujourd’hui, l’Alliance Atlantique était perçue par la majorité des pays membres de l’UE comme la réponse appropriée aux questions de défense. Les évènements récents montrent que le contexte a changé : les Etats-Unis ne semblent plus vouloir assumer leur rôle historique de gendarmes du monde. Le vide ainsi créé est exploité par la Russie qui s’affirme de façon agressive aux portes de l’UE. Face aux menaces qui pèsent d’une part à ses frontières et d’autre part sur la sécurité de ses routes maritimes, l’Union européenne doit impérativement se doter d’une véritable politique étrangère commune adossée à une puissance militaire crédible et cohérente.
De leur côté, les Etats-Unis attendent clairement aujourd’hui des Européens qu’ils prennent à leur charge la défense de leur territoire. Cette position d’ailleurs contribue, d’une certaine façon, à favoriser une prise de conscience de la part de ces pays de la nécessité de se prendre en charge pour assurer leur propre défense. Dans l’immédiat, il faut reconnaitre que la seule force militaire crédible est celle de l’OTAN. Une voie possible pour obtenir une force militaire crédible serait de renforcer le pôle européen de l’OTAN.
A quelles menaces les pays européens sont aujourd’hui confrontés ?
La Russie
Un des objectifs de la Russie est de consolider ses accès maritimes vers le Sud en Mer Noire et vers le Nord en Mer Baltique. Avec le dérèglement climatique, une nouvelle route maritime stratégique devrait s’ouvrir au grand Nord dans les années à venir, la Norvège et l’Islande pourraient être alors être particulièrement concernées.
Après l’annexion de la Crimée et compte tenu des rapports de force sur le sol ukrainien, on peut craindre que la Russie veuille accentuer sa poussée vers l’Ouest : la Pologne, les Pays baltes, la Finlande, mais aussi la Moldavie et la Roumanie se sentent particulièrement menacées.
Pour atteindre ses objectifs, la Russie de Poutine s’est focalisée sur trois domaines :
- Le maintien d’une puissance nucléaire importante et crédible,
- Le développement de son industrie de défense,
- Le cyberespace pour porter le combat sur le champ informationnel afin de déstabiliser les démocraties.
L’insécurité des voies maritimes
Depuis quelques années, la tension entre la Chine et les Philippines en Mer de Chine méridionale n’a cessé de croître. Dans cette zone se trouve le détroit de Malacca par lequel passe une part très importante du commerce maritime mondial et l’Europe est directement concernée par le risque d’insécurité de ses approvisionnements.
La Mer Rouge est un autre carrefour maritime essentiel pour le commerce mondial, elle vit aujourd’hui une crise sécuritaire en raison des attaques terroristes de la part des rebelles du Yémen, attaques ravivées par les affrontements au Proche-Orient. Cette situation peut devenir préoccupante pour l’économie mondiale et celle de l’Europe en particulier.
L’immigration
La migration irrégulière a fortement progressé à cause de l’instabilité politique et des conflits qui perdurent essentiellement au Moyen Orient et en Afrique. Elle peut être utilisée pour déstabiliser un pays ou bien pour couvrir l’intrusion d’agents terroristes.
Les attentats terroristes commis sur le sol européen sont souvent le prolongement d’entités djihadistes qui opèrent en Afrique et au Moyen Orient.
Le cyberespace
Le cyberespace est devenu un nouveau champ de conflictualité. Une attaque ciblée du système informatique d’un pays peut porter un coup fatal à son économie et endommager ses usines d’armement. La difficulté pour identifier l’origine de ce genre d’attaque rend la riposte particulièrement difficile.
La guerre informationnelle
L’information est une arme incontournable des guerres hybrides. Ce n’est pas seulement l’affaire des militaires, mais cela engage aussi la société civile. Il est important de conserver un haut niveau de résilience et de maintenir une cohésion nationale face aux risques de désinformation et d’influence provenant de l’étranger. Il y a un danger pour une population civile non préparée à se défendre. Il faut une prise de conscience collective des enjeux stratégiques de l’information dans la défense des intérêts nationaux.
Les forces et les faiblesses des pays de l’UE
Les points forts
L’UE ne manque pas d’atouts : elle compte 450 millions d’habitants regroupés dans un marché unique qui représente le deuxième PIB mondial, elle dispose d’un écosystème propice à l’innovation qui lui permet d’être présente dans tous les secteurs technologiques de pointe. Elle est présente sur tous les continents grâce aux territoires ultramarins de ses Etats-membres, et en particulier ceux de la France, ce qui lui donne la légitimité pour agir avec les acteurs des régions concernées. Les implantations militaires qui parsèment ces territoires sont autant de points d’appui potentiel pour les opérations de l’UE.
L’UE s’est dotée d’une Politique de Défense et de Sécurité Commune(PSDC) orientée par « la Boussole stratégique » premier livre blanc sur la Défense européenne adopté en mars 2022[1]. Cette politique a été conçue pour répondre aux crises, car elle ajoute un volet militaire au volet civil, ce qui lui permet entre autre de couvrir les menaces hybrides. Le budget de la Défense cumulé des Etats-membres s’élève à 326 milliards d’euros (1,9% du PIB), ce qui positionne l’UE au troisième rang mondial après les Etats-Unis et juste après la Chine.
Les faiblesses
Malgré les forces dont elle dispose, l’UE ne dispose pas d’une armée de premier rang, sa principale faiblesse réside dans le fait que les politiques étrangères et les politiques de défense restent sous l’autorité de chacun des membres, et ceux-ci ont des priorités différentes. Les prises de décision sont donc lentes et réduites. Les structures de commandement dont l’UE dispose sont embryonnaires : tandis que la structure de commandement de l’OTAN regroupe environ 7800 personnes, l’effectif de l’Etat-major de l’UE comprend environ 200 personnes.
Par ailleurs, les doctrines et les capacités de chacun des pays européens ne sont pas alignées. Ceci entraîne des achats d’équipements sans coordination à l’échelle européenne. A titre d’exemple, on dénombrait en 2017 : 17 modèles différents de chars de combat en Europe contre un seul aux Etats-Unis et 20 modèles d’avions de combat contre six seulement aux Etats-Unis.
La politique de défense européenne
Pour donner les moyens à l’Europe de faire face aux menaces auxquelles elle est exposée, il est nécessaire de travailler sur deux axes d’amélioration :
- En premier lieu, il faut instaurer une politique institutionnelle qui permette d’améliorer la capacité de l’UE à prendre des décisions rapides et ambitieuses dans les domaines diplomatique et militaire.
- Le deuxième axe d’amélioration concerne le renforcement du pilier militaire de l’UE qui doit se construire autour d’une structure de commandement capable de conduire dans la durée des opérations de haute intensité. Si l’OTAN permet à l’UE d’utiliser pleinement ses structures pour commander les opérations, on obtient une option « UE pilier de l’OTAN ». Cette option dispose déjà d’un pilier bien établi par l’accord UE/OTAN dit « Berlin + ». Une UE engagée dans des opérations majeures sans l’appui des américains trouverait là une capacité d’agir.
Pour parvenir à une autonomie stratégique, il faut également que l’UE dispose des capacités industrielles nécessaires pour fournir l’essentiel de l’armement destiné à la défense des Etats-membres et éviter que ceux-ci achètent massivement hors d’Europe comme c’est le cas aujourd’hui. Ceci ne peut être obtenu que par une importante transformation de sa Base Industrielle et de Défense.
L’état de l’industrie de défense européenne
Elle est caractérisée par une grande fragmentation entre les différents pays de l’UE. Chaque pays tend à développer et à maintenir ses propres capacités de défense, souvent en dupliquant des efforts et des ressources, ce qui entraîne un manque d’efficacité notoire, car cela empêche les économies d’échelle et la mutualisation de coûts de recherche et développement.
L’absence d’une stratégie cohérente et coordonnée pour le développement de la BITD européenne est un autre obstacle majeur. L’Europe manque d’une vision stratégique claire, ce qui se traduit par un manque de priorités bien définies et une incapacité à développer des filières industrielles complètes et compétitives. Ce manque de stratégie limite la capacité de l’Europe à innover et à rester compétitive sur le marché mondial de la défense.
Il est urgent pour l’UE de définir une véritable stratégie de défense et ses Etats-membres doivent renoncer à exiger de détenir toutes les capacités industrielles relevant de ce secteur et doivent accepter le principe de « mutuelles dépendances sectorielles ». Ceci n’est pas facile, la principale difficulté d’une coopération réside dans le partage des tâches qui touche directement la stratégie industrielle de chacun des acteurs. Les exportations de matériels militaires peuvent être un instrument de développement de la puissance industrielle, elles permettent de faire fonctionner les lignes de production pour pérenniser l’activité et réduire la dépendance à la commande publique, elles participent aussi à l’amélioration de la compétitivité en amortissant les coûts non-récurrents sur un plus grand nombre d’équipements.
Le problème majeur à résoudre est celui de la domination américaine concernant les contrats d’armements passés par les Etats membres de l’UE. Aujourd’hui, et malgré toutes les voies qui appellent à un réarmement européen avec des équipements européens, force est de constater que les Etats-Unis continuent à se tailler la part du lion dans les contrats d’armement européens. Ainsi, plus de 60% des 100 milliards d’euros de commandes militaires européennes passées entre 2022 et 2023 ont profité à l’industrie américaine. A titre d’illustration, nombre de matériels de défense majeurs et parmi les plus couteux récemment acquis par l’Europe sont d’origine américaine (avions F 35, hélicoptères Black Hawk, systèmes sol-air Patriots, chars Abrahams …). Au-delà des coûts colossaux que représentent ces acquisitions, elles créent une dépendance à long terme dont les européens auront du mal à se défaire.
Les initiatives de la Commission Européenne sont encore insuffisantes pour renverser la tendance qui place l’UE dans une dépendance à l’égard de l’industrie de défense américaine au détriment de sa propre industrie. Il est donc urgent de mettre en place au niveau européen un « Buy European Act » à l’instar de la loi américaine qui permet aux Etats-Unis de protéger leur marché intérieur d’armement. Il est temps que les Etats membres de l’UE s’accordent sur l’importance de la BITD européenne, en rendant incitative sinon obligatoire l’acquisition de biens et produits de défense développés et fabriqués en Europe. Pour ce faire, l’UE doit mettre en place un cadre juridique permettant de préserver la BITD européenne et de la mettre à l’abri de ses concurrents mondiaux, en particulier américains.
Cependant, la mise en œuvre de ce « Buy European Act » pose plusieurs défis : il faudrait s’assurer en particulier que cette politique ne compromette pas les obligations internationales en matière de coopération dans le domaine de la Défense. Les accords de défense bilatéraux et multilatéraux doivent être respectés pour éviter les tensions diplomatiques et les problèmes économiques.
Conclusion
Compte tenu des incertitudes que laissent planer les Etats-Unis quant à la pérennité de leur contribution à la protection de l’Europe, de plus en plus d’Etats-membres de l’UE prennent conscience de la nécessité d’acquérir une souveraineté pour la défense de leur territoire.
L’Europe entend jouer un rôle plus important au sein de l’OTAN et soutient ses Etats-membres en leur permettant de développer leurs capacités de défense sur la base d’un marché de fournisseurs d’armement principalement européens et non plus américains.
Pour que l’UE parvienne à une autonomie stratégique il faut résoudre deux problèmes :
- Comment augmenter la production de son industrie de défense pour atteindre les objectifs capacitaires lui permettant de faire face aux menaces.
- Comment financer ces productions dont certaines doivent être satisfaites dans l’urgence, tout en évitant les approvisionnements massifs à l’extérieur de l’UE comme c’est le cas aujourd’hui.
Le développement actuel de l’industrie de défense européenne est trop lent. Il faut définir une politique de défense commune, obtenir des budgets à la hauteur des besoins militaires et élaborer une programmation à long terme permettant le développement de l’outil industriel capable de satisfaire les besoins exprimés par les Etats-membres.
Le problème le plus important à résoudre est de trouver un moyen de financement pour réaliser toutes ces actions. Ces dépenses représentent un effort considérable et le montant est très important comparé au budget alloué aujourd’hui à la Défense par la Commission européenne, ce qui suppose que l’on puisse trouver un accord entre tous les Etats-membres sur un supplément de budget important.
Il faut également obtenir que la Banque d’investissement européenne, ainsi qu’un certain nombre de banques privées européennes acceptent d’investir de façon plus importante dans l’industrie de défense.
Tout ceci demande une volonté forte de la part de tous les acteurs ; il est intéressant de noter que toutes ces recommandations, préconisant une forte accélération des actions de concertations européennes en matière de défense, sont bien à l’ordre du jour des préoccupations du nouveau Commissaire européen à la défense Andrius KUBILIUS, comme il a pu l’exprimer dans son discours sur la sécurité fin novembre 2024, discours au cours duquel il a déclaré : « Tous, autant que nous sommes , les militaires, les industriels, les milieux d’affaires, les citoyens européens et les citoyens de l’Ukraine sommes embarqués sur le même navire et nous avons à affronter une tempête. Nous pouvons nous sauver en joignant nos forces, mais si nous restons désunis, nous serons à la merci des tourments causés par notre agresseur ».
Ces paroles permettent de penser que la prise de conscience est en marche et que les pays européens pourront faire progresser leur autonomie dans le domaine de la Défense.
Michel Latché
References