ESG, Souveraineté & résilience ; quelle place pour l’investissement privé ?

Mis en ligne le 20 Juil 2023

ESG, Souveraineté & résilience ; quelle place pour l’investissement privé ?

Les crises économiques, sanitaires, écologique et sécuritaires ont souligné les fragilités et les besoins essentiels de nos sociétés. Pour y faire face, la mise en œuvre des notions de souveraineté et de résilience ne relève pas de la responsabilité unique des États, et doit s’appuyer sur le secteur privé comme sur la société civile. Le papier propose les points clefs d’un rapport élaboré sous la houlette des deux auteurs, points clefs qui ont pu nourrir dives amendements de la toute récente Loi de Programmation Militaire (NDLR : ESG ou enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance).

Damien Concé, Corinne Lagache

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : «ESG, Souveraineté & résilience ; quelle place pour l’investissement privé ? », rapport coordonné par Damien Concé, Corinne Lagache, 3AED-IHEDN. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site 3AED-IHEDN.

La société civile est nécessairement actrice de sa souveraineté, ce qui constitue un levier politique de remobilisation et de renforcement de sa cohésion.

La succession des crises financières (2007-20012), terroristes (2012), sanitaires (2020), conflictuelles (2022) sur fond de crise écologique (dont une réponse est la mise en place de critères durables pour les activités économiques) rend manifeste le besoin de limiter nos dépendances, donc de réindustrialiser l’Europe, de relocaliser sur son territoire ou de développer les entreprises qui contribuent au maintien de la souveraineté et de la résilience industrielle, technologique, agricole, sanitaire et sociale. La société civile doit prendre toute sa part dans le financement d’une action qui participe à sa protection, à la défense de ses valeurs démocratiques, voire à sa survie.

Or, l’outil privé [1] de financement des actifs stratégiques essentiels de la souveraineté et de la résilience est aujourd’hui quasi-inexistant ou, lorsqu’il existe, insuffisamment capitalisé, car ce secteur est largement déconsidéré auprès des acteurs privés de marché.

En effet, une conjonction de :(i) méfiance des populations vis-à-vis des autorités et des corps intermédiaires ; d’hostilité des normes privées, voire institutionnelles, de « finance durable » vis-à-vis des industries de défense ; (ii) visant à protéger et garantir le développement des entreprises stratégiques essentielles à la souveraineté et à la résilience au détriment d’absence de produits financiers dédiés et de structures d’investissements d’une rentabilité financière « de marché », semblent aujourd’hui entraver la la participation de l’investissement privé à cette œuvre de « salut public ».

Le déploiement de cet outil nécessite la revivification d’un pacte collectif d’intérêts à défendre.

Si le terme de « souveraineté » est jugé plutôt positivement en Europe [2], il ne suffit pas à lui seul pour susciter un engouement irrépressible des investisseurs, des épargnants et des acteurs de marchés.

En effet, d’une part les mécanismes de formation du consensus social sont en évolution et s’accommodent plus difficilement des arguments d’autorité et des structures hiérarchiques tout en laissant une part plus grande à l’émotion et à l’influence d’une doctrine mêlant la notion de « dividendes de la paix » au développement d’une éthique de conviction (cancel culture) excluent le secteur de l’armement de la sphère des actions collectives valorisées (finance durable…). En matière de « défense » – élément essentiel de la souveraineté et de la résilience d’une société comme le rappelle le conflit ukrainien (2022) – il convient pour desserrer ces freins et, à titre préalable, d’invalider l’argument majeur provoquant l’aversion des acteurs sociaux vis-à-vis des industries d’armement et qui, par capillarité, touche tout le secteur de la défense : l’opacité et l’absence de contrôle par la représentation nationale des opérations d’exportation d’armement essentielles à la survie économique de cette industrie stratégique.

Cette « Mère des batailles » étant menée, il faudra construire la confiance entre la société civile et des industries de souveraineté et de résilience, entendues au sens large (technologique, numérique, sanitaire, alimentaire, sécuritaire) en prenant en considération les aspirations sociales contemporaines et en adoptant de nouvelles formes d’élaboration de consensus.

Il conviendra aussi de créer un écosystème complet favorable à l’engagement direct des citoyens dans le financement de la sécurité et de la résilience de leur société. Pour cela, il pourrait être envisagé de favoriser la création de véhicules hybrides d’investissements qui poursuivront un but d’intérêt général avec des moyens privés et disposeront des ressources humaines nécessaires à la sélection et l’accompagnement des entreprises stratégiques essentielles.

Ces véhicules pourront alors générer les produits financiers « dérisqués » répondant aux aspirations économiques légitimes des particuliers et des investisseurs institutionnels participant au financement de la souveraineté et de la résilience.

Propositions

Compte tenu de l’interdépendance en matière de normes et pratiques financières entre l’échelon national et l’échelon européen, il est suggéré six propositions de modification législative et réglementaire françaises et deux propositions d’actions européennes en faveur du financement privé de la souveraineté et de la résilience.

Les six recommandations pratiques figurent sur les pages qui suivent :

    1. Extension de la compétence de la Délégation parlementaire au renseignement au « Contrôle parlementaire de l’action du Gouvernement en matière d’exportation de matériel de guerre »
      L’un des arguments récurrents justifiant l’exclusion des industries d’armement de la « finance durable » serait l’opacité des contrats d’exportation d’armement, leur manque de contrôle démocratique, voire leur inadéquation avec des traités internationaux auxquels la France n’est pas forcément partie. Se pose alors la question de la légitimité démocratique de l’institution qui entend juger de l’opportunité d’une opération en lien avec la souveraineté nationale. Or, ni les ONG ni les cours de justice [3] ne disposent de cette légitimité qui repose seulement, selon les dispositions de l’article 3 de la Constitution, entre les mains des personnes élues [4] dans le cadre des institutions de la République et en particulier les membres du Parlement [5].
      Face à une question similaire qui s’est posée en ce qui concerne le contrôle des opérations de renseignement, il a déjà été créé une Délégation parlementaire au renseignement, dont le fonctionnement semble à ce jour demeurer exempt de critique.
      Une solution pourrait consister en l’extension de la compétence de cette Délégation parlementaire au « contrôle parlementaire de l’action du gouvernement en matière d’exportation de matériels de guerre ».
      Ce qui constituerait une solution d’équilibre entre les exigences de transparence et de contrôle démocratique et les impératifs de protection du secret, d’efficacité stratégique et renforcement de la souveraineté.
    2. Création d’un Label « Souveraineté et résilience
      Les enjeux liés au périmètre de la « finance durable » se fondent sur la concurrence entre des labels essentiellement « privés » et internationaux. Cette dérégulation et privatisation du droit est due à l’activisme de certaines « parties prenantes » et à leur vitesse de réaction qui leur a permis de proposer des « standards » avant que la puissance publique ne s’empare de ces questions.
      Or, quand il s’agit de questions d’intérêt général telles que la protection du climat, de l’environnement, de la sécurité collective, de la souveraineté – ces acteurs privés et internationaux ne disposent ni de la représentativité démocratique qui fonde la légitimité ni de la capacité à établir l’équilibre entre des intérêts contradictoires nécessaires à l’élaboration de « règles de droit ».
      Il n’appartient donc qu’aux autorités publiques légitimes d’établir les normes et les labels qui favorisent le bien commun et évitent les dérives délictuelles telles que les discriminations, les boycotts… À ce propos, il convient d’évoquer la proposition de loi du 15 mars 2022 qui vise à « interdire l’usage des labels financiers excluant les entreprises du secteur de la défense [6] » qui constitue un pas dans ce sens.
      Parce que chaque label peut avoir des effets délétères involontaires sur d’autres préoccupations essentielles à la sauvegarde de la société (ex. réchauffement climatique vs protection sociale vs risque sanitaire vs risque alimentaire vs risque sécuritaire…) ; il appartient au législateur de définir le périmètre exclusif de chaque label et ses interactions avec les autres en fonction du consensus majoritaire dégagé par la représentation nationale.
      C’est dans ce cadre et au vu de l’évolution des critères juridiques relatifs à la responsabilité sociale/sociétale et environnementale (RSE) des entreprises, à l’investissement socialement responsable (ISR), et aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), qu’il est proposé de créer un label « Souveraineté et résilience » permettant de garantir la protection et de favoriser le développement des entreprises qui contribuent au maintien de la souveraineté et de la résilience industrielle, technologique, alimentaire, sanitaire et sociale.
    3. Création d’un Institut « Souveraineté et résilience » propriétaire du label et chargé de l’administrer
      En s’inspirant des rapports parlementaires et du ministère des finances sur l’avenir du label ISR, il est proposé de créer, auprès du Premier ministre, un institut Souveraineté et résilience pour détenir la propriété du label ; assurer son évolution sur des fondements scientifiques, objectifs et consensuels et gérer le « label » ainsi que son écosystème.
      La vocation de cet institut, en faisant participer à son comité de gouvernance des institutions et des représentants d’intérêts divergents, et en faisant siéger au sein de son comité scientifique une large variété de centres de recherches spécialisés, sera de constituer le forum permettant à des professionnels d’échanger sans enfreindre la réglementation relative aux ententes de marché et de dégager des « consensus majoritaires » entre acteurs autonomes répondant aux aspirations de la société pour les modèles de prise de décision horizontaux et holistiques.
      Il appartiendrait en outre à cet Institut d’assurer la communication autour de ce label ainsi que son rayonnement vis-à-vis des milieux professionnels, comme de la société civile, tant sur le plan national qu’au niveau européen ou international.
      Enfin, dans la mesure où le label donnerait lieu au règlement de redevances, l’Institut pourra développer une indépendance financière qui lui permettra d’assumer ses missions de gestion du label, de formation et de contrôle des auditeurs du label, de recherche et de communication.
    4. Création d’un « marché » pour les produits labélisés « Souveraineté et résilience »
      La création d’un label ne permettra pas à lui seul de permettre la participation de l’investissement privé au financement des entreprises stratégiques essentielles à la souveraineté et à la résilience. Encore faut-il ouvrir le marché de l’épargne et de l’investissement privé aux produits labélisés « Souveraineté et résilience ».
      À cet effet, il est proposé de s’inspirer des produits existants pour créer : (i) un Fonds commun Souveraineté et résilience (FCSR) ; (ii) un Livret Souveraineté et résilience (LSR) et (iii) d’inclure un pourcentage déterminé d’actifs labélisés « Souveraineté et résilience » dans les actifs de placement des caisses de retraite et dans les fonds propres des compagnies d’assurance, mais aussi (iv) au sein de tous les produits financiers distribués en France bénéficiant d’un régime fiscal de faveur.
    5. Développement d’un modèle de véhicule hybride d’investissement sectorisé
      À rebours d’une démarche descendante illustrée par les propositions ci- avant, il est aussi proposé, pour : (i) répondre aux besoins d’accès au crédit ; (ii)  pour répondre à ceux d’accompagnement financier et de mentorat ; (iii)  pour relever les défis de l’industrialisation 4.0, des restructurations, des croissances externes ; (iv) pour satisfaire le besoin de stabilité de l’actionnariat ; pour (v) assister les porteurs de projets de réindustrialisation, de relocalisation de briques technologiques ou d’entreprises stratégiques essentielles à la résilience et à la souveraineté industrielle, technologique, agricole, sécuritaire ou sanitaire ; de tirer des leçons (a) du rapport Tibi et (b) des exemples étrangers pour favoriser la création de véhicules hybrides d’investissement sectorisés.
      Ces véhicules, sans équivalent aujourd’hui, pourraient sur le long terme cumuler soutien financier et mentoring adaptés aux besoins des PME, ETI et startups stratégiques en prenant la forme d’organismes de financement spécialisé (OFS) pour administrer les fonds alloués à la réindustrialisation, la relocalisation et le développement des entreprises essentielles à la souveraineté et à la résilience.
    6. Soutien au développement par ces OFS d’obligations perpétuelles avec garantie d’État labellisées « Souveraineté et résilience »
      A la jonction des mouvements descendants (proposition n°4) et ascendants (proposition n°5) se trouve la nécessité de développer un produit financier dérisqué disposant d’une rentabilité de marché susceptible de faire le trait d’union entre la volonté des investisseurs et celle des épargnants de participer au financement de la résilience de la société et de la sauvegarde de leurs valeurs démocratiques ainsi que la nécessité de n’investir que sur des produits financiers proposant un bénéfice risque/rentabilité de « bon père de famille ».
      Afin d’atteindre cet objectif, il est proposé que les OFS émettent des obligations perpétuelles avec garantie d’État dont la labellisation « Souveraineté et résilience » favorisera l’inclusion de ces produits labialisés au sein des produits financiers distribués en France et bénéficiant d’un régime fiscal de faveur – dans le respect des règles prudentielles applicables aux institutions financières (Bâle III).

Enfin il est proposé d’agir au niveau européen

    1. Faisant la promotion dans le cadre d’InvestEU, de la Boussole stratégique et des chantiers prioritaires définis par le sommet de Versailles des 10 et 11 mars 2022 d’un modèle de véhicules hybrides de financement des PME-ETI stratégiques européennes ;
    2. En soutenant le développement au sein de la Commission d’un projet de « Taxonomie Souveraineté et résilience ».

 

References[+]


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