A2/AD chinois et liberté d’action aérienne dans le Pacifique occidental : gagner le conflit aéronaval à distance ?

Mis en ligne le 17 Oct 2023

A2/AD chinois et liberté d’action aérienne dans le Pacifique occidental : gagner le conflit aéronaval à distance ?

Dénier la liberté d’action et sanctuariser les approches aéronavales de la Chine pour repousser voire dissuader Washington d’intervenir. C’est l’option stratégique de type A2/AD (pour Anti-Access/Area Denial) que semble avoir choisie Pékin pour faire face à un possible conflit aux abords du détroit de Taïwan. L’auteur s’interroge sur cette stratégie, sur les moyens qui y sont dédiés et sur les réponses envisageables pour regagner de la liberté d’action face à cette posture asymétrique.

Jérôme Pupier

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Jérôme Pupier pour la revue Vortex 5 du CESA . Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de Calaméo.

Les tensions qui s’accumulent dans le détroit de Taïwan depuis quelques années suscitent des interrogations régulières sur la forme que prendrait un hypothétique conflit dans le Pacifique occidental. L’analyse de l’évolution des forces armées chinoises depuis le début du 21ème siècle n’a eu de cesse de souligner le développement et la maturation progressive d’une puissance militaire tournée vers la sanctuarisation de ses approches, la croissance vers le large de sa profondeur stratégique et le soutien à une stratégie agressive de revendications territoriales (Taïwan, mer de Chine méridionale). Dans la perspective d’une confrontation éventuelle avec les États-Unis autour de Taïwan, l’outil militaire chinois semble conçu pour priver Washington de la possibilité de déployer toute sa puissance aérienne et navale, instruments traditionnels de sa puissance militaire expéditionnaire. En ce sens, la posture chinoise dans le Pacifique occidental est souvent considérée comme s’inscrivant dans une stratégie A2/AD (pour Anti-Access/Area Denial), destinée à appuyer asymétriquement sur les faiblesses inhérentes à la projection de forces américaines. Les moyens développés par Pékin sont-ils suffisants pour repousser voire dissuader Washington d’intervenir dans la région ? La Chine vise-t-elle à remporter le conflit aérien et naval à distance, par le développement de ses systèmes de frappe à longue portée ? Quels moyens de réponse pour regagner de la liberté d’action face à un dispositif et une géographie asymétriques ?

Cet article vise à poser les paramètres de cette opposition, en suivant principalement l’angle de l’interaction entre les capacités de frappe à longue portée chinoises et la puissance aérienne américaine dans le Pacifique occidental.

Qu’est-ce que l’A2/AD ?

Formalisée dans son acception actuelle pour la première fois en 2003 par A. Krepinevich, B. Watts et R. Work du Center for Strategic and Budgetary Assessment (CSBA)[1], la notion d’A2/AD émerge dès la seconde moitié des années 1990. Les travaux de l’époque, notamment ceux du National Defense Panel mettent en avant les risques de la prolifération de capacités susceptibles d’attenter à la liberté d’action des États-Unis à travers le monde. La prolifération des moyens de frappe à longue distance, tant contre des cibles terrestres que contre des navires, ainsi que le développement de systèmes antiaériens intégrés de densité et de portée croissantes figurent à l’époque au premier rang des préoccupations américaines[2]. L’efficacité de cet ensemble serait sensiblement augmentée par une chaîne de moyens de détection et de ciblage accessibles grâce à la démocratisation des moyens de communication.

L’idée que les forces américaines puissent se voir priver d’accès à un théâtre (Anti-Access, A2) ou qu’elles s’y trouvent contraintes quand elles évoluent à l’intérieur de celui-ci (Area Denial, AD), procède d’une analyse de l’éclatante victoire de la coalition menée par les États-Unis au cours de la guerre du Golfe (1991). Un des éléments ayant précipité la défaite irakienne fut la passivité dont fit preuve le régime Baas au moment de la montée en puissance des forces de la coalition dans le Golfe arabo-persique, entre août 1990 et janvier 1991. La prouesse logistique du déploiement d’une force coalisée de près d’un million de soldats, de plus de 3 000 aéronefs, et de plusieurs centaines de navires fut grandement favorisée par l’absence d’entrave à sa mise en place. L’Irak laissa à la coalition tout le temps et l’espace nécessaires pour établir son dispositif, lui conférant in fine l’initiative pendant le combat. La campagne aérienne fut lancée à la date et selon les modalités optimales voulues par la coalition, avec l’ensemble des moyens nécessaires préalablement assemblés. Des attaques contre des nœuds logistiques et/ou des concentrations de forces, même sans occasionner de pertes significatives, auraient conduit la coalition à réagir, précipitant le début de la campagne aérienne avant que le rapport de force optimal ne soit atteint ou forçant les unités aériennes à se déployer à plus grande distance des frontières irakiennes.

Les premiers travaux sur l’A2/AD ont mis en lumière le fait que la passivité de l’armée irakienne devait, à l’avenir, relever de l’exception plutôt que de la norme. Face à un opposant actif et désireux de repousser la menace au plus loin ou de forcer son adversaire à se battre dans des conditions dégradées, la phase de montée en puissance des forces coalisées serait sans doute beaucoup mieux exploitée. Pour les armées américaines, nécessairement appelées à opérer loin de leurs frontières, les points d’appui (bases aériennes et navales, principalement) permanents ou temporaires permettant de se déployer à travers le globe constituent des positions vulnérables et critiques. La puissance aérienne ne peut, de même, tenir son rôle si essentiel dans le combat occidental que dans le cas où elle dispose d’un soutien (ISR, ravitaillement, logistique) proportionné aux besoins d’un théâtre.

La Chine apparaît au premier rang de ces adversaires potentiels cherchant à exploiter, à leur avantage, les capacités offertes par la combinaison de moyens A2/AD et l’asymétrie géographique.

Chine, A2/AD et frappe à longue portée

La montée en puissance des forces militaires chinoises, à compter de la fin des années 1990, fut l’un des catalyseurs des réflexions des stratégies A2/AD. La Chine semble avoir construit un arsenal complet dédié à une stratégie A2/AD dans le Pacifique occidental[3] : elle a développé des moyens de frappe à longue portée contre des cibles terrestres et navales, via des missiles de tous types ; densifié et intégré son système de défense aérienne ; et fait émerger des capacités antimissiles et antisatellites.

Il convient toutefois de rappeler que si la question de l’établissement d’une stratégie A2/AD par la Chine est régulièrement évoquée, la notion elle-même correspond à une vision occidentale plaquée sur des développements capacitaires chinois. L’acquisition et le développement par Pékin de systèmes anti-aériens longue portée ou de missiles balistiques anti-navires (antiship ballistic missiles, ASBM) relèvent bien des moyens A2/AD. Pour autant, la réflexion stratégique chinoise n’évoque pas, et endosse encore moins, la notion de stratégie A2/AD en tant que telle.

La Science of Military Strategy 2020[4], l’un des rares documents publics chinois de réflexion stratégique, rappelle en effet que la Chine poursuit une stratégie de « défense active » qui consiste à repousser une agression par le biais d’actions offensives. Fondée sur une conception intégrée de la stratégie incluant instruments militaires et non-militaires de puissance, elle contient un volet de « dissuasion stratégique » dont l’objectif est de « créer une situation stratégique favorable afin de contenir les conflits armés et les guerres, retarder le déclenchement des guerres, arrêter l’escalade et l’expansion des guerres, éviter ou réduire des dommages de la guerre »[5]. Cette conception de la dissuasion chinoise se distingue par son caractère itératif (elle peut être mise en œuvre dans toutes les phases d’une crise ou d’un conflit) et multiforme (nucléaire, conventionnelle, spatiale, informationnelle et « populaire »).

Le développement des capacités de frappe de précision à longue portée par la Chine correspond parfaitement à ce double impératif de dissuasion stratégique et de défense active. L’acquisition par la Chine de vecteurs conventionnels précis, échelonnés jusqu’à la portée intermédiaire, offre des options de gestion progressive de l’escalade pour dissuader une intervention américaine. Selon les dynamiques de crise, Pékin peut opter pour la menace ou la conduite de frappes dont l’ampleur peut être calibrée, afin de tenir à distance les forces américaines ou fortement contraindre leur liberté d’action dans le théâtre. La Science of Military Strategy de 2020 indique clairement que des frappes d’avertissement limitées, destinées à démontrer la capacité et la détermination à frapper, peuvent être employées dans une logique de gestion de l’escalade[6]. La modernisation des forces armées chinoises a ainsi ouvert la voie à des options d’actions conventionnelles graduées, destinées à générer des effets démonstratifs à des fins de découragement. Une frappe, éventuellement préalable au conflit, menée de manière à minimiser les dégâts et les victimes (préparation au tir délibérément visible, avertissement préalable par un canal de communication direct ou indirect) démontrerait la vulnérabilité des forces adverses et le coût potentiel d’une campagne de frappes non limitée.

Parallèlement, les effets des systèmes de frappe à longue portée destinés à neutraliser au loin et au sol la puissance aérienne ennemie s’inscrivent pleinement dans une logique de défense active. La notion d’« attaque stratégique antiaérienne » détaillée dans l’édition de 2020 de la Science of Military Strategy inclut un volet de frappes à longue portée pour neutraliser les infrastructures aéroportuaires, les pistes et les aéronefs au sol afin réduire considérablement la menace de la puissance aérienne[7]. Enfin, plus généralement, le document résume assez simplement l’utilité de la frappe à distance. Celle-ci permet en l’occurrence de « se battre avec des moyens de frappes à longue portée asymétriques, sans contact et non linéaires, dégrader le système de combat de l’ennemi, le forçant à se battre contre nous dans des situations inattendues, des environnements mal préparés, en employant des moyens incomplets et des tactiques choisies hâtivement »[8].

La place de ces moyens de frappe conventionnelle à longue portée s’est accentuée et crédibilisée avec la réforme de l’outil militaire chinois en 2015. La traduction la plus concrète de cette évolution est la transformation du Second corps d’artillerie, spécialisé depuis sa création dans les frappes nucléaires sol-sol, en Force des lanceurs (People’s Liberation Army Rocket Force, PLARF) aux missions conventionnelles (ou duales) clairement énoncées. À cette transformation s’ajoute la mise en place d’une Force de soutien stratégique (People’s Liberation Army Strategic Support Force, PLASSF) qui a la responsabilité de développer une architecture de frappe complète, notamment via des moyens satellitaires.

Si les vecteurs tendent à retenir l’attention, la chaîne de ciblage et le système de commandement et de contrôle (C2) sont également essentiels à la conduite d’une campagne de frappe efficace. Bien qu’il soit compliqué aujourd’hui de discerner, sur la base de données publiques, la cohérence de l’architecture de frappe mise en place par la Chine, on note des investissements financiers considérables sur l’ensemble de la chaîne. Outre les vecteurs mobiles à propulsion solide évoqués précédemment, la Chine disposait de plus de 260 satellites dédiés à des missions d’Intelligence, Surveillance, Reconnaissance (ISR) à la fin de l’année 2020, un nombre ayant doublé depuis 2018[9]. À court terme, Pékin pourrait surveiller de manière continue l’ensemble du Pacifique occidental, à commencer par Taïwan, compliquant les manœuvres de déception destinées à tromper son processus de ciblage. Les plus grandes incertitudes demeurent sans doute sur la constitution d’un C2 moderne qui conjuguerait efficacement vitesse de mise en œuvre des vecteurs et taux important de rafraîchissement des données de ciblage. Si l’on en juge néanmoins par l’emphase mise sur la notion de supériorité informationnelle dans les réflexions autour du contrôle des opérations, le besoin d’un C2 rapide est clairement identifié. L’absence de retours opérationnels réels est un frein à la compréhension des performances réelles de la Chine, y compris pour elle-même et sa propre évaluation. Néanmoins, la cohérence de l’effort consenti sur le segment de frappe à longue portée doit pousser à évaluer sérieusement les capacités chinoises dans le domaine.

La place des systèmes de frappe de précision à longue portée chinois face à Taïwan

Les systèmes de frappe de précision de longue portée occupent une place centrale dans le dispositif défensif chinois du Pacifique occidental. Pékin a accumulé ces vecteurs, notamment balistiques sol-sol, pour atteindre un stock dépassant le millier d’exemplaires selon le dernier Chinese Military Report (CMP) de 2022[10]. Répartis majoritairement au sein des commandements de Théâtre oriental et sud, ces systèmes font principalement face à Taïwan.

L’emploi de vecteurs balistiques conventionnels à propulsion solide, comme ceux des gammes DF-11, DF-15 et DF-16, réduit considérablement le temps de préparation en cas de frappe à grande échelle. Pékin a démontré sa capacité à conduire des tirs coordonnés d’une dizaine de missiles depuis des zones de tirs sommairement préparées lors des frappes menées en réponse à la visite à Taïwan de Nancy Pelosi, Présidente de la Chambre des Représentants des États-Unis en août 2022. Avec un temps de préparation de mission réduit[11] et une durée de vol extrêmement courte pour traverser le détroit, la mise en place de mesures actives (mise en alerte des défenses) ou passives (relocalisation des cibles mobiles, évacuation des cibles non durcies) des Taïwanais serait conditionnée par une réactivité maximale, dont l’exigence est difficile à maintenir dans la durée. Pékin ne manquera pas d’exploiter chaque opportunité de « provocation » pour normaliser des activités de préparation dès le temps de paix : dispersion des vecteurs, répétition des procédures de tirs, stationnement de moyens hors des bases ou entraînement aux tirs depuis les garnisons. In fine, l’objectif est de pouvoir, le jour venu, frapper en premier et engager le combat dans la situation la plus favorable possible, au besoin par une frappe massive de plusieurs centaines de vecteurs.

Si la quantité de missiles balistiques de courte portée peut paraître importante, il convient de la mettre en perspective avec les moyens nécessaires à la neutralisation de l’appareil militaire taïwanais. Les effets de chaque salve de missiles sont limités du fait du nombre de lanceurs disponibles (200 selon le CMP[12], 225 selon le Military Balance 2023[13]), au nombre de missiles nécessaires à la neutralisation d’une cible, de la précision terminale des missiles, des capacités d’interception des défenses et de régénération adverses (certaines cibles, comme les pistes, pouvant être remises en service). L’emploi d’autres vecteurs, comme des missiles de croisière ou des drones, dont la mise en œuvre est plus lente et potentiellement plus visible, a fortiori dans le cas des missiles aéroportés, est pertinent s’il est séquencé avec l’action balistique. Un tel emploi s’inscrirait alors dans une logique d’exploitation destinée à frapper d’autres cibles, dans un environnement où les défenses aériennes n’auraient été qu’impartialement neutralisées et donc peu propice à l’emploi d’aéronefs habités.

L’emploi de vecteurs balistiques pour une campagne de frappe à grande échelle et de longue durée est fortement contraint par le coût élevé des missiles et par leur charge utile limitée d’environ 500 à 1 000 kg. Ces paramètres sont à mettre en perspective avec la capacité d’emport des avions de chasse chinois modernes comme le J-16, capable de soutenir plus de sept tonnes d’armement. Le CSBA estimait dès 2016 que l’armée de l’Air chinoise serait capable de produire un volume de feu supérieur à la totalité de la Force des lanceurs en une seule journée de sorties[14].

Dans l’optique d’une campagne de frappes systémiques, destinés à désorganiser le dispositif militaire taïwanais afin de forcer sa reddition ou favoriser une opération de débarquement, le séquençage entre des frappes combinant fulgurance et saturation pour désarticuler l’adversaire, suivi d’un emploi des avions de chasse pour exploiter cet avantage, semblent un cheminement logique. L’aviation de combat chinoise pourrait mener des missions de bombardement sur Taïwan en profitant de la proximité des bases aériennes chinoises de leur objectif, si elles ne sont pas entravées dans leur action par une intervention américaine.

Systèmes de frappe à longue portée et points d’appui américains dans le Pacifique occidental

Si aucun objectif potentiel de la « province rebelle » ne se trouve à plus de 400 km de ses côtes, la Chine a néanmoins développé des vecteurs de plus longue portée, destinés à frapper bien au-delà du détroit de Taïwan. Face à la possibilité d’un engagement des États-Unis, dont l’ « ambiguïté stratégique »[15] est destinée à compliquer le calcul chinois, Pékin a constitué un arsenal de vecteurs duaux – conventionnels et nucléaires – qui menace clairement les forces et points d’appui américains dans la région. Ces moyens offrent des outils de gestion progressive de l’escalade et forment une première ligne de défense face aux forces aériennes et navales des États-Unis.

Le développement des capacités américaines de frappe de précision à longue portée a généré en Chine le sentiment d’une perte de profondeur stratégique et d’une vulnérabilité face aux attaques aériennes employant des munitions guidées de précision. Pour y répondre, la Chine a développé le concept d’opérations d’« attaque stratégique antiaérienne »[16]. D’une part, la combinaison de moyens air-air et sol-air longue portée doit empêcher les forces adverses de s’approcher trop près de la Chine. Les Américains doivent donc s’en remettre à l’emploi de moyens de frappe à distance de sécurité (stand-off). D’autre part, les capacités de frappe à longue portée doivent neutraliser les infrastructures nécessaires pour mettre en œuvre ces moyens de frappe stand-off. S’il est impossible d’empêcher des plateformes aériennes équipées de moyens de frappe à distance de sécurité de toucher des objectifs sur le théâtre, leur interdire l’accès aux points d’appui les plus proches de la Chine susciterait un allongement des missions. Leur durée de vol étant allongée, le taux de sorties et le volume de feu seraient mécaniquement réduits. Pékin prive ainsi les forces américaines de la capacité à produire des vagues répétées et massives et force Washington à choisir entre régularité ou volume des salves.

Les vecteurs de courte portée déployés face à Taïwan (> 1 000 km) évoqués précédemment peuvent également cibler la base aérienne de Kadena, à Okinawa, seul point permettant la conduite d’opérations au-dessus de Taïwan par des chasseurs tactiques sans recourir à des ravitaillements en vol. Au-delà, la Chine dispose également de vecteurs balistiques et de croisière de portée moyenne, dont les différents missiles de la gamme DF-21 (classe 1 500 – 2 000 km) qui couvrent l’ensemble des archipels japonais et philippins ou le DF-17, annoncé comme doté d’un planeur hypersonique pouvant pénétrer les défenses antimissiles. Enfin, Pékin s’est doté d’un missile à capacité duale de portée intermédiaire, le DF-26 (classe 3 000 – 4 000 km) qui place les infrastructures stratégiques sur l’archipel de Guam à la merci d’une frappe chinoise en une quinzaine de minutes. Ces vecteurs, tous à propulsion solide et sur lanceurs mobiles, offrent des possibilités de mise en œuvre rapide et se révèlent adaptés à des actions de signalement, renforcées par leur caractère dual.

Au-delà des infrastructures au sol, Pékin doit pouvoir éloigner ou neutraliser les capacités essentielles que sont les ravitailleurs, les vecteurs ISR américains et l’ensemble de la chaîne logistique indispensable à la conduite d’une campagne de longue durée. L’élongation du théâtre, a fortiori si les bases aériennes proches des côtes chinoises sont impraticables, nécessitera que les ravitailleurs de l’US Air Force se positionnent plus près de la zone d’opérations. Ils pourraient se retrouver à portée des systèmes sol-air ou des missiles air-air longue portée chinois. Les aéronefs ISR, AWACS ou les moyens dédiés aux missions de ciblage indispensables pour maintenir une compréhension en temps réel des événements sont soumis à la même menace. Ces éléments-clés du dispositif américain sont également vulnérables à des frappes sur les installations où ils se déploieraient. À la différence des avions de combat tactiques de petite taille, ils ne peuvent être protégés dans des hangars durcis et être abrités contre les effets de simples sous-munitions.

La géographie insulaire du Pacifique occidental limite les possibilités de dispersion des forces et contraint aux concentrations de moyens sur un nombre restreint de bases, souvent situées sur des îles (Guam, Okinawa). Ces particularités géographiques engendrent des configurations opposées chez les deux rivaux. La Chine peut profiter de l’étendue de son territoire pour disperser ses moyens de frappes, ses moyens défensifs terrestres et aériens, réduisant leur vulnérabilité aux attaques adverses, tout en maintenant sa capacité à concentrer les effets sur un nombre de cibles relativement réduit à l’échelle du théâtre. À l’inverse, pour les États-Unis, la concentration des forces aériennes sur une demi-douzaine de sites, tous à portée des vecteurs chinois, balistiques ou non, est un facteur de vulnérabilité accrue. Si la neutralisation simultanée de toutes les bases américaines dans le Pacifique nécessiterait une quantité de moyens considérable, se comptant en centaines de cibles à neutraliser[17], la Chine dispose d’un outil flexible de gestion de l’intensité du conflit, allant de la menace d’emploi à la conduite de frappes de démonstration illustrant la fragilité du dispositif américain.

La Chine : aspects aéronautiques et technologique
La carte ci-dessus illustre assez nettement la différence en termes d’implantations et d’élongation entre une Chine évoluant dans son environnement stratégique immédiat et des États-Unis soumis à la « tyrannie de la géographie » et des élongations. L’établissement de nouvelles implantations aux Philippines, dans le cadre du réchauffement des relations entre Washington et Manille, offrirait un nouveau point d’appui américain à proximité immédiate de la mer de Chine et sur un territoire – l’île de Luzon – disposant d’options de desserrement plus nombreuses.

À ces implantations fixes s’ajoutent évidemment les groupes aéronavals américains. La puissance de feu combinée du groupe aérien embarqué et des bâtiments d’escorte est considérable. Mais ceux-ci sont désormais vulnérables aux tirs de missiles anti-navires chinois, notamment les ASBM dont le célèbre DF-21D. Les navires ne peuvent plus évoluer aussi près de Taïwan qu’en 1996, lorsque, dans une démonstration de force, les deux groupes aéronavals avaient été dépêchés pour mettre fin à la crise du détroit.

Si les questions de la précision réelle des vecteurs ou de la capacité de Pékin à détecter et désigner des cibles mobiles et protégées comme des groupes aéronavals sont encore sans réponse évidente, la situation tend à présent à se clarifier. Le développement combiné d’architectures spatiales ISR reposant sur des satellites de renseignement électromagnétique, des satellites SAR (synthetic aperture radar), et des satellites optiques offre d’ores et déjà à la Chine des moyens de surveillance du Pacifique occidental pour repérer les groupes aéronavals américains et fournir des données de ciblage précises aux systèmes anti-navires à longue portée[18]. Des incertitudes perdurent sur la précision des vecteurs et leur capacité à se recaler en vol pour frapper des cibles mobiles. Elles ne pourront être totalement levées que par leur emploi opérationnel.

On note toutefois plusieurs éléments soulignant la confiance des Chinois sur cette problématique. Ces dernières années, Pékin a conduit des manœuvres de signalement lors de ses tests de missiles antinavires en construisant, dans ses polygones d’essais, des répliques fidèles et parfois mobiles de navires américains (destroyers, navires amphibies et porte-avions). Alors que les systèmes de guidage des missiles pourraient être testés sur des répliques plus discrètes, imitant les signatures recherchées par les autodirecteurs (radar ou infrarouge), Pékin a fait le choix de s’entraîner sur des silhouettes aisément repérables et reconnaissables pour signifier de manière publique ses intentions et ses capacités. Autre facteur paraissant souligner la confiance de Pékin dans ses capacités ASBM, la Chine a fait publiquement état de la mise en service de versions aéroportées et navales de ces missiles, respectivement emportées par le bombardier stratégique H-6N et le croiseur Type 055. Sans lever toutes les incertitudes, ces évolutions capacitaires semblent prouver que la Chine considère la solution ASBM comme suffisamment efficace pour l’intégrer sur des plateformes jusqu’alors dévolues à l’emport de missiles de croisière potentiellement plus vulnérables aux défenses antimissiles américaines. Ces porteurs, notamment aériens, offrent la possibilité d’étendre encore la zone de couverture potentielle des missiles et de contraindre l’aéronavale américaine à s’éloigner du théâtre d’opérations.

Fortifier ou enjamber, les réponses américaines aux menaces de frappes chinoises dans le Pacifique

La prise en compte des moyens de frappe à longue portée déployés par la Chine dans le Pacifique occidental fait peser une contrainte considérable sur les forces aériennes des États-Unis. Outre l’asymétrie géographique précédemment développée, le face-à-face entre Washington et Pékin relève aussi d’une asymétrie d’intérêts d’un côté, une puissance américaine évoluant sur des territoires étrangers ou internationaux, loin de chez elle, de l’autre la Chine dont les opérations seraient menées depuis son territoire et dans son voisinage immédiat pour garantir sa vision de sa souveraineté.

Parmi les réflexions américaines portant sur la manière de contrer l’A2/AD chinois, deux axes d’efforts semblent apparaître. D’une part, Washington investit dans le domaine des défenses, actives comme passives, pour réduire les effets d’une frappe conventionnelle chinoise. La mise en place d’une défense multicouches à Guam, érigée au rang de priorité de la dernière Missile Defense Review[19] doit contraindre la Chine à augmenter sensiblement le coût opérationnel d’une attaque contre ce qui demeure le seul territoire américain de la région. La recherche de nouvelles implantations, notamment aux Philippines, s’inscrit dans une logique de défense passive par la multiplication des implantations, tandis que des travaux de durcissement (C2, hangars, dépôts) ou le recours à la mobilité (radars) compliquent le ciblage et limitent les effets des armes à sous-munitions, adaptées pour neutraliser des aéronefs parqués à découvert. La Chine peut construire plus rapidement de nouveaux vecteurs que les États-Unis ne peuvent multiplier les points d’appui et accroître leurs fortifications. Pour autant, les Américains peuvent rendre des actions limitées plus difficiles à mener et des actions de grande ampleur plus coûteuses. L’accumulation initiale de moyens importants par les Chinois pour assurer leurs frappes fournirait par ailleurs un signal sur leur intention.

D’autre part, les États-Unis investissent dans les moyens susceptibles de réduire leur dépendance aux points d’appui dans la région. Le concept d’Agile Combat Employment de l’US Air Force encourage les manœuvres de desserrement vers des bases secondaires pour continuer à opérer, et ce même si les bases principales sont neutralisées. Si les options ne sont pas toujours nombreuses, notamment à Okinawa ou Guam, elles ont le mérite de compliquer le plan de frappe adverse et de réduire les risques d’incapacité durable à opérer. L’ambition de l’Air Force de se doter de ravitailleurs furtifs pour opérer au plus près des environnements aériens contestés via le programme KC-Z (ou le drone ravitailleur MQ-25A opérant depuis les porte-avions pour la Navy) traduit la prise de conscience du risque que fait peser sur les opérations la puissance de feu chinoise. Surtout, l’acquisition d’au moins 100 exemplaires du bombardier lourd furtif B-21 Raider, dont la capacité à opérer sans soutien à longue distance est régulièrement mise en avant, constitue un vecteur indispensable pour garantir un volume de feu substantiel dans la durée.

Conclusion

Si un duel s’annonce dans le Pacifique occidental, la dépendance des forces américaines envers des infrastructures implantées sur le territoire d’États étrangers suscite de fortes interrogations pour Pékin comme pour Washington. La Chine pourrait-elle conduire des frappes sur le territoire de ces États souverains sans nécessairement les entraîner contre elle dans un conflit ? Les États-Unis pourront-ils compter sur le soutien de leurs alliés en cas de crise aiguë menaçant de dégénérer en conflit régional ? In fine, une contribution majeure des Alliés de Washington pourrait être la mise à disposition de leurs territoires pour les transformer en « porte-avions insubmersibles ». Si le Japon, la Corée du Sud ou les Philippines apparaissent comme des États critiques pour mener des actions de combat à proximité immédiate du théâtre, les États-Unis pourraient également chercher à installer des bases arrières, éloignées des moyens de frappe chinois, sur le territoire de l’Australie ou bien parmi les États insulaires du Pacifique, dont la France.

References[+]


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