Alors que l’ombre portée du nucléaire militaire concerne deux conflits majeurs en cours, en Ukraine voire au Moyen-Orient, ce papier sous forme d’entretien offre des repères indispensables pour aborder cette problématique. Le papier remet en contexte historique ce fait stratégique majeur que constitue le nucléaire militaire et l’inscrit au sein de trois âges, permettant ainsi d’en saisir les continuités et transformations, notamment au regard des doctrines ou des techniques associées. La particularité française, la question de l’articulation entre dissuasion nucléaire et moyens conventionnels, mais également le principe même de dissuasion sont également abordés.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Entretien avec Paul Zajac, « Le nucléaire militaire et ses trois âges ; entretien avec Paul Zajac », CESA, revue Vortex n°6 de juillet 2024. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site du CESA.
Entretien avec Paul Zajac, Directeur des affaires stratégiques au sein de la Direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives.
Vous êtes aujourd’hui à la tête de la direction des affaires stratégiques au sein de la Direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives. Depuis quand vous intéressez-vous aux affaires nucléaires militaires ? Quels dossiers avez-vous eu à traiter dans ce domaine précédemment ? Pouvez-vous nous présenter la direction que vous dirigez ?
Paul Zajac : Permettez-moi d’abord un petit rappel sur la Direction des applications militaires (DAM) du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), dirigée depuis avril 2024 par Jérôme Demoment. La DAM a été créée en 1958 par le général de Gaulle pour assurer la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’oeuvre du programme nucléaire de défense français : c’est encore aujourd’hui le coeur de sa mission. La DAM est responsable de la conception, du développement, de la fabrication, du maintien en condition opérationnelle et de la mise à disposition aux Armées de l’ensemble des têtes nucléaires. Elle assure aussi la maîtrise d’ouvrage pour la conception des chaufferies nucléaires et la fourniture des coeurs des bâtiments à propulsion nucléaire de la Marine nationale (sous-marins et porte-avions). Enfin, elle fournit à l’État une expertise clef pour la lutte contre la prolifération nucléaire et garantit la disponibilité comme la pérennité des matières stratégiques nécessaires aux armes et à la propulsion nucléaire.
Au sein de la DAM, la direction des affaires stratégiques que je dirige remplit plusieurs fonctions. Tout d’abord, elle contribue au travail d’analyse et de prospective stratégique sur les enjeux de dissuasion nucléaire, au bénéfice de la DAM et de la communauté du nucléaire de défense dans son ensemble. L’enjeu est ici de contribuer à la compréhension de notre environnement stratégique, de ses évolutions et de ses conséquences pour notre dissuasion. Ensuite, elle exerce une fonction de soutien de la recherche et de l’enseignement sur les questions stratégiques et de dissuasion. Il n’existe pas dans l’université en France d’équivalent des « War Studies » américaines ou britanniques. C’est une lacune importante, particulièrement pour un État doté. Depuis presque une dizaine d’années, il y a un effort concerté pour structurer et soutenir une filière d’études stratégiques. La direction des affaires stratégiques de la DAM y contribue activement, en particulier à travers sa coopération avec le Centre interdisciplinaire sur les enjeux stratégiques qui a été créé à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Enfin, la direction des affaires stratégiques contribue aussi au débat public sur la dissuasion nucléaire et les enjeux stratégiques, qui est un élément clef dans une démocratie comme la nôtre, où la politique de défense doit être étroitement liée à un esprit de défense partagé, lui-même soutenu par un débat informé, rationnel et ouvert sur les enjeux de défense.
J’arrive à ces fonctions avec derrière moi une carrière de diplomate, consacrée d’une part aux questions politico-militaires, d’autre part au travail d’anticipation et de prospective stratégique. J’étais jusqu’à récemment sous-directeur des affaires stratégiques au sein du ministère des Affaires étrangères, chargé de notre politique avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et des questions de défense européenne ainsi que de l’instruction des conseils de défense et de sécurité nationale pour le compte du MEAE. Au cours des deux dernières années, j’ai principalement travaillé à la coordination avec nos alliés et partenaires de notre action dans la guerre d’Ukraine. En poste dans nos ambassades à Washington et Berlin, j’ai également travaillé à la relation bilatérale avec ces deux partenaires clefs. C’est avec cette expérience que j’ai rejoint la DAM, convaincu que l’évolution du contexte stratégique doit nous conduire à réinvestir la dissuasion nucléaire.
En quoi les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki amorcent-ils une révolution dans les domaines militaires et des relations internationales ? La nature politique de l’arme ne s’impose que progressivement. Le général MacArthur veut par exemple lancer entre 30 et 50 bombes atomiques sur les forces communistes alors qu’il est soumis à une violente contre-offensive chinoise pendant la guerre de Corée. Il pense alors pouvoir conclure la guerre en 10 jours. Comment cette domination du politique triomphe-t-elle dans les faits ? Est-elle vérifiée partout aujourd’hui ?
Paul Zajac : Au départ, l’arme nucléaire n’est pas immédiatement liée au concept de dissuasion. Elle est d’abord une arme d’emploi, qui s’inscrit dans la continuité des bombardements aériens conduits pendant la Seconde Guerre mondiale par les forces alliées : le bombardement de Dresde en 1945 fait environ 25 000 morts, principalement civils ; les bombardements de Tokyo dans la première moitié de 1945 font probablement près de 100 000 morts, là aussi civils. Ceux sur Hiroshima et Nagasaki s’inscrivent dans une vaste campagne de bombardements massifs conduite par les États-Unis contre le Japon. À l’origine, la bombe atomique est perçue comme une super-arme conventionnelle, une arme de rupture stratégique qui mit fin à la Seconde Guerre mondiale.
Mais la rupture provoquée par la puissance de destruction de la bombe atomique conduit à une mutation profonde de la pensée stratégique. Vous connaissez la fameuse formule du stratège américain Bernard Brodie dans son ouvrage The Absolute Weapon (1946) : « Jusqu’ici, l’objectif essentiel de nos chefs militaires a été de gagner des guerres. À partir de maintenant, leur but principal doit être de les prévenir. »[1] En octobre 1945, l’amiral français Raoul Castex avait déjà développé les éléments précurseurs de ce qui deviendra la théorie de la dissuasion, dans un article de la Revue de Défense nationale intitulé « Aperçus sur la bombe atomique »[2].
C’est cependant le premier essai nucléaire soviétique en 1949 qui va inciter les stratèges américains à lier un peu plus l’arme nucléaire à une doctrine de dissuasion et à construire progressivement une relation dissuasive avec l’URSS. Lorsque le général MacArthur propose l’emploi de la bombe nucléaire dans la guerre de Corée, il raisonne encore comme le commandant des forces du Pacifique qu’il a été à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Or, une nouvelle ère stratégique a commencé avec la Guerre froide et l’accession de l’URSS à l’arme nucléaire.
Le primat du politique sur le militaire se traduit alors de la manière la plus simple et explicite : le limogeage du général MacArthur par le président Truman en avril 1951, en raison de leurs multiples désaccords et en dépit de sa grande popularité auprès de l’opinion publique américaine. Les déclarations de MacArthur avaient d’ailleurs suscité l’inquiétude au-delà des États-Unis, comme en atteste la visite du Premier ministre britannique Clement Attlee à Truman en décembre 1950, pour plaider contre l’emploi non concerté d’armes nucléaires. Leur puissance singulière a donc renforcé la nécessité du primat du politique sur le militaire : il ne s’agit pas d’une arme comme une autre dont la décision d’emploi pourrait être prise autrement que par le pouvoir exécutif. Ce principe vaut toujours pour les puissances dotées.
L’ère nucléaire est parfois divisée en trois âges. La Guerre froide correspond grossièrement au premier de ces âges nucléaires. Pouvez-vous nous en dire quels en sont les fondements ? Deux grandes crises diplomatiques scandent ce premier âge : celle de Cuba en 1962 puis celle des Euromissiles au début des années 80. Quelles sont leurs conséquences ?
Paul Zajac : Les découpages historiques sont nécessairement simplificateurs, même s’ils ont le mérite d’apporter de l’intelligibilité à la succession des faits. Par commodité, on peut en effet distinguer trois ères nucléaires. La première est celle de la Guerre froide, où s’élaborent les doctrines de dissuasion qui vont progressivement viser, à travers les crises successives, à un objectif de « stabilité stratégique » dans la relation américano-soviétique.
L’arme nucléaire structure et détermine véritablement la compétition entre les deux Grands. L’URSS et les États-Unis vont se livrer à une intense compétition autour de la puissance (accès à l’arme thermonucléaire) et de la quantité des têtes, autour des vecteurs, des défenses antimissiles et enfin du mirvage des vecteurs. L’obsession de l’un et de l’autre est d’éviter une première frappe de décapitation et d’assurer la survivabilité de leurs forces pour garantir une capacité de frappe en second. Mais l’accroissement des arsenaux qui en résulte augmente à son tour la crainte chez l’adversaire d’une frappe préemptive. C’est le cercle classique du dilemme de sécurité, poussé à l’extrême – voire à l’absurde – par la nature de l’arme nucléaire : en 1986, l’arsenal mondial comprend près de 70 000 têtes nucléaires déployées.
Dans les premières décennies de la Guerre froide, il n’y a pas encore de grammaire partagée ni de relation de dissuasion stabilisée. C’est ce qui rend les crises de Berlin (1958-1961) puis de Cuba en 1962 particulièrement dangereuses. Dans les deux cas néanmoins, l’existence même de l’arme nucléaire force les dirigeants à faire preuve de retenue, dans un contexte d’incertitude extrême. Elle les conduit aussi, à l’issue de ces crises, à mettre en place un espace minimal de coopération pour éviter les risques d’escalade incontrôlée.
La crise de Cuba a ainsi posé les bases des principaux mécanismes de déconfliction nucléaire amenés à se développer jusqu’à la fin de la Guerre froide. Elle a souligné la nécessité de disposer de lignes de communication directe entre Washington et Moscou en cas d’urgence, afin d’éviter qu’une mauvaise compréhension des intentions de l’adversaire ne dérive en conflit nucléaire faute de dialogue. Elle a également marqué la prise de conscience d’une nécessaire régulation de la course aux armements nucléaires et a notamment abouti à la signature, en août 1963, du Traité d’interdiction partielle des essais nucléaires entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’URSS.
Une nouvelle phase de tension se produit à la fin des années 1970 et au début des années 1980 avec le déploiement en Europe de missiles soviétiques SS-20 de portée intermédiaire, qui cherche à provoquer un découplage entre les États-Unis et l’Europe. Après une phase de course aux armements visant à rétablir un équilibre stratégique et à accroître la pression sur l’URSS (à la suite de la « double-décision » de l’OTAN de 1979[3]), la négociation s’engage avec Gorbatchev. Avec la signature du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (1987), les États-Unis et l’URSS ne se contentent plus d’une limitation réciproque de leurs systèmes d’armement, mais approuvent le premier traité de l’histoire éliminant une catégorie d’armes à part entière. Ce traité représente donc l’apogée du processus de maîtrise des armements de la Guerre froide. C’est cet héritage que la Russie a décidé de violer depuis le début des années 2010.
Les principales doctrines nucléaires émergent à cette époque. Quels sont les principes qui les fondent, en dehors de celle de la France ?
Paul Zajac : La crainte majeure partagée par les stratèges américains et soviétiques était la possibilité d’une première frappe désarmante qui viendrait détruire leurs capacités nucléaires. Pour que la dissuasion fût crédible, il était donc nécessaire de développer une capacité de frappe en second, indiquant clairement à l’adversaire qu’une frappe en premier serait suivie d’une inévitable riposte nucléaire. Cette évolution doctrinale, notamment liée aux développements technologiques de l’époque, était au coeur de la destruction mutuelle assurée entre les États-Unis et l’URSS.
Entre les deux Grands, l’autre problème est évidemment le théâtre européen. Pour les États-Unis, la question est de savoir comment rendre suffisamment crédible la garantie de sécurité qu’ils ont accordée à travers le Traité de Washington en 1949 – y compris et surtout dans sa dimension nucléaire – pour dissuader Moscou de la mettre à l’épreuve. Comment convaincre qu’ils seraient vraiment prêts à risquer une guerre nucléaire totale pour protéger des États tiers alliés des États-Unis ? À l’inverse et de manière symétrique, l’objectif constant de Moscou (qui n’a pas vraiment changé aujourd’hui d’ailleurs) est de provoquer un « découplage » de la sécurité transatlantique, en cherchant à créer des dilemmes pour Washington, afin de démontrer que les États-Unis ne seraient pas prêts à mettre en jeu leur sécurité pour protéger l’Europe.
C’est pour répondre à ce problème de crédibilité de la dissuasion élargie que les Américains vont abandonner la doctrine des représailles massives, adoptée en 1954, qui n’est plus crédible dès lors que l’URSS a les moyens de frapper directement le territoire américain. Ils vont alors développer la fameuse doctrine de la riposte graduée (1962), qui prévoit en fait de transformer le territoire européen en champ de bataille nucléaire, sans conduire nécessairement à un échange nucléaire visant les systèmes centraux sur le territoire de ces deux grandes puissances. La doctrine soviétique est plus difficile à interpréter car, délibérément, elle accorde une plus grande part à l’ambiguïté, voire à la dissimulation. Après avoir maintenu que l’objectif était de remporter une guerre en Europe en lui conférant une dimension nucléaire totale et immédiate, la doctrine et la planification soviétiques semblent évoluer vers un emploi sur le théâtre européen, en miroir à la riposte graduée américaine. Les deux Grands se rejoignent en quelque sorte pour envisager l’arme nucléaire comme une arme d’emploi pour s’affronter sur le territoire européen, et comme une arme de dissuasion pour sanctuariser leurs territoires respectifs.
C’est à cette période que s’élaborent les grands concepts de la dissuasion auxquels on se réfère toujours aujourd’hui pour penser la situation stratégique actuelle, dans ses similitudes et ses différences avec les périodes antérieures.
Le deuxième âge nucléaire s’étend de la fin de la Guerre froide jusqu’au retour de la rivalité entre grandes puissances. À ce moment, la dissuasion semble passée de mode. Les missiles conventionnels de précision peuvent apparemment neutraliser ou détruire des cibles stratégiques en limitant l’ampleur de la force utilisée. Peut-on les considérer comme une alternative sérieuse ?
Paul Zajac : On considère habituellement que la fin de la Guerre froide ouvre un deuxième âge nucléaire, qui sera caractérisé par une peur et une aspiration. La peur, c’est celle d’une prolifération nucléaire sans frein. La grande crainte du début des années 1990 est que l’effondrement de l’URSS ne conduise à une dispersion des capacités et des savoir-faire soviétiques. L’aspiration, c’est celle de réduire le rôle des armes nucléaires et la crainte qu’elles inspirent. Ce sont les présidents américains, Jimmy Carter puis Ronald Reagan, qui avaient les premiers formulé une ambition pour l’abolition des armes nucléaires, dès les années 1970-1980, en pleine crise des Euromissiles.
Cette crainte et cette ambition ont partie liée : à la fin de la Guerre froide, les États occidentaux dotés vont redoubler d’ambition en matière de désarmement afin, espèrent-ils, de limiter le risque de prolifération par l’exemple qu’ils donneront. La France est allée très loin dans cette logique au cours des années 1990. C’est le raisonnement que suit le président Mitterrand lorsqu’il décide du moratoire sur les essais nucléaires en même temps que le pays rejoint le Traité de non-prolifération en 1992. C’est aussi en partie la logique du président Chirac lorsqu’il signe, après une ultime campagne d’essais, le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires. Au total, ces deux présidents de la République ont décidé la fermeture des sites de production de matières fissiles destinées aux armes nucléaires (d’abord Marcoule puis Pierrelatte) tandis que, dans le même temps, la France a proposé la négociation d’un Traité international d’interdiction de production de matière fissile (dit « cut off »). L’enjeu principal est la consolidation du Traité de non-prolifération (TNP), que la France rejoint en 1992 et dont la prorogation indéfinie est décidée par les parties en 1995. Paris veut crédibiliser le compromis fondateur du TNP selon lequel les États dotés s’engagent à poursuivre de bonne foi des négociations sur un désarmement nucléaire et un désarmement généralisé, tandis que les États non dotés s’engagent à ne pas proliférer.
Les États-Unis et la Russie avancent également dans cette voie, sans sortir néanmoins de la logique paritaire qui reste au coeur de leur relation de dissuasion. Le Traité START (1991) amorce une diminution substantielle des têtes déployées, qui va se poursuivre ultérieurement par d’autres traités de désarmement (le dernier en date étant le Traité New START en 2010). Il faut néanmoins relativiser cet effort : chacune des deux parties conserve beaucoup plus de têtes déployées que tous les autres États nucléaires réunis. La consolidation de la stabilité stratégique passe aussi par une série d’accords interdisant certaines catégories d’armes (biologiques et chimiques), limitant les forces conventionnelles (Traité sur les forces conventionnelles en Europe en 1990) et organisant la transparence et la prévisibilité en Europe (Document de Vienne en 1990, Traité ciel ouvert en 1992).
Mais la dissuasion nucléaire reste le fondement des politiques de défense des États dotés et aucun autre système d’armement ne saurait s’y substituer. Le développement de capacités conventionnelles avancées, notamment en matière de portée et de précision, est historiquement lié au développement des moyens de dissuasion nucléaire. De plus, si certains États dotés de l’arme nucléaire ont pu décider d’accorder davantage de place aux capacités conventionnelles dans leur stratégie depuis la fin de la Guerre froide, cela correspondait à une adaptation à l’évolution de la menace (en particulier grâce à des armes conventionnelles de haute technologie) et non à une substitution à la dissuasion nucléaire. Depuis 1991, aucun des États dotés au titre du TNP n’a renoncé à l’arme nucléaire au profit d’outils exclusivement conventionnels. La vraie question qui se pose aujourd’hui est plutôt celle des missiles duaux, à capacité d’emport à la fois conventionnelle et nucléaire, qui représentent une source de confusion potentielle sur les intentions en cas de déploiement.
En dépit des efforts de désarmement nucléaire conduits par les États dotés, la prolifération se poursuit. En 1992, après la guerre du Golfe, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) découvre l’ampleur du programme nucléaire militaire clandestin poursuivi par l’Irak (en complète infraction avec son statut de pays signataire du TNP), qui sera alors démantelé. Au début des années 1990, c’est le programme de la Corée du Nord qui est mis au jour : en dépit des efforts diplomatiques, Pyongyang va poursuivre son programme, quitter le TNP en 2003 (le seul État à avoir franchi ce pas) et réaliser un premier essai nucléaire en 2006. En 1998, deux États qui n’ont jamais rejoint le TNP, le Pakistan et l’Inde, procèdent à des essais nucléaires : ces derniers ne remettent pas en cause le cadre normatif du Traité – puisqu’Islamabad et New Delhi n’en sont pas parties – mais le programme pakistanais va alimenter la dynamique de prolifération, portée par les réseaux de Abdul Qadeer Khan. Enfin, en 2002 sont révélées les activités clandestines d’enrichissement d’uranium conduites par l’Iran : c’est le début d’un long effort pour l’empêcher d’accéder à l’arme nucléaire, qui se poursuit aujourd’hui.
Nous vivons en ce moment un troisième âge nucléaire. Quelles en sont les caractéristiques ? Est-ce un retour à la Guerre froide du point de vue de la dissuasion ou peut-on pointer des différences sensibles ?
Paul Zajac : Le troisième âge nucléaire a été caractérisé par Thérèse Delpech comme une ère de « piraterie stratégique »[4]. C’est le retour à une logique de compétition sans contrainte, avec la mise à bas de l’ensemble des cadres normatifs qui avaient vocation à la réguler et à la contenir, pour donner libre cours aux ambitions révisionnistes, y compris celles portées par certaines puissances nucléaires. Pour marquer l’entrée dans cette ère, on peut choisir le discours de Vladimir Poutine à la conférence de sécurité de Munich en février 2007, où il dévoile clairement ses intentions : restaurer l’impérialisme russe en remettant en cause l’ordre européen et international construit depuis la fin de la Guerre froide, par la force s’il le faut. L’année suivante, la Russie envahit et occupe le Nord de la Géorgie. La suite est connue : annexion de la Crimée en 2014 et agression de l’Ukraine depuis 2022.
Cette contestation de l’ordre international conduit à une désinhibition générale dans le recours à la force et à un retour de la compétition à dimension nucléaire. La principale différence tient au fait qu’elle n’est plus uniquement ordonnée par la relation stratégique américano-soviétique comme lors du premier âge nucléaire. En effet, la relation sino-américaine devient majeure et n’est pas sans effets sur la relation de dissuasion russo-américaine ; ce que les Américains appellent le problème des deux compétiteurs pairs (« Two-peer Problem »). Les tensions nucléaires en Asie et au Moyen-Orient s’accroissent, avec des dynamiques propres. Tout ceci est constitutif d’une multipolarité nucléaire, par nature plus instable que l’équilibre entre les deux blocs de la Guerre froide.
Une seconde différence tient à la prolifération de capacités non nucléaires susceptibles de produire des effets stratégiques, notamment des missiles balistiques et des missiles de croisière. Ces moyens sont désormais maîtrisés par certains acteurs non-étatiques comme les Houthis ou le Hezbollah, qui disposent de capacités considérables. Il en résulte une imbrication des risques d’escalade entre acteurs du niveau local au niveau régional et stratégique, qui sont donc plus délicats à contenir.
La guerre en Ukraine suscite-t-elle déjà de nouvelles questions ? Renforce-elle par exemple l’importance du signalement ?
Paul Zajac : La guerre d’Ukraine est conduite par la Russie sous l’ombre de menaces nucléaires très explicites, formulées dès la nuit du 24 février 2022 par Vladimir Poutine annonçant le début de « l’opération spéciale ». Elles s’adressent à l’Occident et visent à dissuader toute intervention directe dans le conflit. Cette invasion est donc adossée à des menaces nucléaires explicites et répétées, ce qu’on a pu appeler la « sanctuarisation agressive », où l’arme nucléaire n’a plus un rôle strictement défensif mais vient en soutien d’une agression.
La dissuasion nucléaire devient ainsi un outil offensif, de conquête territoriale et de coercition. C’est une évolution extrêmement préoccupante par le précédent qu’elle pourrait créer. Nous entrerions alors dans un monde où l’arme nucléaire devient une arme de déstabilisation. Il est donc primordial pour la France de mettre cette stratégie russe en échec. L’enjeu est d’éviter l’escalade tout en évitant de s’auto-dissuader en surévaluant la manoeuvre d’intimidation russe.
Les menaces russes ont eu un effet en ceci que les États occidentaux se sont abstenus, jusqu’ici, d’intervenir directement dans la guerre et de risquer une confrontation directe avec la Russie. De son côté, la Russie a également observé une certaine retenue, en se tenant à distance des territoires alliés. Chacun cherche à éviter que la guerre d’Ukraine ne se transforme en conflit entre l’OTAN et la Russie.
Mais l’effort d’intimidation nucléaire russe a aussi échoué en ce qu’il n’a pas empêché un soutien militaire massif de l’Occident à l’Ukraine, que la Russie doit se contenter de subir, sauf à vouloir entrer en confrontation avec l’OTAN. L’un des enseignements depuis deux ans est donc que la dissuasion nucléaire de l’Alliance atlantique fonctionne. Formulé au regard de la dimension nucléaire, l’objectif devrait être de conduire la Russie à reconnaître que l’intimidation nucléaire n’a pas fonctionné, sans pour autant remettre en question la relation de dissuasion nucléaire entre l’OTAN et la Russie. Il faut ramener la Russie à un usage strictement défensif de la dissuasion et l’éloigner d’un usage agressif et déstabilisant.
En France, la doctrine initiale a été conçue par des militaires, les fameux « quatre généraux de l’Apocalypse »[5]. Les militaires semblent désormais plus en retrait, assurant essentiellement la mise en oeuvre de l’arme nucléaire. Qui participe à la réflexion doctrinale aujourd’hui et dans quelles enceintes ? Quels sont les principes fondamentaux de la dissuasion française ? Quelles sont ses principales évolutions depuis les années 1960 ? En quoi la doctrine française diffère-t-elle des autres doctrines étrangères ?
Paul Zajac : La doctrine de dissuasion nucléaire française relève de la responsabilité du président de la République. Seule sa parole fait foi en la matière. Le dernier discours en date est celui prononcé par Emmanuel Macron à l’École de Guerre le 7 février 2020, qui détaille sa stratégie de défense et de dissuasion nucléaire.
La doctrine nucléaire française repose sur quelques grands invariants qui assurent la cohérence et la crédibilité de la dissuasion, mais qui préservent aussi la flexibilité nécessaire pour l’adapter aux évolutions du contexte stratégique. Les fondamentaux sont posés très tôt, même si les formulations évoluent.
En 1945, soit bien avant le développement du programme nucléaire français, l’amiral Castex pose les prémices de la notion de dissuasion du faible au fort et du « pouvoir égalisateur de l’atome ». Formules marquantes, qui vont évoluer en notions de stricte suffisance et de dommages inacceptables, aujourd’hui au coeur de notre posture. C’est l’une des différences majeures avec les approches américaines et soviétiques : le refus constant d’entrer dans une logique de course aux armements, pour se fonder sur une logique de dissuasion minimale, visant à infliger des dommages inacceptables (Charles de Gaulle parlait de « destructions épouvantables »), qui n’est pas indexée sur l’arsenal adverse. C’est une doctrine de pure dissuasion, qui refuse la perspective d’une guerre nucléaire, là où les États-Unis et l’URSS cherchaient à persuader l’adversaire qu’ils étaient en mesure de prévaloir dans un affrontement nucléaire.
La doctrine de dissuasion nucléaire française se caractérise ainsi par le refus de considérer l’arme nucléaire comme une arme de champ de bataille. Contrairement à la Russie, nous ne procédons pas à une distinction entre arme nucléaire « stratégique » et « tactique » qui, selon nous, sort d’une conception défensive de la dissuasion. Par ailleurs, la France n’a pas adopté de principe de non-emploi en premier comme a pu le faire l’Inde, ou de doctrine de « sole purpose » (selon laquelle l’arme nucléaire vise exclusivement à dissuader une agression nucléaire), considérant que la dissuasion nucléaire devait protéger contre toute agression étatique de nos intérêts vitaux, quelle qu’en soit la forme, nucléaire ou non. Enfin, la position de la France se distingue par son exemplarité en matière des objectifs de désarmement au titre du TNP, qu’il s’agisse de la réduction de notre arsenal ou de l’arrêt définitif des essais nucléaires et de la production de matières fissiles à des fins militaires.
L’autre élément clef, c’est bien sûr la notion d’intérêts vitaux. La dissuasion nucléaire ne s’adresse pas à une menace ou à un adversaire particulier mais à toute forme d’atteinte aux intérêts vitaux. Leur limite n’en est pas fixée et la responsabilité en revient au président de la République. Le coeur des intérêts vitaux est néanmoins explicité : protection du territoire et des populations, préservation de la souveraineté et de l’indépendance de la France. Mais il y a une ambiguïté délibérée sur leur périmètre qui doit éviter de créer un effet de seuil trop lisible, en-deçà duquel un adversaire se sentirait libre de conduire une agression.
La dissuasion nucléaire française fait preuve d’une grande continuité depuis l’acquisition de notre force de frappe en 1960 et fait consensus au-delà des alternances politiques. Des ajustements ont notamment eu lieu en ce qui concerne le principe de stricte suffisance de l’arsenal nucléaire requis par l’environnement international. C’est ce qu’a illustré le choix de la suppression de la composante terrestre par le président Chirac. Une autre évolution majeure réside dans la prise en compte de la dimension européenne de nos intérêts vitaux. La dissuasion nucléaire française contribue à la dissuasion nucléaire de l’Alliance atlantique et à la sécurité de l’Europe, ce qu’a confirmé le discours du président Macron du 7 février 2020. Cela n’est pas contradictoire avec le principe d’indépendance. Le général de Gaulle avait refusé toute forme d’intégration de la dissuasion nucléaire dans un cadre multilatéral comme proposée par le président américain J. F. Kennedy et a donc fait de la dissuasion nucléaire le pilier de l’autonomie stratégique française. L’enjeu était alors et reste aujourd’hui de ne pas subordonner la dissuasion française à une quelconque enceinte qui pourrait contraindre nos choix. Mais dès l’origine, il est aussi clair que la dissuasion nucléaire française contribue à la sécurité du continent européen : les présidents successifs l’ont progressivement souligné et réaffirmé.
Certains craignent que les investissements financiers substantiels dans le nucléaire militaire se fassent au détriment des moyens conventionnels. Quelle est votre appréciation ? À ce propos, le président de la République a déclaré en 2020 que « notre stratégie de défense est un tout cohérent : forces conventionnelles et forces nucléaires s’y épaulent en permanence ». Comment interpréter ces propos ?
Paul Zajac : En tant que fondement de notre politique de défense, la dissuasion nucléaire représente un enjeu budgétaire majeur, conforté par le vote de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030. Il est faux de considérer que cet investissement essentiel pour notre indépendance et notre souveraineté se fasse au détriment des moyens conventionnels. La dissuasion nucléaire représente en moyenne entre 11 et 13 % de nos dépenses annuelles de défense. Elle ne s’oppose donc en aucun cas au développement des autres composantes de notre politique de défense, qu’elle contribue à tirer vers le haut par son exigence.
Le caractère unique de l’arme nucléaire impose de la traiter différemment des enjeux conventionnels, mais ne signifie pas qu’il existe une étanchéité parfaite entre les deux. La Revue Nationale Stratégique de 2022 le rappelle en soulignant que la conflictualité actuelle conjugue « retour du fait nucléaire, haute intensité et hybridité »[6]. Face à la multiplicité des menaces, les forces conventionnelles permettent de renforcer la dissuasion nucléaire en évitant son contournement par le bas (agression limitée, hybride, ambiguë). L’épaulement entre les forces conventionnelles et nucléaires renforce donc la liberté d’action du président de la République en cas de menace ou d’agression.
La France a renoncé à sa composante stratégique de missiles terrestres à la fin de la Guerre froide, dont la mise en oeuvre était assurée par l’armée de l’Air et qui était basée sur le plateau d’Albion. Pour quelles raisons ? Comment les deux composantes actuelles assurent-elles le rôle qu’elle tenait alors ?
Paul Zajac : Cette décision correspond à une double évolution.
D’une part, avec la dislocation du bloc soviétique et la fin de la Guerre froide, l’environnement stratégique européen est profondément modifié, ce qui doit logiquement conduire à adapter la posture nucléaire de la France. Il devient particulièrement important de montrer l’exemple en matière de désarmement.
D’autre part, à cette période, le programme nucléaire français a franchi aussi plusieurs étapes clefs. Le président Chirac lance après son élection la dernière campagne d’essais nucléaires qui donne au CEA/DAM la capacité de garantir le fonctionnement de têtes nucléaires de taille réduite et à assurer leur renouvellement en s’appuyant sur la simulation. Les deux composantes, aéroportée et océanique, sont à cette époque capables de se répartir les fonctionnalités opérationnelles et politiques qu’avait assuré le plateau d’Albion : la permanence à la mer de la composante océanique (FOST – Force océanique stratégique), l’invulnérabilité des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et le nombre de têtes qu’ils peuvent déployer face aux défenses anti-missiles reprennent une partie des capacités qu’avait eu la composante terrestre du plateau d’Albion. La faculté à rendre visible une montée en puissance à partir d’une posture permanente et l’ancrage sur le sol national sont les autres aptitudes opérationnelles historiques du plateau d’Albion qui peuvent alors être complètement assurées par les Forces aériennes stratégiques (FAS).
Le président Chirac estime alors que le site d’Albion est devenu vulnérable et que l’entretien de la composante terrestre n’est plus adapté à l’évaluation de la menace et au principe de stricte suffisance de notre arsenal nucléaire. Cette décision, supprimant des redondances pour y substituer une vraie complémentarité entre les deux composantes est donc, dans le contexte de la fin de la Guerre froide, une application très concrète du principe de stricte suffisance et un élément de l’effort d’entraînement de la France en matière de désarmement nucléaire.
La France est le seul pays européen à disposer d’un outil nucléaire indépendant et souverain. Peut-elle jouer un rôle plus significatif dans le domaine de la dissuasion en Europe ?
Paul Zajac : La dissuasion nucléaire française a toujours été liée à la sécurité du continent européen. Ce n’est pas contradictoire avec le principe d’indépendance. Depuis la déclaration d’Ottawa de 1974, la contribution des forces nucléaires françaises (et britanniques) à la dissuasion globale de l’OTAN est reconnue, même si nous ne participons pas à la planification nucléaire de l’Alliance. De plus, la dimension européenne de nos intérêts vitaux a été progressivement affirmée par les présidents de la République successifs et nous conduit naturellement à jouer un rôle-clé dans la défense de l’Europe. C’est dans ce cadre que le président de la République a proposé à nos alliés européens qui le souhaitent un dialogue sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre stratégie de sécurité.
Pour terminer, la dissuasion d’un adversaire est d’abord un processus psychologique. Comment éviter tout malentendu avec un adversaire ?
Paul Zajac : L’enjeu est tout d’abord de montrer de manière constante notre résolution à défendre nos intérêts vitaux. La dissuasion repose sur la crédibilité politique, opérationnelle et technique de notre engagement à cet effet. La clarté du message en la matière est ainsi essentielle pour éviter qu’un adversaire ne se méprenne sur nos intentions et notre capacité à répondre à la menace. De manière plus générale, le dialogue stratégique, qui passe à la fois par le signalement stratégique, mais aussi les divers cadres de maîtrise des armements et de non-prolifération, doit permettre de diminuer les risques de mauvaise compréhension entre adversaires. Par sa destruction méthodique de l’architecture européenne et internationale de sécurité, la Russie réduit la possibilité des échanges visant à diminuer ces risques.
References
Par : Paul ZAJAC
Source : Centre d’études stratégiques aérospatiales (CESA)