Ce que gagner veut dire : comment la guerre russe en Ukraine pourrait diviser les Européens

Mis en ligne le 14 Juin 2022

Le soutien des pays européens à l’Ukraine n’est pas exempt de failles pouvant s’élargir, selon la façon dont cette guerre pourrait s’achever. L’autrice examine les scenarii envisageables pour la fin du conflit et leur impact sur l’unité européenne. Via ces différents scenarii, elle souligne l’importance d’une réflexion, entre pays de l’UE, sur les objectifs de long terme et sur la définition de ce que serait une victoire.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

L’ECFR ne prend pas de position collective. Les publications de l’ECFR ne représentent que les opinions de leurs auteurs. Les références originales de cet article sont : Dumoulin Marie, “Ce que gagner veut dire : comment la guerre russe en Ukraine pourrait diviser les Européens”, ECFR, 2 juin 2022.  Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de notre partenaire l’ECFR.

Soutenir l’Ukraine est à la fois moralement juste et dans le meilleur intérêt de l’Union européenne (UE). Les Européens devraient utiliser ce moment d’unité pour se pencher sur plusieurs défis de long terme liés à ce conflit.

Depuis le début de l’offensive russe en Ukraine le 24 février, les médias et réseaux sociaux ont vibré au rythme des polémiques portant sur les objectifs prêtés aux dirigeants de l’UE dans cette guerre. Mais dans les faits ni l’Union européenne ni ses Etats membres ne combattent dans cette guerre – ce qui signifie qu’ils n’auront pas vraiment leur mot à dire sur la façon dont celle-ci se terminera. Si la plupart des dirigeants européens s’accordent à dire que seule l’Ukraine doit décider de quand et comment elle souhaite mener des négociations avec la Russie, ils pourraient être déçus ou en désaccord avec leurs éventuelles conclusions. Quatre scénarios pourraient en particulier diviser les Etats membres.

Une victoire totale de l’Ukraine

Cette possibilité est au cœur des discussions actuelles entre dirigeants de l’UE. Certains plaident pour un soutien inconditionnel à l’Ukraine jusqu’à ce qu’elle parvienne à une victoire totale contre la Russie, sans néanmoins définir nécessairement ce à quoi une telle victoire ressemblerait. D’autres s’inquiètent qu’une Russie vindicative n’entre dans une logique d’escalade du conflit en utilisant des moyens non conventionnels, y compris des armes nucléaires, si elle ne parvient pas à atteindre ses objectifs par des moyens conventionnels. Une victoire de l’Ukraine serait la meilleure issue possible pour les dirigeants européens, mais beaucoup d’entre eux sont conscients qu’il est peu probable que la Russie accepte une défaite. Trouver un équilibre entre ce scenario optimal et  moralement satisfaisant d’une part , et une menace existentielle d’autre part, est l’un des principaux défis auxquels font actuellement face les dirigeants européens.

Un enlisement instable

L’armée russe concentre désormais ses efforts sur le Donbass et le conflit est entré dans une nouvelle phase qui se traduira probablement par une longue guerre d’usure. A un moment, épuisés par l’effort de guerre, les deux parties pourraient s’accorder sur un cessez-le-feu, sans réellement mettre fin au conflit. Cet arrangement pourrait s’accompagner de négociations qui résulteraient en un accord similaire aux accords de Minsk – avec néanmoins une ligne de contact bien plus longue et des problématiques politiques beaucoup plus complexes à discuter – ou pourrait être une simple pause dans les combats,  qui pourraient reprendre n’importe quand. Pour l’UE, les deux options reviendraient en grande partie à la même chose : le continent européen serait durablement instable et les Etats membres se diviseraient sur d’éventuels engagements sécuritaires envers l’Ukraine et sur la position à adopter vis-à-vis de la Russie.

Des concessions territoriales pour la paix

Cette idée a suscité l’indignation de nombreux Européens au cours des derniers mois. Les réactions au récent discours d’Henry Kissinger lors du Forum économique mondial de Davos – lors duquel il a suggéré que l’Ukraine devrait permettre à la Russie d’annexer une partie de son territoire – illustrent la sensibilité du sujet. Un récent sondage mené par l’Institut International de Sociologie de Kiev a montré que plus de 80% des Ukrainiens rejettent l’idée de faire des concessions territoriales pour obtenir la paix. Cependant, il pourrait advenir que, pour éviter davantage de morts et de destructions, les Ukrainiens soient forcés d’accepter un accord prévoyant de telles concessions. De même, il semble peu probable que la Russie restitue les territoires qu’elle a conquis à moins qu’elle ne soit forcée à le faire par une armée ukrainienne plus puissante. Dans ce scénario, le débat entre Européens serait plus urgent et plus clivant : pour les uns, dès lors que le gouvernement ukrainien signe un accord dans lequel il concède une partie de son territoire à la Russie, l’UE devrait sûrement l’accepter et passer à autre chose. Mais de nombreux Etats membres, y compris ceux qui sont actuellement suspectés de chercher à apaiser la Russie, rejetteraient un accord qui récompense l’usage de la force par des gains territoriaux. Ce type d’accord instaurerait un précédent dangereux pour un ordre international basé sur des règles. Et il mettrait fin à tout espoir de restaurer un régime de non-prolifération nucléaire fonctionnel, car il signifierait que les armes nucléaires constituent la meilleure garantie de l’intégrité territoriale.

L’ordre sécuritaire européen d’après-guerre

Cette problématique continuera à diviser les Européens quelle que soit l’issue de la guerre. La plupart des Etats membres souhaitent se montrer unis dans la condamnation de l’agression russe et le soutien à l’Ukraine, mais ils pourraient avoir des positions plus nuancées dans la réflexion concernant l’ordre de sécurité européen à plus long terme. Certains souhaiteraient façonner cet ordre de sécurité uniquement autour de la dissuasion contre la Russie, là où d’autres pensent que la stabilité stratégique en Europe s’obtiendra en impliquant la Russie à travers certains engagements contraignants. Le débat actuel n’est pas centré autour de la possibilité de négocier avec Moscou à ce stade, tous les Etats membres s’accordant à dire que ce serait impossible. Mais  le débat porte sur la préservation d’une possibilité que cette discussion ait lieu le moment venu et sur la construction de capacités militaires assez puissantes pour contrer la menace d’une action militaire russe.

Bien sûr, toutes ces questions se traduisent par une alternative entre des politiques qui semblent moralement correctes et d’autres qui ne semblent pas l’être. Mais nul ne devrait écarter ces dernières sur la seule base des émotions, puisqu’elles pourraient apporter des solutions à des problèmes de long terme.

Aujourd’hui, le soutien à l’Ukraine est à la fois moralement correct et dans l’intérêt bien compris de l’UE et de ses Etats membres, puisqu’il permet d’aider à rééquilibrer le rapport de forces pour mener vers un accord qui préserve la souveraineté du pays et son intégrité territoriale, et protège la sécurité européenne. Mais les Européens devraient aussi réfléchir à leurs objectifs de long terme et à leur définition de la victoire, étant-donné qu’il est loin d’être certain qu’ils se montrent aussi unis dans quelque temps, ou même qu’ils soient en position de dessiner les contours d’un futur accord. Parce que la discussion sera difficile, les Européens doivent l’entamer maintenant s’ils veulent éviter d’être déçus.


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