Réalité à la fois économique et géopolitique, l’Indopacifique s’impose à l’agenda des relations internationales. Ce papier de l’Ambassadeur de la France pour la région indopacifique expose les enjeux portés par cette zone, et souligne les intérêts et responsabilités qui en sont induits pour Paris. Cette analyse constitue le prélude à un exposé des orientations stratégiques que la France entend développer dans cette vaste région rassemblant deux océans majeurs en un espace unique.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Marc Abensour, « L’Indopacifique, territoire stratégique pour la France », Centre d’Etudes Stratégiques de la Marine (CESM). Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site du Centre d’Etudes Stratégiques de la Marine (CESM).
Espace émergent, à l’interconnexion des océans Indien et Pacifique, l’Indopacifique est en passe de devenir le centre de gravité mondial de ce début du XXIe siècle. Tandis qu’il s’affirme comme l’axe structurant d’une économie globale de plus en plus organisée autour des flux d’échanges et des enjeux de connectivité (maritime, énergétique, cyber), il apparaît concomitamment, de façon préoccupante, comme l’épicentre de la confrontation stratégique entre grandes puissances, marquée par la polarisation croissante sino-américaine et la montée des tensions.
Le poids démographique et économique de l’Indopacifique est considérable. Il représente d’ores et déjà 60% de la population et plus de 50% de la richesse mondiales. C’est dans cette zone à la pointe de l’innovation, notamment numérique, que se situent les plus fortes perspectives de croissance. Pour ces raisons mêmes, c’est également là, sans doute plus que partout ailleurs, que se joue notre capacité à répondre aux défis globaux : le dérèglement climatique (l’Indopacifique compte pour 45% des émissions mondiales de CO2 avec 4 pays dans le top 20 des plus grands émetteurs, tandis que les États insulaires du Pacifique sont parmi les plus exposés à l’élévation du niveau de la mer), la protection de la biodiversité et la gestion durable des océans (près de la moitié des hot spots de biodiversité mondiale sont situés dans l’Indopacifique), la lutte contre les maladies infectieuses.
La mobilisation collective et la coopération internationales sont indispensables à la prise en charge de ces enjeux. Or, l’efficacité du système multilatéral est menacée par les profonds bouleversements qu’entrainent l’assertion croissante de la puissance chinoise et l’intensification de la compétition sino-américaine. C’est le cas en particulier en mer de Chine et dans le détroit de Taïwan, où l’on assiste à une remise en cause du droit international et de la liberté de navigation. Cette situation s’ajoute à d’autres foyers de tension (Corée du Nord, frontière sino-indienne), qui alimentent une forte expansion des dépenses d’armement de la part de l’ensemble des acteurs (7 des 10 plus gros budgets de défense mondiaux se trouvent dans l’Indopacifique). Ces évolutions ont un impact direct sur la sécurité de l’Europe, la stabilité de ses marchés, de ses investissements et de ses approvisionnements.
Dans ce contexte, la France a une position et une contribution spécifiques à faire valoir. Le président de la République a ainsi défini dès 2018, lors de ses déplacements en Inde et en Australie, les grandes orientations de la stratégie française pour l’Indopacifique. Il les a réafirmés de nouveau avec force tout au long de sa tournée dans le Pacifique en juillet 2023, au cours de laquelle des annonces importantes ont été faites concernant le renforcement des engagements français dans la région.
Grâce à ses Départements et Collectivités d’Outre-mer dans l’océan Indien et dans le Pacifique, où résident 1,6 million de nos compatriotes et auxquels sont rattachés plus de 90% de notre zone économique exclusive (la seconde ZEE mondiale avec 10,2 millions de km2), la France est en effet une nation riveraine de l’Indopacifique à part entière. Elle y maintient un dispositif militaire permanent, qui représente plus de 7000 hommes (4000 dans l’océan Indien, 3000 dans le Pacifique) et qui sera modernisé dans le cadre de la loi de programmation militaire 2024-2030 (budget prévisionnel de 13 milliards d’euros visant à financer notamment la livraison de 6 Patrouilleurs Outre-Mer et d’une première corvette, ainsi que de 65 Serval et 6 hélicoptères de manœuvre). Elle y est confrontée aux mêmes problématiques que les autres pays riverains, qu’il s’agisse du réchauffement climatique et de ses effets, de la lutte contre la pêche illégale et la piraterie, de la prévention et de la gestion des catastrophes naturelles, ou encore du développement durable et de la connectivité. Elle se doit de valoriser les atouts de nos territoires ultramarins au service de leur intégration régionale.
Dans l’Indopacifique, la France veut agir en puissance stabilisatrice, engagée en faveur d’un multilatéralisme efficace, fondé sur la règle de droit. Elle entend poursuivre une approche coopérative et inclusive qui respecte la souveraineté de tous, sans céder à une logique de blocs. Face à l’affirmation de la Chine, nous considérons en effet qu’il faut veiller à ne pas se laisser enfermer dans le piège de la bipolarisation, conscients du risque que fait courir la prophétie auto-réalisatrice d’un affrontement inéluctable. Nous veillons à ménager des espaces de dialogue et de coopération avec Pékin sur le climat, la prolifération, les enjeux liés à l’endettement des pays en développement et sur un ensemble de situations régionales, ainsi qu’à rappeler à la Chine ses responsabilités en tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Notre positionnement n’équivaut pourtant pas à une relation d’équidistance entre Pékin et Washington, notre principal allié dans la région.
La stratégie française a été déclinée dès 2019 en matière de défense, puis sur le plan interministériel, structurée en quatre piliers complémentaires et cohérents avec les grandes priorités de notre politique étrangère : 1) la sécurité et la défense ; 2) l’économie, la connectivité, la recherche et l’innovation ; 3) le multilatéralisme, la centralité de la règle de droit et le respect de l’UNCLOS[1] ; 4) la lutte contre le réchauffement climatique, la protection de la biodiversité et la gestion durable des océans. Ces orientations ont par la suite contribué à inspirer la stratégie européenne pour la coopération dans l’Indopacifique, présentée en septembre 2021 dans une communication conjointe au Parlement européen et au Conseil, dont nous restons force d’entraînement pour sa mise en œuvre.
La dimension maritime est au cœur de cette approche multidimensionnelle.
Il s’agit en premier lieu d’assurer la sécurité de nos territoires, d’exercer pleinement notre souveraineté et d’assumer nos responsabilités internationales en garantissant l’accès aux biens publics mondiaux (mer, espace, cyber). Pour cela, notre dispositif militaire permanent est renforcé par des déploiements réguliers de moyens navals et aériens, qui contribuent au respect de la liberté de navigation et de survol (au moins deux déploiements par an au cours des dix dernières années, y compris deux missions de sous-marins nucléaires d’attaque, Marianne 2021 et Améthyste 2022 et le groupe PHA qui constitue chaque année la mission Jeanne d’Arc). Ces déploiements offrent l’occasion de participer à de nombreux exercices militaires bilatéraux et multilatéraux, notamment avec l’Inde, le Japon, les États-Unis et l’Australie (La Pérouse, Croix du Sud, Varuna et Garuda, Pitch Black). La mission H. Brown – Pégase 2022, articulée avec la participation à l’exercice multinational de haute intensité Pitch Black 22, a ainsi fourni un excellent exemple de rayonnement des savoir-faire français et d’interopérabilité avec nos partenaires. La mission aérienne Pégase 2023 a démontré à nouveau de manière convaincante la robustesse de notre dispositif et notre capacité à mener des actions interarmées dans la zone.
Les forces françaises jouent un rôle central dans la coopération maritime avec les pays de la zone, aussi bien dans le cadre bilatéral qu’au sein des organisations régionales, notamment en matière de lutte contre la pêche INN[2] et de réponse aux catastrophes naturelles (HADR). Elles participent ainsi au réseau des garde-côtes du Pacifique, initié en 2021 lors du sommet France-Océanie, aux activités du Pacific QUAD (opération internationale de police des pêches NASSE, avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis), au plan régional de surveillance des pêches de la Commission de l’océan Indien, ou encore, dans le domaine HADR, à l’accord FRANZ avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, dont nous venons de célébrer le trentième anniversaire.
Nos forces apportent aussi une contribution essentielle aux opérations et programmes européens de sécurité et sureté maritimes : opération Atalante dans le golfe d’Aden et l’océan Indien et mission de surveillance maritime Agenor dans le golfe arabo- persique et le détroit d’Ormuz, dont nous soutenons l’intégration afin de sécuriser plus efficacement les voies de communication essentielles entre l’Europe et l’Indopacifique ; présence maritime coordonnée dans le nord-ouest de l’océan Indien ; extension du nord-ouest de l’océan Indien au Pacifique du programme CRIMARIO II de connaissance du domaine maritime (partage d’information, renforcement de capacités et formation) ; programme MASE pour la promotion de la sécurité maritime dans la région de l’Afrique australe et orientale et l’océan Indien.
Cette primauté de la dimension maritime, loin de se limiter aux aspects sécuritaires, aussi importants soient-ils, s’exprime également à travers les nombreuses initiatives françaises et européennes en matière de développement durable, de connectivité et de biodiversité.
Dans nos territoires ultramarins, l’accent est mis sur le développement des énergies marines renouvelables, ainsi que sur l’amélioration de la compétitivité et de l’insertion régionale de nos infrastructures portuaires. Ces investissements sont complémentaires de la contribution que nous apportons à la déclinaison Indopacifique de la stratégie européenne Global Gateway, notamment via la participation de l’Agence française de développement aux Initiatives Equipe Europe, comme celle qui permettra la réhabilitation du port de Rabaul et la définition d’une stratégie « port vert » en Papouasie Nouvelle Guinée. De même, la France est à l’initiative du projet Global Ports Safety, qui vise à répondre aux enjeux de sécurité et de durabilité des infrastructures portuaires en Asie du Sud et du Sud-Est, dont dépendent les chaines d’approvisionnement vers l’Europe.
Nos contributions sont cohérentes également avec notre engagement en faveur du développement de l’économie bleue, qui se manifeste aussi bien dans le cadre de nos dialogues bilatéraux avec les grands pays maritimes de la région (feuille de route franco-indienne sur l’économie bleue et la gouvernance des océans adoptée en 2022, dialogue maritime global avec le Japon), que par notre action au sein des organisations régionales (par exemple lors la présidence française de la Commission de l’océan Indien, en 2021-2022). Enfin, nous sommes à l’origine d’initiatives novatrices comme KIWA, programme multi-bailleurs de conservation de la biodiversité terrestre et marine, doté de 75 millions d’euros et géré par l’AFD. Ce programme vise à renforcer la résilience des écosystèmes, des communautés et des économies des États et territoires insulaires du Pacifique, grâce aux solutions fondées sur la nature.
L’ensemble de ces engagements, qui manifestent l’importance prise par l’Indopacifique dans notre politique étrangère, se sont cristallisés l’année dernière dans la création du Forum ministériel UE-Indopacifique au cours de la présidence française du Conseil de l’Union européenne. Cet événement, pérennisé par l’organisation d’une deuxième édition en mai de cette année à Stockholm, constitue désormais le principal cadre de dialogue entre les deux régions. Nous continuerons d’y porter la vision d’une coopération pragmatique, fondée sur l’autonomie stratégique et le respect du droit, avec pour ambition que les espaces maritimes qui nous relient restent ouverts aux échanges et libres de toute coercition.
References
Par : Marc ABENSOUR
Source : Centre d'études stratégiques de la Marine