Libye : entre rivalités internes et ingérences étrangères (2011-2021)

Mis en ligne le 13 Avr 2022

Une sortie de crise est-elle envisageable en Libye ? La guerre civile larvée qui dure depuis 2011 fait l’objet d’une analyse chronologique et causale que l’auteur développe en précisant le poids des rivalités internes comme celui des ingérences étrangères.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : « Libye : entre rivalités internes et ingérences étrangères (2011-2021) », par Oren Chauvel, issu des dernières synthèses documentaires du CDEM. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site du CDEM.  

Depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye est en état de délitement politique, économique, social et sécuritaire. Dans ce pays désertique immense peuplé de seulement 6,8 millions d’habitants, la population se concentre sur le rivage méditerranéen, où villes et tribus sont rivales. Trois régions distinctes subdivisent le territoire libyen : à l’ouest, la Tripolitaine, cœur des institutions étatiques ; à l’est, la Cyrénaïque et ses champs de pétrole ; au sud, le Fezzan d’où provient une grande partie des ressources en eau tirées des nappes phréatiques. À la tête de cet État carrefour entre l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Europe, Mouammar Kadhafi avait réussi à asseoir son régime autocratique (Jamahiriya, « l’État des masses » en arabe) dans un équilibre entre centralisation politique et contrôle étatique d’un côté et autonomie locale des nombreuses tribus libyennes de l’autre. Cela procurait au pays une certaine stabilité, d’autant que la loyauté des tribus était entretenue par la redistribution de la rente pétrolière. Le renversement de son régime suite au soulèvement populaire et à l’intervention de l’OTAN en 2011 a sapé cet équilibre fragile.

Avec le soutien croissant de puissances étrangères, surtout à partir de 2019, les différents groupes rivaux s’affrontent depuis pour le pouvoir et le contrôle d’abondantes ressources en hydrocarbures. La fin de la deuxième guerre civile (2014-2020), consécutive à l’échec de l’offensive du maréchal Haftar aux portes de Tripoli, avait redonné un infime espoir de surmonter la crise. Plus d’un an après, alors que les élections présidentielles de décembre 2021 ont été reportées sine die, la situation est loin d’être apaisée, laissant planer le doute sur une possible sortie de crise. Une résolution du conflit par la voie militaire semble actuellement écartée après le gel de la ligne de front depuis l’été 2020, mais des obstacles nombreux empêchent également de trouver une solution politique, en dépit d’avancées dans le processus de réunification nationale comme la création d’un gouvernement provisoire et le respect du cessez-le-feu en vigueur depuis juin 2020.

1 | Une instabilité chronique

Un État failli aux mains des milices

Lors de la première insurrection contre le pouvoir de Kadhafi en 2011, les tribus et clans libyens se sont dotés de leurs propres milices. Dans un premier temps, les rebelles se sont regroupés au sein des brigades révolutionnaires pour combattre les forces armées libyennes et les mercenaires étrangers pro-Kadhafi. Dès cette période, chaque brigade (katayeb) révolutionnaire menait ses propres combats, contrôlant tel quartier ou telle ville. Après le renversement du régime, ces groupes armés n’ont pas été dissous et, au contraire, se sont multipliés grâce au pillage des arsenaux militaires de l’armée libyenne. Ce phénomène s’explique aussi par l’impossibilité de trouver une issue politique dans une Libye post-révolutionnaire fragmentée entre régions, villes, clans, tribus et familles, dans laquelle la pérennisation des milices est liée « aux impasses d’une transition formelle qui a évacué les questions politiques et abouti à un processus de fragmentation et d’exacerbation des concurrences »[1]. En 2011, le nombre de milices était évalué entre 100 et 300, pour environ 125 000 combattants[2]. En 2014, les milices avoisinaient le nombre de 1 600[3], pour un volume de miliciens compris entre 200 000 et 250 000 combattants[4]. Une fois le régime de Kadhafi renversé, ces différentes milices ont vu leur sort évoluer en fonction de la région d’implantation. Au centre du pays où les combats se sont concentrés, les brigades révolutionnaires ont mis en place des conseils militaires pour compenser l’absence d’institutions sécuritaires et coordonner les différentes milices concernées sous une bannière commune. Ce système profitait à certaines brigades au détriment de leurs rivales, ce qui entraînait parfois des affrontements ; il en est allé ainsi dans la capitale entre la brigade de Tripoli et celles de Misrata et de Zintan, toujours présentes dans la ville. À Misrata, un conseil militaire fut aussi créé pour coordonner les différentes brigades révolutionnaires, hormis quelques brigades islamistes qui refusaient de se soumettre à cette autorité. Chaque conseil militaire des grandes villes de l’Ouest libyen s’est alors doté de puissantes forces armées composées de chars et d’artillerie lourde.

Dans l’Est du pays, la situation était tout autre : la Cyrénaïque a très peu été touchée par les combats et les déserteurs de l’armée libyenne y étaient nombreux. L’armée libyenne s’est scindée en deux entre les éléments loyaux au régime à l’ouest et au sud, tandis que les troupes situées à l’est ont rejoint en masse l’insurrection du Conseil national de transition (CNT) et ont été rattachées à l’armée de libération nationale. Cette organisation a finalement permis à l’Est libyen de conserver une structure militaire et sécuritaire. Le Fezzan fut quant à lui sécurisé par des milices Touaregs et Toubous (minorité subsaharienne libyenne réprimée par Kadhafi). Le CNT ne pouvait se passer des différentes milices par manque de services de police et d’instances sécuritaires nationales. Ces acteurs non-étatiques se sont alors adonnés à des activités frauduleuses de trafics d’armes, de pétrole et d’êtres humains, ce qui a amplifié les affrontements entre milices rivales afin de contrôler des zones stratégiques pour ces commerces, fragilisant un peu plus la gestion nationale des institutions post-révolutionnaires du CNT.

Dans une volonté de reprendre la main sur les brigades révolutionnaires et les milices qui les composaient, le CNT a décidé de placer ces groupes armés sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, en créant le Conseil suprême de la sécurité (CSS) pour la ville de Tripoli en 2011 et le Bouclier national de la Libye (BNL) en 2012, sous l’autorité du ministère de la Défense. Ces deux coalitions avaient pour objectif de réunir les différentes milices dans des organisations aux ordres du gouvernement de transition.L’expérience ne fut que de courte durée, la BNL étant sujette à de profonds problèmes internes du fait de sa composition hétéroclite mêlant anciens djihadistes et déserteurs de l’armée de Kadhafi[5]. Les militaires de carrière étaient nombreux à quitter cette formation tandis que les milices qui la composaient gardaient une grande autonomie d’action, commettaient des exactions (tortures, arrestations…) et défendaient leurs propres intérêts. Elles ont continué leurs activités illégales tout en recevant leur salaire de la part du gouvernement auquel elles n’étaient que partiellement soumises. Le CSS, quant à lui, fut dissout en 2013 pour des raisons similaires.

L’attaque de l’ambassade américaine de Benghazi en 2012 par la milice islamiste Ansar al-Sharia témoigne de la faible autorité exercée à cette période par l’État libyen sur les différentes milices, qui conservaient une marge de manœuvre considérable depuis la fin de la guerre civile. La restructuration d’une armée nationale fut également un échec avec la fondation de la BNL et du CSS (estimé à 85 000 hommes[6]) où chaque milice gardait sa propre hiérarchie et ses zones d’actions. Pour les chercheurs Bravin et Almarache, ces combattants non-conventionnels constituaient de véritables « milices-gangs », rançonnant et terrorisant la population[7]. Au lieu d’assurer la sécurité de la société libyenne, ces milices ont donc contribué au climat chaotique, à l’instar de Benghazi où, entre 2011 et 2013, plus de 40 personnes appartenant aux forces de sécurité, dont leur responsable le colonel al-Dersi, furent tuées par des miliciens. L’incapacité du gouvernement de transition, puis des nouveaux gouvernements, à mettre sous tutelle les milices en les intégrant aux forces de l’ordre a profité au général Khalifa Haftar pour constituer un semblant d’armée nationale et revendiquer le pouvoir central en pointant du doigt l’insécurité latente dans le pays.

Djihadistes et mouvances islamistes : une menace persistante en Libye

A. La propagation des groupes islamistes et djihadistes après le renversement de Kadhafi

Dans un climat général de désordre et de fragmentation, les milices islamistes et les groupes djihadistes ont eux aussi étendu leurs activités et leur contrôle sur certaines zones. Djihadistes et islamistes radicaux ont occupé une place prépondérante pendant la révolution de 2011, à l’instar du Groupe islamique combattant en Libye (GICL). Cette filiale d’Al-Qaïda a fourni plusieurs centaines de combattants expérimentés pour encadrer les insurgés. Soutenus par la coalition de l’OTAN, ces islamistes radicaux ont affirmé avoir pris leurs distances avec Al-Qaïda, tout en appliquant au cours de le guerre civile les méthodes d’insurrection et de terrorisme apprises en Afghanistan ou en Irak. Certains finiront par obtenir un poste politique, à l’image d’Abdelhakim Belhadj, l’ancien leader du GICL et héraut de l’opposition à Kadhafi, qui fut intronisé à la tête du Conseil militaire de Tripoli en 2011[8]. Les membres du GICL se sont aussi insérés dans le Bouclier national de la Libye (BNL), ce qui provoqua des tensions internes avec des ex-militaires du régime et l’échec de cette structure à créer un semblant d’armée nationale. Le GICL est aussi suspecté d’avoir fomenté l’assassinat du chef d’état-major des forces révolutionnaires libyennes – et ancien ministre de l’Intérieur sous Kadhafi, Abdul Fattah Younis, à Benghazi en 2011[9]. La présence d’éléments islamistes voire djihadistes au sein des milices officiellement reconnues par le gouvernement de transition puis par les gouvernements libyens post-révolution fragilisa ces structures. De multiples exactions, assassinats et tortures ont été recensés au cours de cette période de flottement, et les différends entre islamistes et ex-membres des forces de sécurité de Kadhafi qui les combattaient fragmentèrent un peu plus la fragile cohésion post-révolution. D’autant que le GICL était loin d’être le seul groupe radical à agir de la sorte en Libye.

Après sa création en 2012 en Cyrénaïque, berceau historique du djihadisme libyen, le groupe Ansar al-Sharia, lié à Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), s’est implanté tout d’abord à Benghazi puis à Derna et à Syrte. Dirigé par Mohamad al-Zahawi et fort de 3 000 et 5 000 combattants, ses activités étaient tournées vers la prédication religieuse, les œuvres caritatives et le combat armé[10]. Durant les premières années post- révolution, Ansar al-Sharia s’est imposé comme la principale force djihadiste en Libye du fait de ses effectifs et de son activisme. En 2012, la milice est suspectée d’être responsable de l’attaque contre le consulat américain de Benghazi, causant la mort de l’ambassadeur Christopher Stevens et de plusieurs personnels. En Cyrénaïque toujours, un nouveau groupe djihadiste a été créé en 2014 à Derna par des djihadistes de la Brigade Battar, un groupe terroriste ayant combattu en Syrie et en Irak et qui a prêté allégeance au nouveau califat de l’État islamique récemment proclamé par al-Baghdadi. Après le ralliement de la frange locale d’Ansar al-Sharia, la brigade a pris le nom de « Conseil de la Choura de la jeunesse islamique » (Majlis Shura Shabab al Islam) et a étendu rapidement son influence en Cyrénaïque. Cependant, à Derna même, l’organisation est chassée par une autre coalition islamiste, le « Conseil de la choura des moudjahidines de Derna ». De la même manière, une alliance de milices djihadistes et d’islamistes radicaux, le « Conseil de la Choura des révolutionnaires de Benghazi » a pris le contrôle de cette ville en 2014[11]. Au sud, dans le Fezzan, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) est actif, tout comme sa branche dissidente al- Mourabitoun dirigée par Mokhtar Belmokhtar. En effet, cette vaste zone abandonnée par les institutions libyennes offre une base arrière pour les activités des différents groupes djihadistes de la région du Sahara (AQMI, al-Mourabitoun…). Dans cet environnement désertique, ces groupes aguerris par des décennies de présence dans le Sahara se sont emparés des points clés des flux de marchandises et particulièrement des trafics, tandis que le contrôle étatique des frontières avec le Niger, l’Algérie et le Tchad était quasi-inexistant. L’exemple de l’attaque menée par al-Mourabitoun sur In-Amenas en 2013 est révélateur : la katiba 315 de la ville d’Oubari était préposée à la surveillance de la zone frontalière ; pourtant, ces mêmes miliciens ont accueilli les djihadistes et ne les ont pas empêchés de passer en Algérie pour commettre leur attaque[12].

Avec les pillages des arsenaux de l’armée libyenne, le trafic d’armes a pris une importance considérable, notamment en direction du Sahel et du groupe Boko Haram plus au sud. Le chef du commandement des opérations spéciales (COS) de l’époque, le général Gomart, rappelle que les forces spéciales françaises avaient relevé certains numéros d’armes stockées dans les arsenaux de Kadhafi après sa chute, et que ces mêmes armes ont été retrouvées entre les mains de djihadistes au Mali, lors de l’opération Serval[13]. Il ne faut cependant pas exagérer la portée du trafic d’armes depuis la Libye car, comme le souligne Marc-Antoine Pérouse de Montclos, 80 % des armes des combattants du Sahel provenaient avant tout des stocks des États sahéliens défaits lors de l’avancée djihadiste de 2012-2013[14]. De plus, les populations nomades locales traditionnellement hospitalières, les Touaregs et les Toubous, ont facilité l’implantation ou la présence de ces groupes. Quelques affrontements ont néanmoins éclaté avec certaines tribus locales, au sujet du contrôle des trafics. En Tripolitaine, la coalition de milices islamistes « Aube libyenne » (Fajr Libya), fondée en 2014, s’est rapidement emparée d’une grande partie de la capitale libyenne, Tripoli. Les milices de Misrata, épaulées par d’anciens combattants du GICL, composaient la majorité du contingent. En outre, « Aube libyenne » a refusé la proposition d’Ansar al-Sharia de rejoindre ses rangs, jugeant la position de la filiale d’Al-Qaïda trop extrémiste. Jusqu’à la fin de l’année 2016, la coalition conservera son pouvoir sur la capitale, bien que fragilisée par des divisions et le départ de certaines milices.

B. Implantation en Libye de l’État islamique

À partir de l’année 2014, l’influence d’Ansar al-Sharia a été peu à peu supplantée par les forces de l’État islamique en Libye (EIL). La dynamique du califat levantin et la radicalité du groupe ont séduit davantage d’adeptes au djihad que la politique d’Ansar al-Sharia, d’ancrage local par des actions socio- économiques et un refus systématique de s’en prendre à des civils. Au sein même d’Ansar al-Sharia, le retour d’Irak et de Syrie de jeunes combattants bien plus fanatisés et violents a inquiété les cadres de l’organisation, selon Archibald Gallet[15]. L’État islamique disposait de relais en Libye depuis l’allégeance à Derna du « Conseil de la Choura de la jeunesse islamique » en 2014. Mais après l’expulsion de cette organisation de Derna, l’État islamique ne disposait plus d’une véritable assise territoriale, hormis la ville de Syrte et ses environs conquis en 2015.

À son apogée, l’EIL ne contrôlera pas plus de 5 % du territoire libyen[16] mais sa capacité de nuisance fut particulièrement élevée en termes d’attentats, notamment contre les installations pétrolières ou les positions de l’ « Aube libyenne ». La mise en scène macabre de l’exécution de 21 coptes égyptiens en 2015 symbolisa l’apogée médiatique de la branche libyenne de l’EI. Le territoire libyen constituait alors une zone stratégique pour les djihadistes du groupe, à proximité directe de l’Europe, permettant également de s’y réfugier et d’y préparer des opérations terroristes. En 2016, les effectifs de la branche libyenne étaient estimés entre 3 000 et 5 000 membres, dont 80 % d’étrangers (au moins la moitié de Tunisiens)[17]. Néanmoins, les exactions et la violence suscitèrent l’antagonisme de la population[18], tandis que même certains groupes salafistes proches de l’organisation prirent leurs distances avec l’EIL. Des soulèvements populaires ont fragilisé le contrôle territorial du groupe à Derna à la suite de l’exécution de deux membres du « Conseil de la choura des moudjahidines de Derna » pourtant allié à l’EIL. À Syrte, plus de 90 000 personnes (soit 85 % de la population) ont fui la ville dirigée par les djihadistes et, de cette manière, l’État islamique en Libye s’est aliéné la plupart de ses partenaires locaux.

Dès 2016, le groupe a subi d’importantes pertes, des milices locales soutenues par l’armée américaine (AFRICOM) et l’armée française le chassant de Syrte. Les effectifs de l’EI se sont effondrés à environ 500 en 2019 selon l’AFRICOM[19] et les membres qui subsistaient se sont réfugiés au Fezzan, terreau favorable à la présence djihadiste. La menace djihadiste a ainsi été grandement réduite, bien que toujours vivace. Pour une plus grande facilité d’exécution, les combattants ne sont jamais plus de 4 ou 5 et agissent en autonomie partielle à partir de cette base arrière du Fezzan. À l’instar de l’EI en Irak et en Syrie, les djihadistes libyens sont aujourd’hui encore capables de mener des opérations de déstabilisation, à l’image des deux attaques de janvier-février 2018 qui ont fait plus de 150 morts à Tripoli[20], tout en recrutant parmi les populations les plus désœuvrées des candidats au djihad. La cible principale de l’EIL reste l’État libyen et ses représentants, attaqués par des actions de guérilla et de terrorisme (raids sur des checkpoints, assassinats, engins explosifs improvisés de type EEI ou IED…).

Depuis 2018, « l’Armée nationale libyenne » (ANL) a conduit plusieurs opérations pour éliminer la présence de l’État islamique en Libye et le maréchal Haftar a lancé une manœuvre majeure en janvier 2019. Malgré des succès évidents comme la reprise de Derna aux mains de djihadistes, l’ANL a dû toutefois composer avec les forces locales, surtout à partir du redéploiement de ses forces face au Gouvernement d’union nationale (GUN) en 2019. Or, la fiabilité de ces acteurs locaux laisse à désirer. L’État islamique, bien que nettement affaibli, continue de mener des actions, profitant du chaos créé lors des affrontements entre l’ANL et le GUN. L’enjeu principal pour ces nébuleuses djihadistes que sont l’État islamique libyen (EIL) et Ansar al-Sharia est de fonder un émirat islamique en Libye, puis de l’étendre au reste de l’Afrique. Les divisions entre les différents groupes islamistes et l’opposition des milices de l’ANL ou du GUN (pourtant salafistes pour certaines) empêchent un ancrage territorial, hormis le court épisode de la région de Syrte. Par ailleurs, les groupes islamistes ont souvent davantage de velléités politiques que réellement religieuses. Plutôt que de voir la Libye comme un pays aux mains des islamistes, il convient davantage de remarquer que les nombreux acteurs de tendance islamiste s’affrontent, parfois en formant des coalitions avec des groupes non-religieux, et que seul le Fezzan constitue, à l’instar du reste du Sahel, une zone refuge et une base arrière pour des groupes terroristes.

L’influence des islamistes et des djihadistes n’aurait pas été aussi érodée sans la polarisation des combats pour le pouvoir entre deux coalitions à partir de 2014.

La deuxième guerre civile (2014-2020) : l’échec d’une solution militaire

Battus dans les urnes lors des élections législatives de 2014, les islamistes ont refusé de reconnaître le résultat et le transfert du pouvoir du Congrès général national (institution de transition) à la Chambre des représentants nouvellement élue. Celle-ci s’est exilée à Tobrouk en Cyrénaïque, où elle a désigné un nouveau gouvernement dirigé par Aguilah Salah. Le pays est alors divisé en deux pôles politiques, avec d’un côté l’ancien gouvernement de transition toujours en place à Tripoli, et de l’autre un gouvernement non reconnu en Cyrénaïque. L’opposition entre deux gouvernements et entre deux grandes régions historiques de la Libye illustre la fin de la parenthèse unitaire de la Libye, pendant laquelle les trois grandes provinces avaient été réunies pour quelques décennies sous la houlette du régime autoritaire de Kadhafi.

La polarisation politique est à replacer dans une perspective plus large de lutte pour le pouvoir et le contrôle des ressources du pays. Depuis 2011, le pays fut fragmenté de toutes parts entre les différentes factions politiques et la quasi-absence d’institutions étatiques. La fragile production de pétrole libyen de la National Oil Corporation (NOC, compagnie détenue par l’État libyen) fut elle-même divisée entre les exportations légales depuis Tripoli et les exportations illégales depuis la ville de Benghazi. De plus, la situation sécuritaire était dégradée par l’activisme des groupes djihadistes et islamistes et les conflits tribaux sur fond de lutte pour le contrôle des trafics illicites. Les tensions se sont aussi exacerbées entre les deux pôles politiques : à la tête de « l’Armée nationale libyenne » (ANL) décriée à tort comme étant « kadhafiste », le général Khalifa Haftar lança l’opération « Karama » en 2014 avec comme objectif l’anéantissement des groupes islamistes et djihadistes,au pouvoir grandissant en cette période (prise de Syrte par l’État islamique, contrôle de Benghazi, prise de Tripoli par « Aube libyenne »)[21]. Les troupes hétéroclites de l’ANL comprenaient du reste des milices elles-mêmes salafistes-madkhalistes. Ce reliquat de l’ANL était composé d’anciens soldats ou policiers du régime Kadhafi (dont des forces spéciales), de miliciens tribaux et de mercenaires d’Afrique subsaharienne (11 000 mercenaires soudanais, surtout liés à la faction Minni-Minawi sont à ce jour en territoire libyen[22]), le tout étant dirigé par la famille Haftar ou ses proches : les fils du général, Saddam et Khaled, sont respectivement à la tête de la brigade Tarik Ben Ziyad et la 106e brigade, tandis que son gendre Ayoub al-Farjani commande le 166e bataillon de Ajdabiya[23]. Les effectifs de cette coalition atteignirent 7 000 soldats, auxquels s’ajoutaient 18 000 auxiliaires[24], 8 avions de combat et quelques patrouilleurs.

L’offensive débuta à Benghazi contre les forces d’Ansar al–Sharia, du « Conseil de la Choura des révolutionnaires de Benghazi » (pas composé exclusivement d’islamistes) et de l’État islamique libyen. À Tripoli, les milices de Zintan, alliées à Haftar, ont affronté les milices de « l’Aube libyenne ». Cette dernière prit le dessus tandis que les opérations de contre-terrorisme de l’ANL en Cyrénaïque permirent à Haftar de « sécuriser » l’Est du pays, bien que des troubles subsistèrent à Benghazi. Plus hétérogène encore que l’ANL, le bloc des opposants à Haftar était composé de milices tribales, dont celles de Misrata (Brigade de Misrata), de soldats plus ou moins réguliers et de groupes islamistes[25]. Cette alliance fragile s’est fracturée une fois le danger Haftar temporairement repoussé. À la fin de l’année 2015, les Nations unies ont cherché à réconcilier les deux pôles politiques en créant un gouvernement d’union nationale. Les « accords de Skhirat » furent alors signés, mais sans l’aval de la Chambre des représentants de Tobrouk qui ne reconnaissait pas le Gouvernement d’union nationale (GUN) de Fayez al-Sarraj, pourtant légitimé par l’ONU. Au sein même du bloc anti-Haftar, seules la Brigade Nawasi et les Forces spéciales de dissuasion Rada apportèrent leur soutien à al-Sarraj dans un premier temps. Par des alliances et des opérations militaires, le GUN parvint cependant à accroître son influence sur la Tripolitaine et sur les points clés : ports et aéroports de la capitale, banque centrale libyenne et une partie des infrastructures de la National Oil Corporation (NOC).

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L’ascendant pris par le GUN d’un côté et l’ANL d’Haftar de l’autre a marginalisé certaines milices puissantes comme les milices de Misrata et de Zintan, grandes bénéficiaires des années post-Kadhafi.

Cependant, le GUN et l’ANL ont connu des évolutions différentes. Alors que le GUN a peiné à s’imposer en Tripolitaine, les troupes d’Haftar se sont emparées du bastion islamiste de Benghazi en 2017 puis de celui de Derna en 2018, les deux situés en Cyrénaïque. Ces victoires ont permis à l’ANL de se concentrer sur le Fezzan, zone refuge des djihadistes et territoire riche en hydrocarbures. Derrière l’argument du contre- terrorisme, Haftar a renforcé son autorité sur une grande partie de la Libye et la conquête du Fezzan a semblé augmenter les chances d’une résolution du chaos libyen par l’option militaire. Pourtant, derrière l’homogénéité de la coalition de l’ANL et de ses alliés se cachaient de nombreuses dissensions qui, une fois les territoires libérés de la présence djihadiste ou de tribus locales, éclatèrent entre les membres de la coalition pro-Haftar. Par ailleurs, pour asseoir son autorité dans ces territoires, l’ANL s’est appuyée sur les forces locales des tribus toubous opposées aux Touaregs pour le contrôle des trafics et des hydrocarbures de la région[26]. L’assise de l’ANL n’était pas aussi forte qu’il y paraissait, seules les zones habitées du Fezzan étant en réalité sous contrôle des troupes d’Haftar. Toutefois en 2019, cette présence avait le mérite aux yeux des Libyens de constituer un début de refonte d’un nouvel État adossé à une nouvelle armée embryonnaire, d’autant qu’Haftar jouissait de l’image d’un homme fort, capable d’apporter de l’ordre dans le chaos libyen (fin de l’instabilité sécuritaire, de la menace terroriste, des trafics en tous genres…).

Pourtant la conquête territoriale de l’ANL n’a pas réglé la situation et les exactions commises par les troupes d’Haftar ou ses alliés n’ont fait que raviver les tensions dont profitèrent les groupes djihadistes pourtant affaiblis. Les troupes de l’ANL ont ainsi mis la main sur le contrôle de trafics, dont celui d’êtres humains, à l’image de la brigade Souboul al-Salam qui détenait plusieurs camps de migrants le long des grandes routes migratoires du sud-ouest libyen[27]. Le général Haftar a lancé son offensive sur Tripoli pour s’imposer définitivement comme l’homme fort du pays. Cette intervention eut au contraire un effet de cohésion dans les rangs de ses opposants, qui surent mettre de côté momentanément leurs querelles pour opposer un front commun contre l’ANL. Le soutien de la Turquie au GUN et à ses alliés tripolitains a permis au gouvernement d’al-Sarraj de repousser l’avancée d’Haftar et de reprendre une grande partie de la Tripolitaine grâce aux drones turcs et aux systèmes anti-aériens.

À l’été 2020, la ligne de front s’est stabilisée autour de la ville de Syrte. Les deux camps ne pouvant mener d’offensive décisive, un cessez-le-feu fut négocié, toujours respecté en janvier 2022. L’échec d’une solution militaire à la crise politique libyenne a mis à mal les ambitions d’Haftar, comme celles d’al-Sarraj, d’unifier sous leur autorité les deux grandes régions rivales. L’offensive ratée sur Tripoli a obligé les deux parties à revenir à la table des négociations pour trouver une issue à la crise actuelle, notamment en entamant des discussions sur le partage des bénéfices liés à la vente d’hydrocarbures. Pour rappel, le pétrole contribue à hauteur de 90 % aux revenus d’un pays qui dispose des plus grandes réserves de pétrole du continent. Or la compagnie nationale NOC se trouve majoritairement en Tripolitaine où les exportations ont été temporairement bloquées par l’ANL durant cette deuxième guerre civile.

2 | La « syrianisation » [28] de la Libye : l’interventionnisme étranger et l’enracinement de rivalités régionales sur le sol libyen

La guerre par procuration des puissances sunnites

A. L’alliance « frériste » turco-qatarie derrière le GUN

Le conflit libyen n’est pas qu’un simple affrontement interne entre milices locales pour le contrôle de ressources et du pouvoir. En effet, la guerre civile a cristallisé des antagonismes régionaux entre puissances sunnites concurrentes. Le renversement de Mouammar Kadhafi et, dans une dimension plus régionale, les révoltes populaires du « printemps arabe » ont ébranlé toute la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Très rapidement, les « révolutions » ont été en grande partie récupérées par les Frères musulmans et ont connu des fortunes diverses. Cette vague de mouvements sociaux a durablement alerté les régimes du Golfe, en guerre ouverte avec la confrérie des Ikhwan (« Frères » en arabe). La Libye n’a pas échappé à cette récupération des exaspérations socio-économiques par les Frères musulmans : la branche libyenne de la confrérie a joué un rôle considérable durant la révolution, soutenue en cela par le Qatar, dont le soft power est notamment incarné par sa chaîne de télévision Al Jazeera qui a couvert les événements et les a influencés. À leur tour, les islamistes Ikhwan ont pu compter sur la Turquie d’Erdogan, dont le parti AKP est issu des Frères musulmans alors que les régimes autoritaires des Émirats arabes unis, de l’Arabie Saoudite et de l’Égypte post-Morsi sont farouchement hostiles à la confrérie et à ses relais libyens.

Dès le début de la révolution, le Qatar a apporté un soutien tant matériel (environ 20 000 tonnes d’armes), que médiatique et financier aux insurgés. De même, ce pays du Golfe a participé à la coalition de l’OTAN contre Kadhafi en mettant à disposition 5 de ses Mirage 2000 et plusieurs centaines de ses soldats[29].

Pour la Turquie, le soutien fut plus tardif car, dans un premier temps, Erdogan souhaitait l’arrêt des hostilités du fait des nombreux partenariats économiques liant des investisseurs turcs au régime de Kadhafi (18 milliards de dollars) et de la présence turque en Libye (30 000 personnes soit 25 % des expatriés turcs) comme le rappellent Dorothée Schmid et Chloé Fabre[30]. Par la suite, la Turquie s’est davantage impliquée aux côtés du nouveau gouvernement d’union nationale (GUN) de Fayez al-Sarraj et de son bras armé, la coalition islamiste « Aube libyenne » ou Fajr Libya, durant la deuxième guerre civile (2014-2020). Il s’agissait pour elle de gagner en influence sur le continent africain et notamment sur les côtes méditerranéennes où l’héritage historique de l’Empire ottoman demeure prégnant (1,4 million de Libyens seraient d’origine turque sur 6,8 millions d’habitants[31]). La Turquie souhaiterait implanter en Libye une tête de pont vers le reste de l’Afrique en y installant un hub ouvert sur l’exportation des produits turcs vers les pays du continent. L’intérêt du Qatar comme de la Turquie est aussi de tirer des bénéfices de la production du pétrole libyen par le biais de l’allié local, le GUN. Déjà, la Libye est le deuxième client africain d’Ankara en termes de volume, tandis que 95 % des exportations libyennes vers la Turquie sont des livraisons de pétrole[32].

En 2017, la brouille entre le Qatar et ses voisins émiratis et saoudiens a renforcé l’antagonisme entre ces puissances sunnites. L’année 2019 a constitué un tournant dans le soutien turco-qatari au GUN : lorsque les troupes de l’ANL d’Haftar ont lancé l’offensive sur Tripoli le 4 avril, l’assistance étrangère au GUN devint désormais visible au grand jour. L’envoi de drones turcs TB2 Bayraktar et Anka-S renversa le cours du conflit, en prodiguant au GUN un support aérien et une force de frappe que seul son adversaire possédait jusque-là, à laquelle s’ajoute une force blindée constituée de chars M-60 et T-155 en provenance d’Ankara[33]. La Turquie a acheminé ces équipements par voie maritime jusqu’aux ports de Khoms, Misrata et Tripoli aux mains du GUN. Depuis le rivage libyen, les navires turcs ont aussi apporté un appui défensif (anti-aérien, radar…) et offensif (frappes, lancement de missiles…).

Le 26 novembre 2019, la Turquie et le GUN ont signé un accord de coopération militaire et sécuritaire. Il permettait l’assistance et la formation des combattants libyens par des conseillers militaires turcs ainsi que la participation de l’armée et du service de renseignement turc (MIT) aux opérations depuis leur centre de commandement basé à Mitaga. Enfin, la Turquie a aussi déployé sur zone des contingents de mercenaires syriens, près de 13 000 combattants issus de l’Armée syrienne libre (ASL, à l’origine de l’insurrection contre le régime d’Assad) destinés à soutenir le gouvernement d’al-Sarraj[34]. Parmi ces mercenaires se trouveraient d’anciens membres de Hayat Tahrir al-Sham (HTS, anciennement Front al- Nosra), un groupe djihadiste syrien un temps proche d’Al-Qaïda. Après le reflux des troupes de l’ANL d’une bonne partie de la Tripolitaine, le GUN et la Turquie ont signé un nouvel accord de coopération maritime délimitant l’accès aux zones riches en ressources gazières au large de la Libye.

Pourtant, une partie de ces eaux semble empiéter sur la zone économique exclusive (ZEE) de la Grèce et contrevient au droit international en matière de partage des eaux, bien que celui-ci reste assez flou quant aux points de départ des délimitations maritimes[35]. Cette démarcation permet aux Turcs de légitimer leur accès aux ressources énergétiques libyennes et de contrer les projets du gazoduc Eastmed associant la Grèce, l’Italie, Chypre, Israël, la France et l’Égypte. Depuis la stabilisation de la ligne de front et avec la signature du cessez-le-feu, l’alliance turco-qatarie avec le GUN s’est légèrement dégradée car l’avenir du pays est perçu selon différents points de vue. Pour le Qatar, la nouvelle Libye ne peut se réaliser sans les Frères musulmans tandis que la Turquie est prête à soutenir des acteurs non-islamistes tant que ses intérêts dans le pays sont préservés.

B. La coalition EAU-Égypte-Arabie saoudite en soutien d’Haftar

Face à cet axe turco-qatari derrière le gouvernement frériste d’al-Sarraj, l’ANL du maréchal Haftar peut compter elle aussi sur l’appui de plusieurs puissances de la région. En effet, pour contrer le soutien qatari à la rébellion, l’Arabie saoudite, l’Égypte et surtout les Émirats arabes unis se sont mobilisés pour soutenir le leader anti-Frères musulmans en Libye qu’incarne Khalifa Haftar. L’apport d’armes et de financements à la coalition de l’ANL a permis au maréchal d’enchaîner les victoires face aux mouvances djihadistes et aux milices liées au GUN. Les troupes de l’ANL ont reçu une formation, un encadrement et un support aérien grâce aux drones et aux avions de combat de leurs alliés. L’aide des trois puissances sunnites s’explique par l’aversion de ces pays à l’islamisme politique, qui vient perturber leurs systèmes politiques farouchement opposés à toute forme de pluralisme.

Chacun des trois États a soutenu l’ANL de manière spécifique. L’Égypte est particulièrement attentive à l’évolution de la situation sécuritaire du fait de sa proximité avec la Libye, la Cyrénaïque appartenant à sa sphère d’influence historique. Les deux pays possèdent une frontière commune facilement franchissable sur plus de 1 200 kilomètres désertiques. L’essor des trafics d’armes et du terrorisme sur le territoire libyen a altéré la sécurité de l’Égypte, notamment dans la péninsule du Sinaï où la rébellion et les djihadistes bénéficient de l’apport des armes issues des arsenaux de Kadhafi[36]. Le régime d’Abdel Fattah al- Sissi est hostile aux groupes islamistes et à leur représentant politique, l’organisation des Frères musulmans. En revanche, l’Égypte s’est refusée à intervenir directement dans le conflit libyen, hormis quelques frappes aériennes pour soutenir l’avancée de l’ANL. Le gouvernement égyptien a néanmoins contribué à l’offensive d’Haftar et de l’ANL par un appui logistique consistant en des livraisons d’armements (notamment des chars T-72 et des véhicules blindés APCs)[37], l’envoi de conseillers militaires et de spécialistes du renseignement, ainsi qu’un support diplomatique. Par ailleurs, l’Égypte tolérait les discours de plusieurs personnalités religieuses éminentes du courant salafiste madkhaliste, présentes en Égypte, tels que Khaled Othman et Talaat Zahran. Les discours de ces prédicateurs encourageaient au djihad les jeunes Libyens contre les « dissidents » des Frères musulmans et leurs alliés. Au sein de l’ANL, les combattants madkhalistes des bataillons 604 et 110 constituent une force indispensable à Haftar, dont le discours est paradoxalement « anti- islamiste »[38]. Le gouvernement égyptien essaie de garder la maîtrise des discours madkhalistes, qui pourraient à terme représenter une menace pour sa stabilité tant est forte la forte présence de ce courant sur son sol. Le soutien à Haftar est aussi guidé par des raisons énergétiques, surtout depuis l’accord conclu entre al-Sarraj et Erdogan sur la délimitation du territoire maritime qui empêcherait la création du gazoduc Eastmed, ce qui pourrait profiter aux exportations de gaz égyptiennes. Enfin, le maréchal al-Sissi, en gage de stabilité, souhaiterait que s’installe à la tête de la Libye un pouvoir autoritaire fort aux mains d’un militaire à son image, tel Khalifa Haftar. Néanmoins, le revers subi en 2019 par les troupes de l’ANL a refroidi les relations entre l’ANL et al-Sissi et le gouvernement égyptien aurait même transféré le dossier libyen aux services de renseignement dans l’optique de trouver un successeur à Haftar[39].

FOCUS : LE MADKHALISME, COURANT SALAFISTE AU RÔLE CONSIDÉRABLE EN LIBYE

Les membres de cette mouvance sont salafistes mais, à la différence des autres groupes islamistes, le madkhalisme impose la loyauté de ses fidèles au gouvernement local. Leur application de la sharia est très stricte bien qu’ils se soumettent à l’autorité de leur pays, même si celle-ci est considérée comme « impie ». Le fondateur de ce courant religieux, le saoudien Rabi bin Hadi al-Madkhali, avait assuré le régime de son pays de son allégeance lors de la première guerre du Golfe en 1991. Par la suite, le royaume a financé et supervisé l’implantation de ce courant de pensée hors des frontières saoudiennes, notamment en Libye. Ainsi, l’ANL repose grandement sur le soutien des madkhalistes libyens, convaincus qu’un pouvoir militaire fort est préférable à un système pluraliste dirigé par des Frères musulmans[40].

Pour l’Arabie saoudite, le soutien à la coalition d’Haftar est avant tout financier. Mais le royaume utilise aussi le levier idéologique par le biais de la promotion du madkhalisme. L’influence du Qatar dans les révoltes populaires du « printemps arabe » et le parrainage des Frères musulmans ont exaspéré les Émirats arabes unis (EAU). Par un soft power médiatique et politique, le Qatar fut l’artisan principal de l’accession au pouvoir de la confrérie en Égypte en 2012. En réaction, les EAU et l’Arabie saoudite ont tout fait pour empêcher la confrérie de progresser dans la région. L’intervention aux côtés de l’ANL est à comprendre dans ce contexte régional d’opposition entre puissances du Golfe. Les EAU se sont davantage impliqués en Libye que leurs voisins saoudiens en menant directement des opérations en coordination avec l’ANL ; l’aviation émiratie dispose à cet effet de plusieurs bases en Cyrénaïque, en plus de celles qui lui sont ouvertes en Égypte. Les EAU ont surtout pourvu les troupes d’Haftar de drones de combat Wing Loong II, de conception chinoise, estimés à plus de 11 exemplaires sur le sol libyen. En outre, les EAU financent des groupes paramilitaires de mercenaires soudanais (Rapid support forces, environ 1 000 combattants)[41].

Avec l’échec de l’offensive de l’ANL sur Tripoli, la coalition EAU-Arabie saoudite-Égypte derrière Haftar a, depuis le cessez-le-feu de juin 2020, accepté de chercher une solution politique au conflit, bien que le retrait des forces étrangères de Libye, pourtant mentionné dans les accords, semble très loin d’être réalisé.

La Russie à l’affût d’opportunités géostratégiques

 

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Source : Africacenter.org

 

Un autre acteur de cette guerre par procuration est la Russie. À l’instar de l’intervention en Syrie, les Russes souhaitent profiter du chaos pour s’imposer comme un partenaire incontournable dans la reconstruction du pays. Les richesses énergétiques libyennes sont convoitées par Moscou, même si la Libye constitue bien moins un objectif géopolitique et stratégique pour la politique extérieure russe que ne peut l’être la Syrie au Moyen-Orient. La Russie s’impose aussi comme une alternative à l’Occident qui a renversé, par l’intermédiaire de l’OTAN, le régime de Kadhafi et qui a tenté de faire de même en Syrie. Ce renversement avait d’ailleurs gelé des contrats importants (environ 10 milliards de dollars) entre la Libye de Kadhafi et Moscou. Alors que les États-Unis se tiennent éloignés du dossier libyen depuis le renversement de Kadhafi, les Russes pourraient en profiter pour renouer des contacts et redevenir un partenaire économique majeur. En plus d’un accès aux hydrocarbures libyens, la présence russe pourrait aussi permettre d’accroître l’influence de la Russie en Afrique, déjà considérable en Centrafrique et en passe de le devenir au Soudan, voisin de la Libye[42].

Dès 2014, la Russie a soutenu la nouvelle coalition du général Haftar en lui octroyant du matériel militaire puis, à partir de 2016, en engageant des entités paramilitaires russes (groupe RSB) aux côtés de l’ANL. Environ 14 milliards de dinars auraient aussi été fabriqués par l’imprimerie russe Groznak pour financer l’ANL et ses combattants, tout en autonomisant le gouvernement de Tobrouk vis-à-vis de Tripoli (GUN). Moscou a également fourni aux troupes d’Haftar un encadrement militaire par l’envoi de conseillers[43]. En 2018, les mercenaires du groupe Wagner sont arrivés en Libye pour y combattre aux côtés de l’ANL. Si le groupe Wagner n’est pas directement rattaché à l’État russe, les liens entre le gouvernement et la société privée ont à plusieurs reprises été mis en évidence. Les mercenaires sont utilisés par Moscou pour faire avancer ses objectifs géopolitiques, sans impliquer directement l’armée russe. Les États-Unis estiment d’ailleurs que le groupe Wagner entretient des liens avec le GRU, le service de renseignement russe, et que les combattants de la société présents en Libye agissent grâce à un soutien logistique de l’Égypte et financier des Émirats arabes unis[44]. En 2019, le contingent de mercenaires était estimé entre 800 et 1 200 combattants sur le sol libyen. Selon le chercheur J. Harchaoui, cette force d’action a permis à l’offensive d’Haftar sur Tripoli d’obtenir des victoires modestes mais nécessaires : les mercenaires du groupe Wagner ont apporté des compétences que l’ANL ne possédait pas, telles que la maîtrise des capacité anti-drones ou l’expertise des tireurs d’élite[45].

Lorsque Moscou a négocié avec Ankara pour éviter tout conflit direct entre leurs forces et leurs proxys respectifs en mai 2020, le retrait du groupe Wagner du front a considérablement fragilisé l’avancée de l’ANL qui a perdu énormément de terrain par la suite. Les Russes auraient pu faire définitivement pencher la balance du côté d’Haftar mais la situation conflictuelle entre le GUN et l’ANL lui était favorable dans la recherche de ses propres intérêts, d’où sa volonté de réintroduire des anciens membres du gouvernement Kadhafi avec qui la Russie entretenait de bonnes relations, en lieu et place d’Haftar et de ses fidèles[46]. En effet, l’échec d’Haftar devant Tripoli en 2019-2020 a permis à la Russie de renforcer son influence et de notamment supplanter les Émirats arabes unis. Selon Aude Thomas, la Russie avait anticipé la déconvenue de l’ANL soutenue par les États arabes égyptiens, saoudiens et émiratis, dont les faiblesses étaient visibles avant l’assaut (manque d’infanterie, de stratégie, de soutien populaire…)[47]. La défaite de Tripoli a ainsi permis aux Émirats de comprendre qu’ils étaient tributaires du soutien russe pour faire avancer leur pion local. Après la signature du cessez-le-feu en juin 2020 entre l’ANL et le GUN, les Émiratis ont aussi laissé aux Russes les bases aériennes d’al-Jufra et al-Kadhim, où 14 avions de combats russes (Su-24 et Mig-29) ont été repérés par l’AFRICOM (commandement de l’armée américaine pour l’Afrique). Des systèmes anti- aériens russes ont aussi été installés le long de la ligne de démarcation entre les deux belligérants, dans la région de Syrte. Ces armements sont mis en œuvre par des mercenaires du groupe Wagner et non par l’armée russe directement ; cette puissance de feu rend Khalifa Haftar de plus en plus dépendant des mercenaires de Moscou, dont il n’a pas le contrôle, et qui ont pris possession de plusieurs installations pétrolières.

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La Russie a su faire preuve d’opportunisme pour ne pas s’impliquer directement dans un conflit voué à l’embourbement dès le début. Au contraire, Moscou a su faire avancer ses intérêts progressivement, par un soutien indirect à l’ANL d’Haftar qui n’est pas inconditionnel[48], comme en témoignent les négociations avec la Turquie. Au contraire des Émirats arabes unis qui cherchent à tout prix à imposer Haftar comme nouvel homme fort libyen, la Russie joue des faiblesses des différents acteurs, tant libyens qu’externes, pour y faire grandir son influence. D’ailleurs, comme le fait remarquer Jalel Harchaoui, lors des négociations à l’ONU pour mettre un terme au conflit et trouver une solution politique, la Russie n’a pas poussé la candidature d’Haftar dans une Libye post-conflit, mais soutient Aguilah Saleh Issa, l’ancien président du parlement libyen exilé à Tobrouk (2014-2016)[49]. Cette position pourrait s’avérer avantageuse puisque la Turquie elle-même n’est pas un soutien absolu d’al-Sarraj et défend ses propres intérêts dans la région, quitte à appuyer un retour au pouvoir du clan Kadhafi par l’intermédiaire de Saïf al-Islam Kadhafi, fils de l’ancien dirigeant et symbole possible d’un retour à une certaine unité de la nation pour beaucoup de Libyens désabusés par les rivalités internes depuis dix ans[50].

Le positionnement ambigu de la France et la rivalité franco-italienne en Libye

Alors que la Turquie et les puissances sunnites du Moyen-Orient ont pris position en appuyant de manière ferme leur candidat pour la gouvernance de la Libye, aucun consensus n’a émergé au sein de l’Union européenne depuis le début de la crise. Au contraire, plusieurs pays européens poursuivent une diplomatie différente, selon leurs intérêts propres dans la région. La France est l’une des puissances les plus impliquées dans le dossier libyen depuis sa participation à la coalition de l’OTAN pour renverser Kadhafi en 2011. À partir de 2014, les Français ont officiellement soutenu le gouvernement d’union nationale (GUN) du président Fayez al-Sarraj, ce qui a été réaffirmé par Emmanuel Macron qui l’a reçu à l’Élysée en 2019[51]. Durant leur entretien, le chef de l’État a annoncé la volonté de la France de réunir « les acteurs libyens autour d’une solution politique inclusive, menant dès que possible aux élections demandées par le peuple libyen », en soulignant qu’une solution militaire n’était pas envisageable. Pourtant, dans le même temps, Paris a soutenu de manière tacite l’ANL de Khalifa Haftar dans sa conquête territoriale et son offensive sur Tripoli. Ce double-jeu diplomatique s’explique par la reconnaissance par l’ONU du GUN comme gouvernement officiel en Libye, à laquelle la France ne peut s’opposer. Mais le gouvernement français a aussi des intérêts dans la région du Sahel et en Libye même, qui désignent Haftar comme l’allié essentiel pour maintenir une relative stabilité dans la région.

En effet, les préoccupations de Paris sont avant tout sécuritaires : l’armée française est déployée depuis 2013 dans la bande sahélo-saharienne dans le cadre des opérations « Serval » puis « Barkhane » pour lutter contre les groupes armés terroristes de la région. La force Barkhane, qui comptait fin 2021 quelque 5 100 militaires français[52], visait jusqu’à présent par son activité à empêcher la propagation des groupes terroristes vers les pays riverains de la région des trois frontières (Mali, Niger, Burkina Faso). Or, les groupes djihadistes bénéficient de relais et de bases arrières dans le Fezzan libyen, par lequel transitent aussi leurs armes issues des arsenaux de Kadhafi. De plus, la progression des groupes djihadistes et islamistes en Libye à la faveur du chaos post-révolution représente pour la France une menace sécuritaire immédiate et grandissante, tant au Sahel que sur le territoire national depuis les attentats de 2015.

Dans ce contexte, l’opération « Karama » de l’ANL, présentée en 2014 comme anti-terroriste par Haftar, l’a rapproché de la France dont il a obtenu un soutien militaire par un appui de forces spéciales et de frappes aériennes contre des positions djihadistes. Trois membres de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ont ainsi perdu la vie à Benghazi (Cyrénaïque) en 2016, à l’encontre du discours officiel de la diplomatie française. Pour le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, la présence française en Libye n’a pour but principal que de « combattre le terrorisme » et « d’assurer la sécurité des pays voisins, […] essentiels pour notre propre stabilité »[53]. L’ANL du maréchal Haftar se pose ainsi en fer de lance de la lutte anti-djihadiste aux yeux du gouvernement français, pour qui le camp anti-Haftar est gangréné par l’islamisme, voire le djihadisme, de certains éléments plus ou moins proches du GUN. La France ne mentionne cependant pas le soutien des combattants madkhalistes à l’ANL, ni la persistance du djihadisme et des bases arrières terroristes dans le Fezzan malgré la conquête de ce territoire par l’ANL.

La mort le 20 avril 2021, dans des circonstances mal éclaircies, du président tchadien Idriss Déby, allié de Paris et très actif au Sahel dans la lutte contre les groupes armés terroristes, en témoigne[54]. Il a été tué lors d’affrontements entre l’armée tchadienne et des rebelles du groupe « Front pour l’alternance et la concorde au Tchad » ayant opéré une incursion depuis le sud de la Libye. Ces quelque 1 000 à 2 000 rebelles y avaient soutenu le GUN lors de l’offensive d’Haftar sur Tripoli[55]. Malgré l’échec du maréchal devant Tripoli en 2019, la France a continué d’apporter son soutien à l’ANL en décrédibilisant les milices proches du GUN, mais son influence en Libye a considérablement diminué depuis l’intervention de la Turquie et de la Russie, et secondairement du Qatar et des EAU entre 2019 et 2020.

Derrière ces affirmations d’un soutien à la lutte contre le terrorisme, la France poursuit en Libye une stratégie pleine de pragmatisme pour ses intérêts. Non seulement le soutien à Haftar s’inscrit dans une logique de proximité avec les Émirats arabes unis, l’Égypte et l’Arabie saoudite, grands clients de l’État français en matière d’armement. Mais la question des concessions pétrolières accordées par les Libyens est aussi au cœur de cette stratégie d’influence diplomatique, militaire et économique française. Or, dans ce dernier domaine, les intérêts français empiètent le pré-carré historique d’un autre allié membre de l’Union européenne. En effet, l’ancienne puissance coloniale italienne avait noué des liens forts avec le régime de Kadhafi, principalement pour des raisons énergétiques[56]. Par le biais de la conduite Greenstream, l’Italie importe près de 30 % de son pétrole de Libye et environ 5 milliards de mètres cubes de gaz[57]. La compagnie pétrolière italienne ENI, dans laquelle l’État italien est actionnaire à 30 %, est la plus présente dans ce pays. Les champs de pétrole se trouvent principalement en Cyrénaïque, contrôlée par Haftar, mais seule la Compagnie nationale du pétrole (NOC) basée à Tripoli gère la commercialisation des hydrocarbures.

 

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Eaux méditerranéennes : des espaces maritimes disputés. Source : Aerion/Capri, 2020

 

De ce fait, le GUN opère un contrôle sur les exportations, bien que relatif puisque la NOC conserve une certaine indépendance. Si la compagnie italienne ENI est surtout présente dans la partie occidentale de la Libye, la présence française, par l’entremise de la compagnie Total dans l’Est du pays, concurrence les Italiens dans leur ancienne colonie. L’autre intérêt crucial pour l’Italie dans la région est le contrôle des routes migratoires vers l’Europe car les côtes italiennes sont à proximité des eaux territoriales libyennes (île de Lampedusa). Si le régime de Kadhafi permettait de contenir les flux de migrants africains en route vers l’Europe, la déstabilisation et le chaos qui ont suivi sa chute ont bouleversé cette situation. L’Italie souhaite pour cette raison maintenir une stabilité en Libye en soutenant le gouvernement du GUN reconnu par l’ONU. A l’instar de la France, l’Italie a vu son influence se réduire dans la région à la suite de l’intervention turque de 2019. Surtout, l’accord passé entre al-Sarraj et Erdogan sur la délimitation des territoires maritimes a éloigné l’Italie de sa position initiale de soutien absolu au GUN, dans la mesure où la Turquie est un concurrent direct des Italiens dans le domaine énergétique depuis le renforcement d’un partenariat autour de projets gaziers en Méditerranée orientale avec Chypre, la Grèce, Israël, l’Égypte, l’Italie et la France[58]. Ces projets d’exploitation, d’exportation et de commercialisation de gaz sont en effet entravés par les menaces et provocations turques dans les eaux territoriales de Chypre et de la Grèce. Dans ce contexte, le rapprochement entre le GUN et la Turquie a provoqué la colère du gouvernement italien, pour qui la signature de cet accord est « inacceptable » et viole les normes internationales[59]. Depuis, la position italienne s’est infléchie et pourrait rapprocher Italiens et Français dans ce dossier, après qu’ils ont été plus ou moins écartés par la Russie et la Turquie. L’Italie n’a en effet pas été en mesure de développer une stratégie politique cohérente en Libye. Depuis la conférence de Palerme en 2018, son influence diplomatique s’est émoussée en raison de l’ingérence croissante des autres États européens, mais aussi des pays du Moyen-Orient et de la Russie. Par son impuissance à soutenir ses alliés libyens occidentaux dans les forums internationaux, l’Italie est passée du statut d’ « aspirant médiateur à celui de spectateur inquiet »[60].

Quoi qu’il en soit, le conflit d’influence ainsi que le soutien diplomatique divergent de la France et de l’Italie aux acteurs de la scène libyenne empêchent l’Union européenne de peser dans la résolution du conflit. A la place, ce sont plutôt des initiatives unilatérales qui interviennent, comme en 2017 lorsque le président Macron a réuni Haftar et al-Sarraj pour parvenir à un cessez-le-feu, sans avoir convié l’Italie à cette rencontre.

2022, périlleuse année électorale

La Libye est un territoire convoité où de multiples puissances étatiques et non-étatiques s’affrontent indirectement par le biais de milices interposées. Dans ce conflit larvé, largement ravivé par l’interventionnisme turco-russe de 2019, la solution militaire a toujours été préférée à une quelconque sortie de crise politique, même si cela va à l’encontre des promesses de différents pays impliqués de chercher une conciliation entre le GUN et l’ANL. Comme le précise Philippe Droz-Vincent, la reconstruction d’un État libyen, avec certes de larges autonomies pour satisfaire les divisions tribales et ethniques historiques, ne peut se réaliser que par la volonté même des Libyens[61]. Or, les acteurs locaux de la crise étaient jusqu’en 2020 dans une logique d’affrontements et d’accaparement du pouvoir par leurs milices ou leurs clans, incités en cela par les puissances étrangères qui les assistaient, plusieurs nations européennes jouant par exemple un rôle notable dans cette déstabilisation en appuyant le camp davantage favorable à leurs intérêts dans la région.

Même si le cessez-le-feu signé en juin 2020 est jusqu’à ce jour respecté, le report en 2022, à une date toujours inconnue, des élections présidentielles et législatives souligne la fragilité de la situation politique intérieure et la difficulté de concrétiser l’opportunité d’un premier terrain d’entente entre les grandes factions libyennes. Un des enjeux de ces scrutins, attendus de manière insistante par les Nations unies pour donner toute légitimité à un nouveau gouvernement, réside dans le fait qu’ils pourraient au contraire accentuer « une atomisation encore plus grande de la scène libyenne et conduiraient à une militarisation le long de la ligne de front ainsi qu’autour des sites d’hydrocarbures dans le nord du pays et dans le Fezzan »[62], voire replonger le pays dans une nouvelle guerre civile. Jamal Benomar, ex-sous-secrétaire général de l’ONU et président du Centre international pour les initiatives de dialogue, estimait ainsi que les conditions pour des « élections libres et équitables ne sont pas réunies, les Libyens étant trop divisés pour accepter ou s’entendre sur les résultats »[63]. De fait, la coexistence de deux Premiers ministres depuis février 2022 : Abdel Hamid Dbeibah d’un côté – en poste à titre intérimaire depuis février 2021, et l’ancien ministre de l’Intérieur Fathi Bachagha – récemment désigné par le Parlement de Tobrouk de l’autre, accrédite ce scénario du retour à deux gouvernements parallèles. Cette situation consomme « une forme de rupture entre la majorité du peuple libyen, qui veut des élections libres, et une élite politique qui se complaît dans des querelles mortifères »[64].

Avec la question du retrait des quelque 20 000 combattants étrangers, clause du cessez-le-feu entièrement bafouée pour le moment, la violence des acteurs non étatiques, l’ingérence étrangère et l’absence de cadre constitutionnel bénéficiant d’un soutien unanime font peser le risque d’une reprise des hostilités qui durent depuis plus de dix ans maintenant en Libye. Pour aller de l’avant, la Libye doit impérativement continuer à travailler sur le règlement politique avant que des élections significatives puissent être organisées, sous peine qu’elles ne fassent exploser davantage encore les fortes tensions actuelles[65].

References[+]


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