Naviguer sur l’océan multilatéral : lost in decomposition ?

Mis en ligne le 19 Juin 2025

Palácio do Planalto from Brasilia, Brasil, CC BY 2.0 , via Wikimedia Commons

Le multilatéralisme apparaît menacé par l'affirmation des politiques de puissance, en particulier à travers le système de l'ONU. Les demandes de réforme de ce système perdurent cependant. Le présent papier met en lumière le développement de formes de consultations souples, « minilatérales ». Une recomposition qui s’effectue largement hors du système organisationnel, mais qui ainsi ne favorise pas la coopération multilatérale autour de problématiques planétaires et transverses clefs pour l’humanité.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Frédéric Ramel, « Naviguer sur l’océan multilatéral : lost in decomposition ? », IFRI/revue Politique Étrangère vol 90 – n°2/2025, été 2025. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IFRI.

En déclin[1], déboussolé[2], voire aux portes du crépuscule[3] : les pessimismes s’accumulent à l’endroit du multilatéralisme, amplifiés par l’entrée dans le second mandat de Donald Trump. Comme pratique diplomatique plus ou moins institutionnalisée commençant avec trois États[4], ce multilatéralisme peut revêtir une pluralité de formes, le long d’un continuum allant de la simple coordination entre États aux actions des organisations intergouvernementales dotées d’une personnalité morale, d’un siège et d’une bureaucratie. Le multilatéralisme est aussi et surtout une « technique normative de réalisation du droit international, qui concerne tant sa production que son application[5] ». La matière même de ce droit consiste à établir des liens de plus en plus serrés entre les États, par la formulation d’objectifs communs, la pacification des relations internationales ou encore l’universalisation des règles et des conduites. Né au XIXe siècle d’une gestion collective d’enjeux techniques variés comme les transports ou les communications, il a investi le champ de la guerre et de la paix à partir de 1919 avec la Société des Nations.

Quels que soient les objets de négociation diplomatique, ce multilatéralisme s’apparente à une politique du tissage ayant pour visée de faire converger les volontés à partir de frictions, de tensions, de compétitions entre les États. Que ce tissage se réduise à canaliser l’unilatéralisme ou qu’il promeuve des biens publics mondiaux de manière robuste, il renvoie bel et bien à l’idée de maillage au cœur de la société mondiale[6]. Aujourd’hui, ce maillage s’est à la fois complexifié et relâché.

La complexité tient à la multiplicité des organisations multilatérales qui interagissent et à la présence de cadres multilatéraux hors de celles-ci. En résultent une tendance à la marginalisation des Nations unies et de son système d’institutions spécialisées dans l’archipel de la gouvernance mondiale[7], ainsi qu’un multilatéralisme qualifié de brouillon[8]. Un autre aspect de la complexité réside dans l’entrelacement des enjeux mondiaux, dont la gestion ne peut plus être envisagée en silo : voir l’approche One Health, qui a pour ambition d’articuler les mesures relevant des santés environnementale, animale et humaine. D’où la question de la coordination de l’ensemble de ces acteurs multilatéraux. Quant au relâchement du maillage multilatéral, il renvoie à des conduites moins respectueuses des règles, voire à leur violation pure et simple, comme l’illustre l’agression de la Russie sur l’Ukraine en 2022. Quelles sont les conséquences de ces phénomènes sur le canevas multilatéral ?

De grandes puissances – y compris les États-Unis qui ont pourtant contribué à faire éclore le système des Nations unies – cherchent à se libérer de ce qui fait l’esprit même du multilatéralisme. Celui-ci n’est pas seulement prisonnier d’un système international « en transition ».

Lorsque certaines représentations du monde, qui s’éloignent d’une conscientisation planétaire, façonnent les politiques étrangères, elles affectent le multilatéralisme conventionnel. L’Organisation des Nations unies (ONU) est alors fragilisée, bien qu’une énergie sociale se manifeste en vue de la réformer. En parallèle, les formes multilatérales souples, comme la diplomatie de clubs ou le minilatéralisme, exercent une attraction qui a pour résultat d’alimenter un polycentrisme décisionnel. D’autres tendances moins visibles se superposent à ce polycentrisme, mettant l’accent sur une recomposition complexe des manières de vivre le multilatéralisme contemporain.

La séduction du détricotage

L’état des relations interétatiques au sein du système international pèse sur le fonctionnement des organisations intergouvernementales, comme l’illustrent la période de la guerre froide (ONU paralysée) ou l’immédiate sortie de la bipolarité (ONU réactivée)[9]. La phase actuelle de transition systémique ne permet pas de repérer une puissance hégémonique susceptible de dispenser un ordre international. L’idée même selon laquelle la présence d’un hegemon aurait des vertus de stabilité fait d’ailleurs l’objet de contestations politiques, à l’instar du discours de Poutine devant la conférence sur la sécurité de Munich en 2007. Elle est également source de controverses scientifiques[10]. En outre, l’absence de convergence de vues entre les États-Unis et la Chine nuit à la coopération multilatérale et à l’éclosion de règles communes. L’échec en 2009 de la COP15 sur les changements climatiques à Copenhague ou encore la crise consécutive à la pandémie de Covid-19 : nombre d’exemples attestent d’un étiolement multilatéral en raison de désaccords entre les gouvernements chinois et américains.

Les tensions entre grandes puissances ne sont pas seules à l’œuvre. Les manières de se représenter le monde orientent choix et direction des politiques étrangères, mais elles influencent aussi les dynamiques multilatérales. Demeurer attaché à un monde objet d’appropriation territoriale signifie privilégier l’autorité de la force sur l’autorité du droit. Ce qui se traduit par une représentation « globale » du monde privilégiant l’extraction des ressources naturelles sans limites, ou un développement soutenable a minima[11]. Promouvoir des conduites respectueuses du vivant dans toutes ses formes oppose au global une référence au « planétaire », rimant avec souci de l’habitabilité ici-bas, attention au milieu du vivant dans toute sa diversité et reconnaissance de la nouvelle ère géologique qu’incarne l’anthropocène[12]. Cette référence passe par la recherche d’un commun le plus inclusif possible dans les organisations intergouvernementales, à l’instar de l’intégration dans les processus de consultation multilatéraux des communautés autochtones cultivant des cosmologies distinctes de celles des Modernes occidentaux. Or les représentations du « global » bénéficient d’une vague consistante par rapport à celles du « planétaire ». Prenons deux exemples à la fois significatifs et préoccupants.

Le premier se manifeste dans le droit de l’espace extra-atmosphérique, dont l’origine est multilatérale. Correspondant à l’un des espaces communs définis comme accessibles à tous mais détenus par personne – au même titre que la haute mer, l’espace aérien ou le cyberespace –, il se structure autour de plusieurs textes, notamment le traité de 1967 sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes. Avec l’évolution des technologies et les appétits de certains acteurs privés de ce secteur, des législations nationales concurrencent désormais ce droit et favorisent son contournement voire sa remise en question. En 2015, les États-Unis ont adopté le Spurring Private Aerospace Competitiveness and Entrepreneurship Act. Autorisant l’exploitation mais aussi en partie la commercialisation des ressources spatiales par des opérateurs privés, ce texte s’inscrit dans le mouvement New Space : il ne s’agit pas seulement d’accompagner l’entrepreneuriat et l’innovation, mais aussi de soutenir des activités jusqu’alors exclusivement prises en charge par la NASA. Fabriquer et lancer des mégaconstellations de satellites ou se préparer à l’exploitation minière des corps célestes, voire à coloniser l’espace, l’ensemble de ces activités favorisées par les États-Unis ont un dénominateur commun : une remise en question d’un droit initialement multilatéral, puisque cette démarche déroge au principe de non-appropriation de l’espace.

Deuxième exemple, la gouvernance du pôle Sud. La signature en 1959, en pleine guerre froide, du Traité de Washington par douze États montrait que les deux super grands pouvaient sanctuariser un continent entier en dépit de leurs différends. L’article premier stipule que « seules les activités pacifiques sont autorisées ». Ce texte s’est enrichi au fil du temps pour donner naissance au Système du traité de l’Antarctique, associant plus d’une cinquantaine d’États et comprenant d’autres dispositifs normatifs comme la Convention pour la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique (Canberra, 1980) ou, surtout, le protocole au traité sur l’Antarctique relatif à la protection de l’environnement en Antarctique, dit protocole de Madrid, signé en 1991 et effectif jusqu’en 2048[13]. Longtemps considéré comme un modèle vertueux de coopération multilatérale inspirant pour d’autres régions, ce système est aux abois[14]. Avec les changements climatiques, l’accès aux ressources halieutiques de l’océan polaire suscite de nouveaux appétits. La Chine, se définissant comme puissance polaire, installe des bases, développe le tourisme, déploie ses brise-glace et procède à des expérimentations technologiques dans des conditions extrêmes. L’Australie, État « possessionné » bénéficiant de 5,9 millions de kilomètres carrés – la plus grande portion sur le continent –, formule quelques réticences quant au gel de ses revendications[15]. Le scénario pointe d’un non-renouvellement du protocole de Madrid interdisant l’exploitation des ressources minières, et les propositions de la Malaisie autour de l’idée de patrimoine commun de l’humanité restent lettre morte face aux logiques d’appropriation souverainistes.

Ces représentations du « globe » sous-jacentes au détricotage multilatéral peuvent être interprétées comme autant de séductions schmittiennes, à savoir de nouvelles « prises de terre[16] », sur l’espace terrestre ou au-delà.

Un système onusien affaibli

Avec « Notre programme commun », publié en 2021, le secrétaire général des Nations unies entendait répondre aux critiques de l’organisation, en plaidant pour un multilatéralisme en réseau avec les autres organisations et inclusif envers les acteurs de la société civile et les parties prenantes de la gouvernance mondiale[17]. L’idée était d’articuler de manière robuste les « trois ONU » – celles des États, du secrétariat et des peuples. Cette volonté d’alignement se heurte à trois principaux écueils : les carences de confiance de la part des États des divers Suds dans l’organisation[18] ; les déficiences du triangle de fonctionnalité – représentativité, légitimité et efficacité – de l’organisation; et les insuffisances des puissances moyennes démocratiques à soutenir l’organisation face aux gouvernements autoritaires et illibéraux.

Les Nations unies composent un système comprenant 17 institutions spécialisées et 8 organisations apparentées. Si ce système est exposé dans son ensemble à ces écueils, notamment lorsqu’il s’agit de répondre aux besoins des populations[19], l’affaiblissement ne se manifeste pas de la même manière selon les instances.

L’affaiblissement par blocage est le propre du Conseil de sécurité, en raison du droit de véto des cinq membres permanents. L’affaiblissement par délitement se révèle dans les décalages croissants entre mandats et réalisations sur le terrain, par exemple dans les opérations de paix multi-dimensionnelles. Celles-ci s’étiolent depuis le milieu des années 2015 : aucune création, et des clôtures emblématiques comme celle en 2023 au Mali[20].

L’affaiblissement par débordement renvoie au poids exercé par les acteurs d’un secteur, plus ou moins accompagnés par un État, sur sa direction normative. La gouvernance de l’internet et du numérique illustre ce processus, dans lequel l’institution spécialisée de l’ONU – l’Union internationale des télécommunications – se voit marginalisée par rapport à l’Advanced Research Projects Agency Network (ARPANET), la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) américaine et la Société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur internet (ICANN)[21].

L’affaiblissement par dénonciation ne repose pas seulement sur une contestation du bien-fondé des actions des organismes onusiens. Il entraîne une pression sur le fonctionnement même de l’organisation, lorsque les États membres décident de diminuer leurs contributions financières volontaires qui alimentent la majorité des budgets, en comparaison des cotisations obligatoires. Mais l’impact sur le fonctionnement dépasse la dimension financière. La confirmation des mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) à l’encontre de dirigeants du Hamas mais aussi du Premier ministre et du ministre de la Défense israéliens a entraîné de vives contestations de la part de plusieurs États. Entretenant une relation tendue avec la CPI depuis la signature du Statut de Rome de 1998, les États-Unis ne l’ont jamais rejointe. Le décret du président Trump du 6 février 2025 refroidit encore plus les relations : il prévoit le gel des avoirs détenus dans le pays par les dirigeants, employés et agents de la CPI, ainsi que par leurs familles et toute personne considérée comme ayant apporté son aide aux travaux d’enquête de la juridiction. Dans certains cas, la contestation se traduit par la suspension des contributions financières, voire l’empêchement de l’organisation à poursuivre son mandat. Les décisions des États-Unis et de l’État israélien à l’encontre de l’Office de secours et de travaux pour les réfugiés de Palestine et du Proche-Orient (UNRWA) en témoignent. Ce, en dépit du rapport Colonna de 2024 commandité par António Guterres, qualifiant son action « d’irremplaçable et indispensable pour le développement humain et économique des Palestiniens ».

Affaiblissement rime-t-il avec enterrement ? L’affirmative est tentante mais réductrice. La réforme des Nations unies suscite un ensemble d’initiatives témoignant d’une énergie sociale très souvent invisibilisée. Au nombre des projets existants, celui porté par une coalition d’organisations non gouvernementales (ONG) autour du Global Governance Forum a abouti à un projet de seconde Charte, complété par une série de commentaires et discuté par des spécialistes reconnus[22]. Cette initiative ne se restreint pas à la composition du Conseil de sécurité[23] et propose des créations institutionnelles : une Assemblée parlementaire, un Conseil du système Terre ou une révision du périmètre de compétences du Conseil économique et social. Plusieurs États, dont l’Afrique du Sud et l’Inde, ont exprimé leur soutien à cette seconde Charte.

Par ailleurs, l’affaiblissement du système des Nations unies n’est pas forcément perçu comme une bonne nouvelle par la Chine. Les Nations unies sont en effet le lieu de déploiement d’une influence diplomatique où Pékin promeut l’image « d’un défenseur, un concepteur, un façonneur et un leader dans l’amélioration du système de gouvernance mondiale[24] ». Ce qui se traduit par l’accès à des postes de direction d’institutions spécialisées comme l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. Les salves de critiques formulées par Donald Trump contre la Maison de verre peuvent être vues comme des opportunités par Pékin, qui utilise ses enceintes pour ses objectifs de rapprochement avec les pays des Suds[25]. Si les engagements chinois dans le système des Nations unies traduisent une volonté de « multipolarisation » du monde, ils ont aussi un but clair : la dislocation d’un ordre international libéral et donc de valeurs comme la protection des droits humains. Dans cette perspective, c’est bien une certaine idée des Nations unies qui serait enterrée. Le risque d’un tel scénario est d’autant plus préoccupant que fleurissent, parallèlement au cadre onusien, d’autres formes multi-latérales, dont la Chine se fait l’un des plus actifs soutiens.

Des formes souples attractives

Le contournement du système des Nations unies se traduit par le recours à des formes de multilatéralisme ad hoc, flexibles et moins contraignantes, puisqu’en dehors des organisations intergouvernementales existantes. Antérieur à 1945 sous les traits, par exemple, du Concert européen de 1815 mais aussi très actif dans la politique étrangère des États-Unis, à l’instar du « multi-multilatéralisme » cultivé par Obama, ce type de coopération progresse dans la configuration actuelle du système international. Ces formes expriment une appétence pour un multilatéralisme « à la carte »[26].

Cet attrait de la souplesse trouve dans la diplomatie de clubs une première illustration. Définie comme un cadre sélectif et informel de négociation qui aboutit à une série de déclarations sans caractère obligatoire, elle a pour finalité d’ajuster les positions des acteurs sans les contraindre. Les domaines couverts par cette diplomatie s’étendent par rapport au périmètre initial, qu’il s’agisse de la facture énergétique des années 1970 pour le G7 ou de la crise financière asiatique de 1997 pour le G20, et intègrent des discussions de politique mondiale débordant la recherche de régulation dans un secteur particulier.

Cette extension de l’agenda expose les cadres multilatéraux à des tensions politiques renforcées, à l’image des effets sur le G20 de la guerre en Ukraine[27]. Les sommets des BRICS participent pleinement de cette diplomatie de clubs, avec une volonté d’afficher une autre conception de l’ordre mondial, fondée sur l’idée de « Sud global ». Celle-ci renvoie plus à un discours politique qu’à une réalité commune vécue et partagée par l’ensemble des populations des pays des Suds. L’Argentine a, par exemple, décliné la proposition de rejoindre le groupe en 2023. Toujours est-il que la « majorité » jusqu’ici « marginale »[28] se veut plus audible et organisée, sur le modèle des BRICS+ qui ont intégré en 2024 l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

Deuxième forme multilatérale souple, le minilatéralisme consiste à mettre en place une coopération entre États sur un sujet d’intérêt commun. La coopération militaire est l’une des principales dimensions ainsi investies. Le partenariat de sécurité renforcée entre États-Unis, Australie et Royaume-Uni (AUKUS) conclu en 2021 en est l’une des principales illustrations. Les questions sécuritaires et diplomatiques ne sont d’ailleurs pas en reste, à l’instar du Quad (Australie, États-Unis, Inde et Japon) résultant du tsunami de décembre 2004 dans le golfe du Bengale, et dont le périmètre s’est élargi en 2017. Ce cadre intègre d’autres acteurs selon les pourparlers (Corée du Sud, Vietnam, Nouvelle-Zélande, France…), dans un format Quad+. Le phénomène ne se restreint pas aux enjeux de défense et de sécurité, se manifestant aussi dans le secteur de la gestion des ressources naturelles – voir l’International Lithium Association qui regroupe l’Argentine, la Bolivie, le Chili et le Mexique – ou encore des secteurs stratégiques en matière d’innovation technologique, comme l’alliance Chip 4 qui réunit les États-Unis, Taïwan, la Corée du Sud et le Japon pour le soutien à l’industrie des semi-conducteurs. Tous ces dispositifs minilatéraux enrichissent le répertoire d’action des États afin de gagner en agilité, en prestige, voire même en puissance[29].

Diplomatie de clubs ou minilatéralisme présentent des avantages pour les États. La nouvelle administration Trump semble certes vouloir se libérer aussi de ce tissage, considéré comme attentatoire à sa liberté de manœuvre, mais il est encore trop tôt pour voir si la ligne néosouverainiste du second mandat Trump aboutira à une fragilisation de la forme multilatérale. Néanmoins, pour les États des Suds, ces lieux s’apparentent à des « institutions alternatives »[30] et répondent à la frustration générée par des cadres multilatéraux classiques qui n’ont jusqu’à présent pas su favoriser un ordre international libéral équitable pour tous. Les votes à l’Assemblée générale des Nations unies face à l’agression russe en Ukraine en témoignent, avec des non-participations aux votes ou des abstentions supérieures à l’expression ouverte d’une condamnation.

Le recours à ces formes souples manifeste également le multi-alignement des États[31]. Loin de se cantonner à un type d’alliance ou d’organisation exclusif, ces derniers cultivent une pluralité de positionnements pour gagner en agilité diplomatique, à l’instar de l’Inde qui en a fait un pilier de son discours officiel. Cette situation de fragmentation des espaces diplomatiques altère la recherche collégiale de l’universel[32]. Et l’ordre international en résultant relèverait moins d’un partage de valeurs communes que de cercles concentriques organisés selon le degré de proximité idéologique liant les États entre eux[33]. Peut-on dès lors voir dans ces types de scénarios une décomposition définitive des organisations intergouvernementales et du droit multilatéral conventionnel ?

Au-delà de la décomposition, une recomposition complexe

Des phénomènes moins visibles nuancent l’idée d’une disparition du droit et des pratiques multilatérales conventionnelles. Leur superposition avec des formes multilatérales souples favorise une « multiplexité » quant au fonctionnement du multilatéralisme : ni ordre international libéral, ni ordre multipolaire[34].

Dans cette configuration tendue, des organisations multilatérales régionales ou transrégionales parviennent tout d’abord à se maintenir[35]. Non seulement elles bénéficient d’une dynamique interrégionale – une intensification des liens entre régions avec la signature d’accords d’association comme entre l’Union européenne et le Mercosur en 2024 –, mais certaines de ces organisations font l’objet d’attachements réels au-delà des routines bureaucratiques. Un phénomène repérable au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord[36] et qui explique en partie l’adoption par le Congrès américain, avant même l’élection de Donald Trump, d’une procédure prévoyant une information de six mois avant toute ouverture d’un plan de retrait de l’Alliance par la présidence ainsi qu’une majorité qualifiée – les deux tiers du Sénat – pour rendre tout départ effectif.

Ce maintien de la coopération multilatérale apparaît aussi au sein d’organisations situées en dehors du système des Nations unies. L’extériorité devient un différentiel favorable, à l’instar de l’Organisation mondiale de la santé animale née en 1924. Cette organisation soutient l’expertise et la couverture vaccinale, pour une prise de conscience des impacts de la santé des animaux sur la sécurité alimentaire, la préservation de la biodiversité et l’adaptation climatique[37]. Cette extériorité n’empêche pas une collaboration étroite avec les organisations onusiennes impliquées dans One Health, notamment pour des opérations communes de plaidoyer. La déclaration politique de l’Assemblée générale des Nations unies sur la lutte contre la résistance aux antimicrobiens en septembre 2024 en est, par exemple, le fruit.

Au maintien du maillage s’ajoutent des mouvements de nature évolutive ou coopérative bénéfiques pour le multilatéralisme. Ainsi, les actes unilatéraux ne présentent pas un caractère univoque, puisque parfois brandis comme instruments de pression afin de pousser les partenaires à adopter une règle multilatérale existante (contingent unilateralism) ou d’exprimer une carence juridique par la dérogation au droit existant invitant à la corriger[38]. Dans ce dernier cas, l’unilatéralisme s’apparente à une étape vers la densification des règles multilatérales.

Un autre mouvement se manifeste au cœur du polycentrisme de la gouvernance mondiale. Celle-ci ne rime pas forcément avec rupture de coopération entre différents acteurs. Ainsi la gestion des débris orbitaux se présente-t-elle comme un complexe de régimes internationaux relatifs à l’attribution des satellites, aux statuts de la Lune ou de la station spatiale internationale. Une pluralité d’acteurs, comprenant agences spatiales, opérateurs de satellites, ONG et universités, produit des lignes directrices, des codes de conduite ou des règles plus contraignantes, l’ensemble étant à l’origine d’un système de surveillance mutualisé et coopératif des mouvements de débris[39].

Un dernier élément – non des moindres – correspond à la temporalité. L’échec actuel de l’adoption d’un accord mondial sur les pandémies suscite d’immenses réserves sur le multilatéralisme sanitaire, malgré les conséquences du Covid-19. Or les grands textes de droit multilatéral prennent du temps. Le traité sur la haute mer et la biodiversité marine est le produit d’une quinzaine d’années de négociations. C’est dire que les avancées multilatérales s’inscrivent dans le temps long, non sans inviter à cultiver vertus de patience et de persévérance.

***

La célèbre phrase du secrétaire général Dag Hammerskjöld, « L’ONU n’a pas été créée pour emmener l’humanité au paradis, mais pour la sauver de l’enfer. », semble, pour certains, sonner de plus en plus creux. Non seulement le système des Nations unies est fragilisé, mais la fragmentation des formes multilatérales interroge une recherche commune de l’universel. Toutefois, cette fragmentation rime moins avec décomposition que recomposition des cadres multilatéraux, avec une nette préférence pour la souplesse de la diplomatie de clubs et du minilatéralisme. Par ailleurs, elle n’efface pas des processus moins visibles, qui prouvent l’existence de différentes couches de tissages multilatéraux plus ou moins denses.

Demeure un péril derrière cette superposition de formes qui favorise les risques d’incohérence. Animées par une raison d’État voire une raison d’empire, certaines politiques étrangères pourraient sonner le glas d’une raison de système, qui suppose de concevoir et de pratiquer la diplomatie dans une perspective de coopération multilatérale respectueuse de l’astre cosmique sur lequel nous évoluons[40].

References[+]


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