La nouvelle ère des groupes armés au Proche-Orient

Mis en ligne le 17 Nov 2022

La nouvelle ère des groupes armés au Proche-Orient

Le développement de groupes armés mine les États-Nations du Proche-Orient. L’auteur propose une plongée au cœur de ce phénomène. Il en présente une mise en perspective historique, établit une classification des divers groupes et analyse les facteurs internes comme exogènes qui en favorisent l’émergence et la persistance. La question de l’instrumentalisation de ces entités par des puissances régionales est également abordée.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : “La nouvelle ère des groupes armés au Proche-Orient”, Pierre Boussel, Note de la FRS n°36/2022 , FRS, 17/10/2022. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la FRS.

Récit d’une fragmentation, des révoltes de 2011 au groupe salafiste HTC

Durant les révoltes arabes de 2011, un écosystème des groupes armés est apparu au Proche-Orient, un conglomérat de forces instables dirigées par des chefs de guerre, certains bénéficiant de subsides étrangers, d’autres s’autofinançant par la prédation et la terreur.

Au plus fort de la révolution syrienne, 5 546 groupes armés sont identifiés sur les lignes de front segmentant le pays[1]. En Libye, l’estimation de 110 entités combattantes[2] n’inclut pas les cellules de moindre nuisance que Tripoli tente toujours de référencer[3]. L’Irak établit une moyenne de 180 groupes en faisant la somme des organisations créées annuellement[4] et celles qui se dissolvent, nonobstant les groupes dits de façade dont la vocation est de « faire du bruit » sur les réseaux sociaux pour déjouer la surveillance des agences de renseignement.

S’agit-il de groupes non étatiques ? Anti-systèmes ? Supra-nationaux ? Proto-étatiques ? Il n’est de certitude que leur capacité d’enkystement dans des États faillis, sans qu’il soit envisageable de les défaire militairement sauf à engager des moyens disproportionnés dans des zones de haute complexité. En l’espace d’une décennie, ils sont devenus les principaux pourvoyeurs de combattants en Syrie, en Irak, au Yémen et en Libye ; une émergence soudaine qui a fragmenté la scène contestataire arabe, marginalisé les partis politiques traditionnels (Baas, Istiqlâl) par l’établissement de nouvelles lignes de force.

Ce phénomène émane d’un long continuum de revers historiques qui ont affecté progressivement le paradigme de l’État-nation dans le monde arabe, discrédité le vieux concept de la bannière nationale agrégeant une mosaïque de populations. L’Occident avait pourtant promis émancipation et rayonnement à qui se conformerait à ce modèle. Il n’en a rien été. Au moins trois fondamentaux ont été affectés.

La force nationale

La colonisation achevée, nombre d’États arabes fondent leur autorité sur des institutions militaires censées incarner l’unité nationale. Le centralisme décisionnel coalise des clans, des tribus et des ethnies qui se découvrent une frontière commune. Rapidement, un climat de défiance s’instaure entre le citoyen, suspecté de déloyauté, et le soldat, maillon faible d’une armée sans panache. Après trois défaites contre Israël, deux guerres du Golfe, les révoltes arabes de 2011 finissent de briser le rêve d’une force protectrice du peuple. La quasi totalité des régimes menacés par la fièvre révolutionnaire (Libye, Syrie, Yémen) font tirer sur les manifestants à balles réelles.

La fraternité humaine

Si les peuples arabes formulent avec ferveur le vœu d’unité (tawhid), rares sont les régimes qui incarnent la cité idéale d’Al-Farabi[5]. Le Liban fait longtemps figure d’exemple avec sa Constitution légiférant la coexistence communautaire. La guerre civile de 1975 sonne le glas de cette théorie d’une nation plurielle. Beyrouth devient une capitale où se négocient des équilibres politico-religieux et des intérêts d’affaires. Les milices entrent en lice, notamment le Hezbollah, dont l’inexorable ascension délite ce mode de gouvernance qui reposait sur la fraternité de confessions religieuses. Le rêve libanais n’est plus.

La représentation politique

Si 2011 marque la chute des régimes de l’ère post-coloniale, la dynamique révolutionnaire oblige les peuples arabes à s’inventer un futur autre que le simple rejet du totalitarisme. Faute d’homogénéité idéologique, un chevauchement de sphères d’influence religieuses, politiques et ethniques redessine les cartes. La Libye se scinde en deux. La Syrie en quatre[6]. L’Irak se fédéralise. Le Yémen s’atomise. La confiance se rompt entre les formations politiques dûment reconnues par les pouvoirs en place, et des populations se sentant abandonnées à elles-mêmes, sans représentation autre que des groupes armés s’improvisant sur le tard, mal équipés et peu coordonnés, dont l’objectif premier n’est pas systématiquement l’engagement politique, mais la défense d’une communauté villageoise ou d’un quartier pris dans le tumulte de la révolution.

De la dégradation de ces fondamentaux (force nationale, fraternité humaine et crise politique), les groupes armés tirent l’argument d’une inaptitude des États-nations à relever les défis du Proche-Orient. Les régimes arabes résulteraient d’un négoce du péché (tijarat alkhatiya) pour avoir monnayé le maintien de leurs privilèges en échange du renoncement à la véritable indépendance qui eût consisté à vivre pleinement leur arabité et leur foi, sans devenir l’ersatz des ex-puissances coloniales.

Analyses contradictoires

Plusieurs centaines de groupes armés forment aujourd’hui un écosystème régénéré par un flux ininterrompu de recrues.

Pour l’Occident, l’entame de la fragmentation remonte à la défaite d’Al-Qaeda en Afghanistan. Chassé par les bombes américaines, Ben Laden abandonne sa chaîne de commandement top-down et disperse ses hommes sur les lignes de front d’un djihad devenu multipolaire. Un processus d’éparpillement s’enclenche. S’ensuit l’aventure califale du groupe État Islamique qui galvanise de nouveaux foyers de conflictualités en Afrique (ISWAP, ISCAP) et en Asie (IS-K), eux aussi générateurs de segmentations. Bien que la lutte antiterroriste remporte d’incontestables victoires ponctuelles, elle a pour effet de ventiler l’ennemi. Avec ce paradoxe, plus un groupe armé est affaibli et désorganisé, plus sa reddition complète est laborieuse.

Vu du Proche-Orient, la perception diffère. La structure groupale est perçue comme intrinsèque à l’ADN politique arabe, ce que Ibn Khaldoun théorise sous le nom de al-Asabiyyah pour désigner le sentiment martial d’appartenance à un collectif humain. Qu’un groupe assume des fonctions régaliennes (sécurité, politique) est admis de longue date, bien avant que les colons n’entreprennent une fastidieuse classification des peuples « indigènes » pour finalement se ranger à la formule suivante : une alliance sous sa forme la plus épurée – groupe, clan, tribu – est un État sans État[7].

Le groupe armé se fonde sur la solidarité combattante et la convergence d’intérêts immédiats. Il ne se perçoit pas comme une structure régressive, mais au contraire comme le point d’équilibre souhaitable entre le monde actuel et l’instant archétypal de la révélation prophétique du VIIème siècle, quand Mahomet instaure une seigneurie tribale[8] et engage des guerres d’apostasie (ḥurūb al-ridda). C’est une vieille idée radicale, celle d’une communauté musulmane contrainte de vivre et revivre des événements semblables tant que la loi divine ne sera pas instaurée sur Terre. Hier, les tribus arabes protégeant le messager Mohamed. Présentement, les groupes armés. L’islam devrait être protégé en permanence face à la menace existentielle des infidèles.

Les groupes dévoient la signification du mot tribu, initialement « communauté de valeurs traditionnelles », pour lui adjoindre une dimension revivaliste. Un lien allégorique s’exerce entre l’activiste et sa compréhension du narratif religieux. Aux temps prophétiques, les forces arabes pratiquaient le surgissement. La mobilité était privilégiée, les effectifs excédaient rarement quelques dizaines d’hommes. Pour les combattants d’aujourd’hui, ce modèle est à suivre. Ce type de raisonnement s’applique également aux grands empires arabes. Quand le vizir travaillait à la cohésion d’un espace territorial, les populations reculées bénéficiaient d’une quasi-autonomie pourvu que l’impôt rentre. Ce schéma – État fort, pays faible – serait annonciateur de la situation actuelle. En Syrie, par exemple : Damas est un régime fort et autoritaire qui gouverne un pays faible.

Les régimes arabes sont les premiers à percevoir la menace de ces individus en quête d’un entre-soi évoquant les batinites d’antan (sociétés secrètes), lieux de confusion des genres où des faiseurs de théologie sévissent depuis toujours, des hommes que l’essayiste Boualem Sansal décrit comme « versatiles et opportunistes [qui] butinent à leur gré dans l’immense arbre de l’islam »[9]

Au faîte de sa puissance dans les années 1970, Kadhafi « retribalise » la Libye en créant des Commandements populaires et sociaux (CPS) pour restaurer les liens organiques entre la capitale et les chefferies, contrecarrer l’influence grandissante des Oulémas qui jugent blasphématoire sa jamahiriyya. Saddam Hussein lance une politique dite néo-tribale. Après avoir interdit d’évoquer publiquement les sédiments tribaux du pays, il fait volte-face et décide de reprendre le contrôle des structures traditionnelles de gouvernance. La Syrie fonde des Conseils locaux pour ramener dans le giron national les initiatives si n’est d’auto-gestion du moins de défiance envers un régime qui ne convainc plus.

Libye, Irak, Syrie : notons qu’aucun de ces trois pays n’échappera aux guerres civiles de l’après 2011. La reconquête des outils de gouvernance populaire était tardive, sans volonté d’établir un nouveau mode de coexistence pacifique.

Émergence et profusion

L’effet inattendu des révoltes de 2011 est un repositionnement de l’al-Asabiyyah au cœur de la dynamique contestataire. Les populations se liguent par instinct de survie – affinités filiales, politiques ou religieuses. Des groupes naissent au hasard de l’insécurité grandissante, comme à Zamalka, petite ville syrienne endeuillée par une série d’attentats durant l’été 2012. Des jeunes prennent les armes pour protéger leur communauté. Deux groupes islamistes opérant dans la région proposent de les aider. Ils finiront par endoctriner et prendre le contrôle de cette initiative d’auto-défense qui était initialement laïque.

Plutôt que de restaurer l’autorité de l’État, d’affirmer sa puissance régalienne, les régimes arabes répondent à la prolifération de groupes par une seconde prolifération, là encore, de groupes. Le régime syrien crée les Forces de Défense Nationale, qui agrègent des dizaines de milices formées sur le tard et des gangs criminels (chabiha). L’Irak du Premier ministre Al-Maliki charge son ministère de l’Intérieur de former les Unités de Mobilisation Populaire, qui institutionnalisent la milicisation du pays, au total 12 000 hommes qui obtiennent le statut de fonctionnaires en 2015 en conservant leur liberté d’initiative.

Les puissances régionales ne sont pas en reste. La Turquie, membre de l’OTAN, forme une armée dite « nationale » composée d’une quarantaine de groupes salafistes pour défendre les intérêts d’Ankara dans le nord syrien. L’Iran engage 700 millions USD annuels pour soutenir une arborescence d’entités combattantes inféodées à la révolution islamique[10]. L’Occident s’adapte. En quête d’une victoire sur Damas, il soutient la résistance syrienne en fournissant des armes, notamment des missiles TOW à des groupes armés syriens identifiés comme capables de mener la lutte contre les forces du régime ; parmi eux Kata’eb Thuwar Al-Sham, Forqat 69 Quwwat Al-Khassa ou encore Tajamuu Suqour Al-Ghab.

Ainsi s’opère la fragmentation graduelle de pays où les institutions militaires dominaient la vie publique avant 2011. Les doctrines de défense étaient alors corrélées à l’achat d’armements, au développement de capacités (chars, aviation, artillerie). Il n’était pas imaginable que le choix des armes revienne un jour à des civils ligués en groupes. Aux premiers jours de la révolution syrienne, l’armée pouvait compter sur 325 000 soldats et une réserve de 314 000 hommes[11]. D’un point de vue strictement opérationnel, le recours à des forces supplétives ne s’imposait nullement.

Les armées nationales arabes ont-elles été en-deçà ? Dépassées au point d’adopter le modus operandi des révolutionnaires pour les vaincre ? Rappelons que les régimes désavoués ont dû identifier urgemment leurs opposants. Eu égard aux désertions de soldats (Syrie) et à l’absence de combativité (Irak), pactiser avec l’existant a certainement été la solution la plus immédiate, la plus évidente. Neutraliser les groupes en utilisant d’autres groupes. La seconde explication tient au facteur humain, à la nature résolument fratricide des conflits. Agresseurs et agressés ont instinctivement mis en partage leur culture stratégique, ce « qui se réfère aux traditions d’une nation, à ses valeurs, attitudes, modèles de comportement, habitudes, symboles », écrivait Hervé Coutau-Bégarie[12].

Essai de classification des groupes armés

L’approche empirique de cet écosystème est souvent parasitée par l’emploi du mot « terrorisme » pour distinguer d’une part les groupes fréquentables, d’autre part, les groupes terroristes, non fréquentables, eux.

Si nous examinons le contexte d’usage de ce puissant déterminant[13], le constat est qu’il ne cesse d’être transgressé. La Turquie soutient des groupes (Hayat Tahrir Al-Cham, HTC) que ses propres lois considèrent comme « terroristes ». Moscou entretient des relations avec le Hamas, dont la branche militaire est inscrite à sa liste noire des infréquentables. Les Talibans, à qui l’Union européenne a promis 1 milliard d’euros, sont co-dirigés par la choura Haqqani, qui est en lien avec Al-Qaeda. Les États-Unis utilisent cette catégorisation comme levier d’influence. Les Houthis ont été retirés de la liste des organisations terroristes en signe de bonne volonté du président Biden avant d’être menacés d’y retourner en raison de la crise yéménite. Quant à la décision de maintenir les Pasdarans iraniens dans cette catégorie, elle est devenue un alinéa de la négociation avec Téhéran.

Une catégorisation des groupes armés à l’appui de la terreur ne résistant pas – ou mal – à la realpolitik, une autre option est le déterminant territorial pour différencier (a) un groupe défendant une idéologie transnationale, (b) un groupe territorialisé qui ne manifeste pas de volonté de contrôle absolu, (c) un groupe mû par un projet de gouvernance. Cette approche est cohérente avec la pensée occidentale, dont les stratégies de puissance se sont bâties sur la possession territoriale. Or les groupes armés ne développent pas ce type d’argumentaire, sauf de manière allégorique – « Terre, royaume de Dieu ». Leurs objectifs sont habituellement la chute d’un régime, l’établissement d’une loi religieuse ou l’élimination des infidèles.

Suggérons une autre hypothèse de travail qui catégoriserait la puissance de feu des groupes armés afin d’en évaluer la nuisance et les capacités de propagation.

Le groupe voltigeur

Équipé d’armes légères, ses carences logistiques circonscrivent son action à une géographie étriquée. Ici sont inclus les groupes de façade créés par une ou plusieurs salles d’opérations militaires[14] pour traiter des objectifs spécifiques.

Le groupe constitué

Doté de lance-roquettes et d’un parc de véhicules ; sa hiérarchie est en mesure d’établir une stratégie. Il organise la mobilité de ses hommes et négocie des alliances avec d’autres groupes.

Le groupe proto-étatique 

Organisé en unités de combat, il dispose de sources régulières de financements et de lignes d’approvisionnements en armements. Des soldes sont versées ainsi que des pensions aux familles des tués. Le groupe exerce un contrôle territorial total ou partiel.

Le méta groupe

L’entité prétend à l’exercice des quatre pouvoirs : religieux, politique, militaire et socio-économique. Il prélève des taxes, délivre des activités de service (eau, électricité, téléphonie) et sécurise – ou martyrise – des populations sédentaires.

Cette classification pyramidale procède d’une progression du moins vers le plus. Là encore, l’approche est sous-tendue par la pensée occidentale. Pour les groupes armés, il serait plus approprié de concevoir une incrémentation allant de l’impur vers le pur, ceci afin d’apprécier la valeur transcendantale de la lutte engagée.

Du bon usage de la segmentation

Bien que le combattant islamiste lutte pour faire émerger de l’humanité l’homme universel (al-insan al-kamil[15] ), l’immaculé adorateur de Dieu, le concept de fragmentation est intellectuellement admis. En Afghanistan, les recrues venues combattre les Soviétiques et fonder la troisième voie, le djihad spectral, sont regroupées à leur arrivée par pays d’origine (Égypte, Algérie, Soudan). Les recrutements opérés par Al-Qaeda au Yémen intègrent l’antagonisme Kabaïl/Bakil qui date de la généalogie de la reine de Saba. Le groupe État islamique alloue des unités dédiées à ses volontaires internationaux. Quant à la guerre civile syrienne, elle produit son lot de groupes dits étrangers, certains toujours opérants : Tawhid and Jihad (Ouzbek), Jaich Al-Muhajireen wal-Ansar (Caucase), Uqba Bin Farqad (Azerbaïdjan).

Cette segmentation étant admise par les groupes eux-mêmes, non perçue comme une séquelle dégénérative de la discorde, l’écosystème des groupes armés peut s’analyser à l’aune de ce qui les divise.


La scission d’un groupe armé ou l’alliance de deux autres se décident durant les chouras (conseils). Composés d’une dizaine d’hommes, souvent moins, ces espaces de délibération collective émettent des avis qui soutiennent ou rejettent des décisions engageant le groupe. L’institution émane du récit prophétique, Mohamed consultant ses compagnons avant d’ordonner. Elle rappelle la primauté de la communauté sur l’individu ainsi que l’existence de mécanismes de déconfliction[16] et de conciliation (sulha) pour réguler les tensions humaines. Si la division est déplorée car contrevenante au pacte d’unicité voulu par Dieu, elle est néanmoins lue comme inhérente à la discorde (fitna) humaine ; une mise à l’épreuve.

Facteur humain 

Bien que chaque groupe possède sa propre genèse et un contexte opérationnel spécifique, l’étude d’un cas particulier permet d’identifier la fonction matricielle du facteur humain dans ce processus de fragmentation/réunification.

Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) appartient à la lignée néo-islamiste qui, sans transiger sur l’exégèse salafiste, fonde son action sur l’intérêt public (al-masa’il al-mursala). Il ne théorise pas la violence paroxysmique au motif que ce fut l’erreur d’un temps. Après avoir été un acteur majeur du fractionnement dans le nord-ouest syrien – guerres fratricides et ruptures doctrinales –, il s’est engagé dans une inversion de polarité.

Son raisonnement se présente comme suit :

  • Lutter contre la division de l’oumma procède du chemin spirituel de tout fidèle. La solidarité groupale (al-Asabiyyah) est l’objectif à atteindre.
  • La fragmentation du monde n’est pas inscrite dans le Coran. La charia ordonne la coexistence des hommes et exige la prévention de l’arbitraire (sadd al-dharî‘a).
  • Le recrutement ininterrompu de volontaires dans les groupes témoigne de la vivacité du salafisme malgré les pertes humaines au combat et les défaites. Unifier cette mouvance permettra l’obtention d’un siège à la table des négociations.

Celui qui se présente aujourd’hui comme l’artisan de la re-sédimentation des forces rebelles est Abou Mohamed Al-Joulani[17], chef du groupe HTC et figure d’une génération de Syriens que rien ne prédestinait à la guerre civile. Il grandit dans le quartier cossu de Mazzeh de Damas auprès de ses cinq frères et sœurs. Son père, professeur d’économie, l’éduque sans excès de religiosité[18]. Suite au choc émotionnel des attentats de 2001, il part combattre en Irak dans le groupe d’Al-Zarqaoui connu pour sa barbarie. Il est arrêté et incarcéré au camp de Bucca, où se trouvent déjà les futurs dirigeants du groupe État Islamique.

Al-Joulani rédige en prison un manifeste radical, une cinquantaine de pages intitulées « Le Front Nosra pour le peuple du Levant »[19]. Le paradoxe est que ce texte l’a conduit à exercer de hautes responsabilités dans des organisations terroristes (ISIL, Al-Qaeda) dont il n’aura de cesse de vouloir s’affranchir. Il fonde un groupe armé dont le nom change selon les rapports de force sur le terrain. Il noue et rompt des alliances, attaque ses rivaux et chasse les combattants étrangers venus trouver refuge sur son territoire. Sa stratégie de rupture interroge. Son aplomb également. Al-Joulani n’hésite pas à se dissocier de groupes alors au sommet de leur puissance.

À ceci, plusieurs explications :

  • Chaque rupture éloigne Al-Joulani d’un modèle qu’il juge inefficient : le groupe armé terroriste. Rompre n’est pas entendu comme un échec, mais le franchissement d’une étape qualitative vers l’idéal islamique. Il s’agit de manœuvres de dégagement.
  • L’islamisme radical entend la structure groupale comme étant intrinsèquement non pérenne, sans importance réelle. HTC n’hésite pas à évoquer l’hypothèse de sa propre dissolution[20]. ISIL écrit : « Ô soldats des groupes et des organisations, sachez qu’après l’établissement du califat, la légitimité de vos groupes sera vide »[21].
  • Les ruptures jalonnant le parcours d’Al-Joulani relèvent de ce que le philosophe Ernst Bloch nomme l’« utopie concrète »[22], celle d’un chef salafiste qui se voit devenir ce qu’il rêvait d’être, sans aucun compromis avec autrui. 

La démarche d’Al-Joulani corrèle deux idées contradictoires. L’acceptation de la segmentation, à condition qu’elle soit tactique et ponctuelle. L’exigence de l’unicité (tawhid), instruction divine nécessitant d’œuvrer à la cohésion de l’oumma par l’agrégation de groupes. En cela, il s’inspire de Mohamed, qui pensa l’islam comme une alliance de peuples, un corpus n’interférant pas dans l’organisation des tribus tant qu’elles respectent la loi divine.

Le chef salafiste s’écarte du modèle bureaucratique des Frères Musulmans, tatillon et inefficient lors d’une prise de pouvoir. Il prend ses distances avec les organigrammes exagérément pyramidaux d’Al-Qaeda et d’ISIL, qui n’ont jamais empêché les défaites territoriales. Il rejette les chaînes de commandement improvisées par les groupes armés durant la guerre civile. Exemple:


 
Ce modèle n’a pas convaincu. Al-Joulani préfère s’inscrire dans la lignée de Abou Mous’ab Al-Suri, ancien membre du Conseil de commandement d’Al-Qaeda et auteur d’un livre de référence de l’underground radical, The Call for Global Islamic Resistance. Ce texte affirme la prédominance d’un système sur une organisation. Il postule qu’au cœur du djihad le système met en partage un objectif militaire, un nom, une doctrine et un programme de formation. C’est la base, traduisez Al-Qaeda, le socle, le « modèle commun à une collectivité humaine »[23] À sa circonférence se trouvent des groupes armés qui répondent à son appel. Le système ligue des forces éparses afin que l’alliance de groupes ne se limite pas à un accord verbal entre chefs, mais au partage de valeurs communes.


 
Depuis 2020, Al-Joulani profite de la stabilisation des lignes de front pour opérer une mue organisationnelle. Des acteurs civils ont rejoint la ligne circulaire (voir schéma ci-dessus) jusqu’alors monopolisée par les groupes. Un Gouvernement syrien de Salut (GSS) administre la vie des habitants en zone rebelle : santé, éducation, économie. Un ministère de la Défense est en cours de formation afin de développer une approche globale des questions sécuritaires[24].

L’exécutif de HTC s’articule autour de commandants fidèles à Al-Joulani qui luttent contre la dispersion des groupes en uniformisant la formation des hommes (collège militaire) à l’appui d’organismes tels que l’Agence de Sécurité Générale. À la différence d’ISIL, qui voulut imposer un modèle unique, applicable en l’état et sans compromission, HTC entretient des relations avec les composantes extérieures à son système. Il tente de contenir les rivalités entre clans[25] et favoriser les fusions[26]. Pendant que des ébauches d’accords sont élaborées, ses émissaires dialoguent avec les tribus et les minorités religieuses.

Autant l’unité semble être un objectif réel et sérieux, autant les méthodes de persuasion relèvent souvent de la posture de domination. De nouvelles lignes de tensions apparaissent. Plus HTC normalise son modus operandi, plus il s’attire l’animosité des franges extrémistes. Notons que les litiges portent sur la tactique en cours, et non le spicilège doctrinal. Al-Joulani étant un ancien d’Al-Qaeda et ISIL, peu de doutes subsistent quant à l’authenticité de sa motivation. Le chef salafiste a salué la victoire des Talibans en Afghanistan, autre mouvement fragmenté capable d’agrégation face à un adversaire. Ses plus proches collaborateurs ont présenté leurs condoléances après que le n° 1 d’Al-Qaeda, Al-Zawahiri, ait été éliminé par une frappe ciblée américaine.

La géographique décisionnelle d’Al-Joulani est indicatrice de cette tendance qui aspire à la gouvernance rationnelle, et à quitter la liste des organisations terroristes pour devenir un agrégateur de rebelles. Reste que sa structure de commandement est très fortement imprégnée du modèle insurrectionnel.


L’organigramme indique la prégnance des profils militaires au sein de HTC. Soulignons la présence minoritaire de juristes acquis à la cause salafiste et de personnalités issues de la société civile. Le chef salafiste a beau faire des gestes, certains significatifs comme tendre la main aux chrétiens d’Idleb, écarter les membres radicaux de la choura, annoncer qu’il renonce à la révolution pour « construire une entité sunnite »[27], cela sera-t-il suffisant pour imposer sa stratégie d’ouverture ? À moins que cette galaxie décisionnelle ne présage des fragments futurs qui conforteront la thèse selon laquelle la mouvance islamiste est fatalement piégée par elle-même, incapable de croître autrement que par les querelles intestines et des schismes idéologiques, l’équilibre – impossible ? – qu’il convient d’établir entre l’arbitrage (hukûma), le droit sacré (fiqh) et le pouvoir (hukm).

Un ordonnancement du chaos

En définitive, la prolifération des groupes armés du Proche-Orient émane d’une somme de facteurs exogènes : le revivalisme de populations désireuses de renouer avec l’existant, ce que l’Occident juge archaïque : groupe, tribu, clan ; une volonté de s’approprier les termes du débat sociétal et le rejet d’institutions officielles (parti, syndicat, État) dans l’espoir de fonder une qawn, « nation » dans l’acceptation tribale du sens ou dawla, un « État » pour ce qui est de la perception califale.

Les révoltes de 2011 ont produit une onde de choc inattendue, sans réelle homogénéité idéologique. En l’analysant a posteriori, nous constatons que l’objectif des groupes aura moins été la conquête du pouvoir politique – en avaient-ils les moyens ? – que la volonté d’incarner un salafisme strict et littéral. Cette nouvelle génération de rebelles, d’aucuns parlent de rebellocratie[28], reste un défi à l’ordre mondial par sa multiplicité et ses capacités de mutation. Un haut fonctionnaire européen en convient, il est devenu difficile de « s’y retrouver »[29] dans cet essaim de compagnies (sariyya), bataillons (katiba), régiments (fawj), brigades (liwa), divisions (firqa) et armées (jaysh) dont les intitulés correspondent rarement aux effectifs engagés au combat.

Les politiques étrangères de l’Iran, la Turquie et la Syrie sont aujourd’hui indissociables de ces groupes qui agissent comme forces d’appoint, acteurs d’influence ou entités métastasiques projetés sur les lignes arrière d’un ennemi. Qu’ils soient nommés « bras séculiers » ou « terminaisons nerveuses », ils s’inscrivent au panel de forces déployées sur zones. Les grandes puissances ont développé des aptitudes dans ce domaine. L’armée russe a récemment participé à la création d’une salle d’opérations militaires nommée North Thunderbolt, aux côtés d’officiers iraniens, de FDS et d’une unité de Baath (forces du régime). La force de 600 hommes est basée dans le village syrien de Hardatinin. Les forces américaines de la base d’Al-Tanf ont mené cet été un exercice d’entraînement avec le groupe armé Maghawir Al-Thawra, récemment doté de missiles type M142 High Mobility Artillery Rocket System (HIMARS).

La présence désormais établie des groupes armés pose questions.

  • Les puissances régionales développent des stratégies de hard power consistant à financer, armer et parfois même encadrer des essaims d’entités combattantes, fragmentées donc peu saisissables. Le cas le plus explicite est celui de Téhéran avec sa tactique d’émiettement de milices pro-iraniennes sur l’ensemble de l’espace proche-oriental.
  • Le recours aux groupes armés questionne la responsabilité des États. La Convention de Genève de 1949 considère à égalité les « personnes ayant commis [un crime] ou [celles ayant] donné l’ordre de commettre ».
  • Au nom de la légitimité acquise au combat contre ISIL, des groupes réclament si n’est le maintien de leurs prérogatives du moins des garanties de subsistance – salaire, armement, logistique. Les régimes arabes concernés font mine de s’indigner mais cèdent de facto à ces demandes, notamment l’Irak. L’application de programmes DDR (désarmement, démobilisation et réintégration) semble donc totalement irréaliste à ce jour. Ce serait pourtant le minimum requis de tout processus de paix.

Reste le facteur humain, le dessein d’hommes et de femmes qui, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, se sont engagés dans la révolte. Certainement sommes-nous en présence de ces « violences solidaires » évoquées par Ibn Khaldoun, le père fondateur de la sociologie arabe, pour décrire une fraternité humaine désireuse de fonder un ordre nouveau. Les groupes procédent d’une dynamique similaire, tiraillés entre la volonté d’émancipation et le jeu complexe des alliances régionales ; condamnés à vivre ce que Aron nommait : la paix impossible[30].

References[+]


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