Concilier le droit humanitaire et les combats en milieu urbain : une problématique sensible, qui soulève des débats souvent passionnés, singulièrement avec le conflit en cours entre Israël et le Hamas à Gaza. Le Jus In Bello souligne divers principes à respecter, et notamment celui de proportionnalité. Le présent papier, sous forme de double entretien, propose deux lectures en écho qui permettent, par les points de convergence et de divergences exposés, d’en mieux saisir les enjeux complexes associés.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.
Les références originales de cet article sont : Geoffrey S. Corn, Amélie Férey, « Droit humanitaire et combats urbains : entretien avec Geoffrey S. Corn ; entretien avec Amélie Férey », CESA, revue Vortex n°7 Varia de janvier 2025 Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site du CESA.
Entretien avec le professeur Geoffrey S. Corn
Pourriez-vous nous dire dans quelles circonstances vous avez eu l’occasion de rencontrer des responsables de Tsahal ?
J’ai une relation de longue date avec plusieurs juristes militaires israéliens, en particulier ceux qui travaillent au sein de la division du droit international du Military Advocate General. Mais en ce qui concerne la campagne de Gaza, mes interactions avec des responsables de Tsahal ont été le résultat de mon rôle d’expert juridique dans le cadre de deux missions d’études de haut niveau. La première a eu lieu en mars, parrainée par la Jewish Institute for National Security in America (JINSA) au profit de leur groupe de travail sur la guerre hybride. Accompagnant quatre officiers généraux américains à la retraite de niveau trois et quatre étoiles [1], j’ai passé une semaine en Israël en interagissant avec des responsables de tous les niveaux : tactique, opérationnel et stratégique. Nous avons également interagi avec des ONG, notamment l’UNWRA et le CICR[2]. Ces rencontres ont nourri le rapport intitulé « The October 7 War : Observations, October – May 2024 »[3].
Je suis retourné en juillet 2024 en Israël pour une mission similaire, dans le cadre cette fois du High Level Military Group, qui rassemblait un groupe de généraux, colonels et diplomates de plusieurs nationalités. Nous avons passé lors de ce voyage une journée avec le commandement opérationnel qui mène les opérations dans la région de Rafah et plusieurs heures dans Gaza pour observer ces opérations. À la suite de cette visite, le rapport « Amicus Curiae observation of High Level Military Group pursuant of Rule 103 » [4] a été écrit pour la cour , au titre d’amicus curiae.[5]
Alors qu’Israël semble avoir gagné d’un point de vue militaire, il a perdu la guerre du narratif. Comment l’expliquer ?
L’armée israélienne n’a jamais été très efficace pour ce qui concerne les messages adressés vers l’étranger. L’IDF Spokeperson Office s’est historiquement concentré sur la diffusion d’informations vers la population israélienne, en la tenant informée de ce qui se passe dans le conflit. Cette population est consciente de la menace et presque tous les Israéliens ont servi dans l’armée. Ils comprennent donc la nature de l’action militaire.
Ce n’est pas le cas de la plupart des observateurs extérieurs (par exemple, moins de 2 % de la population américaine se porte volontaire pour servir dans les forces armées), qui forment systématiquement leurs opinions sur une compréhension souvent erronée ou déformée des défis de la guerre et du droit qui la régit. L’armée israélienne a essayé d’améliorer cette dynamique mais n’a pas été, à mon avis, très efficace. Je pense qu’elle a besoin d’un commandant de terrain plus dynamique et présent devant les caméras tous les jours, comme le faisait l’OTAN lors des conflits précédents.
Un autre facteur est que l’armée israélienne ne peut pas se permettre de traiter la vérité avec désinvolture ; ses ennemis n’ont pas cette contrainte. Ainsi, la désinformation et la mésinformation omniprésentes du Hamas et d’autres ennemis placent presque toujours l’armée israélienne dans une position où elle doit répondre à des mensonges. Mais pour ce faire, elle doit répondre avec des faits, en produisant la vérité, ce qui est souvent difficile à faire rapidement. De cette manière, les récits déformés gagnent rapidement du terrain et l’armée israélienne lutte constamment pour les corriger.
Il existe également un scepticisme évident à l’égard de tout ce que Tsahal fournit au public. Même lorsqu’ils transmettent des vidéos ou des enregistrements de communications du Hamas qui réfutent les fausses informations, ils sont largement rejetés en étant considérés comme fabriqués.
Qu’est-ce que Tsahal aurait pu mieux faire ?
Je trouve qu’il est dommage que Tsahal n’ait pas adopté la pratique des journalistes « embarqués ». Les États-Unis savent par expérience que cela crée un certain risque – des incidents suite à de mauvaise conduite peuvent être révélés. Mais il est préférable d’obtenir ces informations et d’y répondre par des mesures disciplinaires que de ne pas en avoir connaissance ou de les apprendre par des sources secondaires, souvent contrôlées par l’ennemi. Le grand avantage est que cela humanise le soldat et les défis auxquels il est confronté. Dans ce contexte, je pense que cela aurait aidé le public à comprendre la véritable nature des réalités et des difficultés auxquelles les soldats israéliens doivent faire face dans leur lutte contre le Hamas.
Toutes les armées qui servent des démocraties légitimes (comme la France et les États-Unis) doivent tenir compte de quelque chose d’évident : l’impact de l’amplification de mauvais comportements. Nous savons qu’il y a toujours des fautes de conduite de soldat en temps de guerre. Mais dans le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, avec l’accès à l’information et la vitesse de transmission, une petite erreur ou un acte de mauvaise conduite sont immédiatement amplifiés et utilisés pour discréditer toute armée qui annonce au public qu’elle suit les règles légales et morales.
C’est ce qu’on appelle le phénomène du « caporal stratégique »[6] : un caporal à un poste de contrôle peut prendre une mauvaise décision un matin qui aura des conséquences stratégiques l’après-midi. Rien de ce que Tsahal (ou n’importe quelle armée) peut faire ne garantira que de tels incidents ne se produiront pas. Ce qui est essentiel, c’est une enquête et une action disciplinaires rapides, transparentes et crédibles. Et ici, il y a encore plus de problèmes de communication. Tsahal est engagé dans de nombreuses enquêtes de ce genre, mais il y a très peu d’informations publiques à leurs propos.
Il y a aussi ce que j’appelle la « bigoterie des attentes disparates ». Des ennemis comme le Hamas semblent être tenus de suivre des normes différentes de celles appliquées par l’armée israélienne. Les violations généralisées du droit international, et même les efforts délibérés pour exacerber les risques que les civils palestiniens subissent pour générer de la chair à canon pour leur campagne stratégique de délégitimation d’Israël, sont largement ignorés ou balayés. En revanche, chaque erreur – même les actions légales mais destructrices de l’armée israélienne – semble être immédiatement condamnée comme illégale et immorale. Il n’y a pas de bonne réponse à ce phénomène, mais pour être juste, il faut reconnaître et constamment réaffirmer que la loi s’applique de la même manière aux deux camps de tout conflit. Le défenseur porte autant la responsabilité que l’attaquant pour réduire les risques auxquels sont soumis les civils pris au milieu des hostilités.
Qu’en est-il des victimes israéliennes ?
Israël a fait un piètre travail pour communiquer sur le poids des victimes de son propre camp. Quelques semaines après le 7 octobre, tout le discours public a porté sur la souffrance palestinienne. L’armée israélienne a perdu environ 1 000 soldats tués au combat. Personne ne sait cela en dehors d’Israël. Compte tenu de la comparaison des populations entre la France et Israël (disons 70 millions contre 7 millions), cela équivaudrait à la perte de 10 000 soldats français tués au combat au cours d’une campagne militaire de 15 mois. Quel impact cela aurait-il sur le public français ? Et ce chiffre est assez remarquable, compte tenu de la proximité des centres médicaux d’excellent niveau pour soigner les blessures des victimes. S’il s’agissait de l’Afghanistan, le nombre serait probablement beaucoup plus élevé.
L’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) par les forces armées israéliennes a été largement critiquée, en particulier après les révélations du site +972 Magazine qui a notamment parlé de « fabrique d’assassinat de masse »[7]. Que pouvez-vous dire à ce sujet ?
Je dirai que nous n’avons pratiquement rien entendu à propos du « ciblage par l’IA » lors de notre visite en mars ou lors de ma visite en juillet avec le High Level Military Group. Et nous avons interagi avec des commandants opérationnels depuis le niveau du bataillon jusqu’à celui de l’état-major.
Je ne doute pas, cependant, que les évaluations du renseignement soient facilitées par l’IA de manière substantielle. Mais en tant qu’ancien officier de renseignement tactique, je suis perplexe face à l’inquiétude suscitée par cette évolution. Le renseignement tactique a toujours été un processus de prédiction fondé sur des « indicateurs » pertinents, comme vous le savez. Il me semble que l’utilisation de l’IA pour contribuer à ce processus est logique et probablement bénéfique. La vraie question est de savoir quels indicateurs sont utilisés et quelle est la fiabilité de l’analyse.
Je pense que les articles de +972 Magazine ont condamné de manière exagérée. D’après ce que j’ai observé, le jugement humain est intégré dans les décisions d’attaque à tous les niveaux. En effet, il est surprenant de constater que la régulation de ces jugements humains, par l’imposition de contraintes sur le niveau de commandement qui prend les décisions touchant au principe de proportionnalité, ait fait l’objet d’une critique importante dans un article du New York Times (NYT) publié juste avant 2025. J’ai coécrit un éditorial avec le général Wald (l’un des membres du groupe qui a rédigé le rapport JINSA et ancien Deputy Commander of US European Command) qui explique pourquoi les auteurs du NYT se sont vus présenter une histoire quelque peu trompeuse.
Ce récit mettait fortement l’accent sur la supposée décision du haut commandement de Tsahal de modifier les seuils de proportionnalité. Il s’agissait de conférer aux commandants de niveau inférieur une autorité accrue pour pouvoir décider d’une attaque en jugeant du respect du principe de proportionnalité. Plus précisément, l’article expliquait que l’autorité qui déciderait de l’attaque avait été déléguée à des commandants de niveau inférieur alors qu’elle était limitée aux commandants de niveau supérieur avant la campagne. L’idée qui se dégageait de cette analyse était que Tsahal autorisait en fait les commandants de niveau inférieur à lancer des attaques tout en sachant qu’elles tueraient ou blesseraient un nombre supérieur de civils par rapport à ce qui était toléré avant la campagne de Gaza.
Mais c’est trompeur. Les seuils de proportionnalité n’établissent pas, comme beaucoup le croient à tort, une autorité permanente et automatique pour tuer ou blesser un nombre défini de civils dans le cadre d’une attaque contre un objectif militaire. Il s’agit plutôt de mesures de contrôle qui plafonnent l’autorité d’un commandant en ce qui concerne le jugement de proportionnalité ultime dans le contexte d’une attaque individuelle : si le risque évalué de pertes civiles se situe sous un seuil, alors le commandant est autorisé à juger de la proportionnalité; si le seuil risque d’être dépassé, le commandant doit alors demander l’autorisation d’attaque à un niveau de commandement supérieur.
Mais ce n’est pas parce qu’un commandant peut autoriser une attaque sous les limites du seuil qu’il le fera ou qu’il devra le faire. Cela signifie simplement qu’il représente le niveau de commandement à qui est confiée l’appréciation de la proportionnalité. Et même lorsque le risque civil évalué dépasse le seuil, cela ne signifie pas que l’attaque violerait la règle de proportionnalité. Au contraire, cela signifie simplement que l’appréciation de la proportionnalité doit être rendue par un commandant de niveau supérieur.
Cette mesure de contrôle indique, de manière ironique, que les jugements humains sont largement intégrés dans toutes les décisions de ciblage. Cette mesure est aussi le signe d’un effort sincère pour parfaire le respect du droit international humanitaire en tenant compte des réalités présentes au cours d’une opération de manœuvre interarmes effectuée contre un ennemi déterminé et implanté dans une zone urbaine. La plupart des militaires comprendront que, compte tenu de l’évolution de la nature des opérations contre le Hamas, il n’était pas logique de restreindre les prérogatives du commandement selon les normes qui s’appliquent lors d’une campagne principalement effectuée depuis les airs[8].
Pourtant, même en tenant compte de la nécessité de prendre des décisions très rapides à cause des combats rapprochés, Tsahal a quand même posé des limites sur les différents niveaux de commandement quand les décisions finales d’attaque étaient prises. En procédant de la sorte, à mesure que le risque pour les civils augmentait, les commandants de niveau supérieur – des commandants disposant de plus de ressources et d’une perspective opérationnelle et stratégique plus large – pouvaient prendre ces décisions de vie ou de mort extrêmement difficiles.
J’ajouterais qu’en juillet, nous avons été briefés par le colonel qui dirigeait la cellule des opérations aériennes du commandement sud de Tsahal. Rien dans ce briefing très franc ne suggèrerait une dépendance excessive à l’IA. Il nous a également dit que jusqu’à 50 % des attaques aériennes étaient annulées ou suspendues sur la base d’observations en temps réel qui modifiaient le calcul du risque pour les civils. Je ne pense pas que cela puisse être fait avec l’IA seule.
Justement, à propos de cet éditorial dans le NYT, vous développez une réflexion originale sur la notion de proportionnalité. Pourriez-vous la développer ?
Le droit international humanitaire interdit, en les qualifiant d’« indiscriminée », toute attaque contre un objectif militaire (y compris les structures civiles considérées comme ayant été transformées par l’ennemi en moyens militaires) qui, de l’avis du commandant qui l’autorise, est susceptible de causer des pertes civiles excessives par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu de l’attaque. Notez que cette règle se concentre sur un jugement avant l’attaque, et non sur le résultat de l’attaque.
Pourtant, la critique la plus courante contre l’armée israélienne et d’autres armées renvoie à une focalisation sur les résultats des attaques qui causent des pertes civiles. Mais condamner une attaque comme violant cette règle en regardant simplement le résultat revient à dire « 1 + je ne sais pas = 10 ». À moins de prendre en compte toutes les informations dont dispose le commandant au moment de la décision d’attaque, conclure à l’illégalité de celle-ci est aussi spéculatif que de conclure que 10 correspond au résultat d’une addition entre 1 et un nombre inconnu. En d’autres termes, à moins de prendre en compte tous les faits et circonstances tactiques entourant la cible qui sont connus ou raisonnablement accessibles au commandant au moment où la décision est prise, vous ne pouvez pas véritablement évaluer le respect de cette règle.
Par ailleurs, la règle se concentre sur les attaques individuelles et non sur les résultats globaux. Ainsi, lorsque l’on entend dire que « trop de civils ont été tués », ces propos reposent sur une méthodologie erronée. Elle suggère également qu’un certain nombre de morts civils aurait été acceptable. Ainsi, lorsque les gens font cette affirmation, il est intéressant de répondre en demandant « combien étaient acceptables ? » La réponse à cette question est tout aussi arbitraire que l’affirmation elle-même. Chaque attaque doit être évaluée selon ses propres mérites et il n’existe tout simplement aucune règle indiquant quelle est la valeur de chaque cible par rapport au risque civil.
Aussi amorphe ou subjective que soit la règle, cela ne signifie pas qu’elle ne soit pas pertinente. La proportionnalité est la manifestation la plus significative du truisme selon lequel, même en temps de guerre, la fin ne justifie pas toujours les moyens. Mais la ligne de démarcation est intrinsèquement floue. La règle devient un outil utile pour critiquer et condamner, car elle peut signifier tout ce que quelqu’un veut qu’elle signifie. Si l’on ajoute à cela l’instinct de se fier à des « condamnations basées sur les effets », il n’est pas surprenant que ce soit la critique la plus courante concernant Tsahal.
C’est pourquoi, à mon avis, l’obligation de précaution est un critère beaucoup plus pertinent pour évaluer le respect du DIH dans le cadre de la conduite des hostilités : les commandants prennent-ils toutes les mesures de précaution possibles pour réduire les risques pour les civils ? Bien sûr, ce qui est faisable – ce qui inclut l’évaluation selon laquelle cela ne compromettra pas l’avantage militaire – est en soi quelque peu subjectif. Mais dans l’ensemble, des éléments tels que le choix des armes, les avertissements, le moment de l’attaque, les tactiques d’attaque, les options alternatives, la suspension des attaques pour recueillir plus d’informations ou donner plus de temps pour l’évacuation, sont des éléments tous ensemble beaucoup plus objectifs que l’évaluation de la proportionnalité. Sur cette feuille de pointage, le bilan est clair : un camp du conflit a systématiquement essayé d’atténuer les risques pour les civils, et un autre a systématiquement essayé d’augmenter ces risques ou a complètement ignoré cette obligation.
Alors que le monde a été choqué par le massacre du 7 octobre, les condamnations se sont également multipliées pour stigmatiser la manière dont Tsahal mène la guerre. Savez-vous si les pilotes avaient reçu des instructions pour éviter les dommages collatéraux, par exemple ? Comment expliquer le nombre de morts civiles, en particulier de femmes et d’enfants ?
Tellement de questions en une seule. Mais commençons par le fait que même l’ONU a reconnu avoir exagéré le nombre de victimes parmi les femmes et les enfants. Plus fondamentalement, ces chiffres sont tout simplement illogiques. Si au moins un tiers de toutes les victimes étaient des belligérants ennemis, cela signifierait que presque une victime sur deux était une femme ou un enfant. C’est statistiquement presque impossible.
Se fier aux chiffres est en fait profondément trompeur. Tout d’abord, les chiffres habituellement cités proviennent de l’Autorité sanitaire palestinienne contrôlée par le Hamas. Nous n’avons aucun moyen de vérifier ces chiffres. Nous ne savons pas non plus quel pourcentage des morts représentait des belligérants ennemis (si nous prenons les chiffres palestiniens au pied de la lettre, l’armée israélienne est la pire armée du monde car elle n’a apparemment pas réussi à tuer un seul combattant ennemi) ; ce qui a causé chaque décès (il ne fait aucun doute que certaines victimes civiles sont le résultat des activités du Hamas – il suffit de considérer l’impact des habitations piégées sur le taux de victimes civiles). Nous savons aussi que sur une période de 15 mois, il doit y avoir de nombreux décès d’origine naturelle. En fin de compte, les chiffres bruts ne sont guère concluants en l’absence d’une évaluation minutieuse de la qualité des personnes mortes et de la cause de leur décès.
Mais même si nous prenons les chiffres au pied de la lettre, la conclusion à tirer est à l’opposé de celle qui mettrait en avant l’indifférence de Tsahal face aux victimes civiles. Supposons que 35 000 civils aient été tués à la suite des hostilités. Supposons maintenant que 15 000 d’entre eux étaient des opérateurs du Hamas. C’est un peu plus que le ratio de 1:1 entre civils et ennemis. C’est en fait un taux historiquement bas pour un combat urbain. La norme historique est plutôt de 8:1 entre civils et ennemis. Et cela ne tient même pas compte des comportements illicites et illégaux omniprésents du Hamas pour accroître les risques pour les civils palestiniens[9], ni du fait que le Hamas a eu deux décennies pour transformer Gaza en une position de combat massive.
Une fois de plus, cette focalisation sur les victimes civiles est en partie la conséquence de l’échec des opérations d’information de Tsahal. La plupart des gens n’ont aucune idée de l’ampleur de la menace tactique et opérationnelle du Hamas, de ses capacités au début de la campagne et de l’ampleur de la campagne de Tsahal qui a été lancée en réponse. La plupart des gens considère que le Hamas était un groupe faible, désorganisé et inefficace. C’est tout à fait faux. Si les gens comprenaient vraiment la nature des défis tactiques et opérationnels de Tsahal, l’ampleur des destructions et le nombre de victimes seraient mieux mis en perspective.
Ce sur quoi nous devrions vraiment nous concentrer est une question simple : quel camp du conflit essaye de bonne foi de réduire les risques pour les civils, et quel camp essaye de les accroître ? Nous connaissons la réponse à cette question, et c’est grâce aux efforts de Tsahal pour atténuer les risques que ce ratio est si bas.
Selon vous, le droit international humanitaire a-t-il été respecté pendant cette guerre ?
Pour l’armée israélienne, un oui catégorique. Y a-t-il eu des violations de la part de l’armée israélienne, c’est presque certain. Mais, d’un point de vue méthodique, l’armée israélienne a fait le travail de manière très efficace pour mettre en œuvre le DIH. L’indicateur le plus important est constitué par les mesures étendues qu’elle a mises en œuvre pour atténuer les risques pour les civils. En fait, selon notre évaluation, l’armée israélienne a souvent accepté de prendre plus de risques pour atténuer ces risques que ce qui était légalement requis comme « faisable ». Un autre exemple est celui des mesures prises sur les niveaux de commandement autorisés à prendre certaines décisions de proportionnalité, une mesure de précaution qui a été ironiquement caractérisée par le NYT comme une preuve d’indifférence aux victimes civiles[10].
Pour le Hamas, jamais. J’ai beaucoup rédigé sur ce sujet et je pense qu’il est préférable de vous renvoyer à certains de ces écrits, que ce soit notre rapport pour le JINSA ou d’autres[11].
Entretien avec la docteure Amélie Férey
La vision classique de la guerre prétend que son sort se joue militairement sur le champ de bataille et son issue dans les chancelleries. Vous affirmez qu’un champ supplémentaire doit être pris en compte ?
L’opération militaire Iron Swords, menée dans la bande de Gaza par l’armée israélienne à la suite des attaques du 7 octobre 2023 perpétrées par le Hamas, ne s’est pas cantonnée au strict champ cinétique. Elle s’est également déployée sur le terrain du droit, qui se trouve être de plus en plus mobilisé dans les conflits contemporains. Le corpus juridique du droit international humanitaire (DIH) est en effet devenu un argument central pour construire ou déconstruire la légitimité d’opérations, en particulier lorsqu’il s’agit d’évaluer le respect par l’armée israélienne de ses dispositions. Si le Hamas, en tant que groupe armé non étatique, est déjà reconnu comme violant le DIH, la question de la conformité de l’armée israélienne à ses propres engagements en la matière a été longuement discutée.
Cette guerre juridique s’est principalement traduite par des initiatives ayant eu de très fortes retombées médiatiques, telles que la saisine de la Cour internationale de justice des Nations unies (CIJ) par l’Afrique du Sud pour violation de la convention sur la répression du crime de génocide. À cela s’ajoute un mandat d’arrêt émis par la Cour pénale internationale (CPI) contre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et son ministre de la Défense d’alors, Yoav Gallant, depuis remplacé par Israël Katz.
Justement, dans l’édifice normatif qui structure le droit des conflits armés, le principe de proportionnalité occupe le centre des débats. Que recouvre-t-il ?
Le principe de proportionnalité est une notion fondamentale du droit international des conflits armés, présente à la fois dans le jus ad bellum (droit de recourir à la guerre) et dans le jus in bello (droit dans la conduite de la guerre). Il puise ses origines dans la doctrine du double effet développée par Saint Thomas d’Aquin, figure majeure de la tradition de la « guerre juste », à l’origine des principes juridiques actuels. Cette doctrine propose un cadre éthique pour évaluer les actions produisant à la fois des effets positifs et négatifs : l’intention première doit être le bien, et les effets négatifs doivent être moins importants que les bénéfices attendus.
Comment ce principe est appliqué au ciblage militaire ?
Cette casuistique impose d’évaluer si l’objectif militaire d’une opération justifie les dommages collatéraux anticipés, en particulier les pertes civiles. La proportionnalité est donc toujours accompagnée du principe de précaution, qui exige de prendre toutes les mesures possibles pour limiter ces dommages, telles qu’avertir les populations, créer des corridors humanitaires, ou suspendre les attaques en cas de doute. Par exemple, en Ukraine, un accord entre Kiev et Moscou a été trouvé dès mars 2022 pour établir des corridors humanitaires, notamment afin de permettre l’évacuation des civils de Marioupol.
Cependant, ce principe de proportionnalité suscite des débats en raison de sa subjectivité inhérente : son évaluation suppose une décision prise par les commandants militaires, dont l’art réside précisément dans leur capacité à exercer leur jugement, même lorsque la mort est une hypothèse de travail. En outre, le calcul de proportionnalité, puisqu’il implique le sacrifice de vies humaines innocentes, engage la responsabilité non seulement des chefs militaires mais également de l’échelon politique. Assumer de conduire des opérations non proportionnelles constitue à cet égard un crime de guerre, dont peuvent être redevables les plus hautes autorités du pays – ce qui rend l’appréciation de ce principe aussi sensible.
Comment la proportionnalité est-elle pensée en Israël ?
Israël, du fait de ces engagements militaires très fréquents, a grandement contribué à la discussion juridique internationale sur le calcul de proportionnalité, notamment contre des acteurs non étatiques.
Ainsi, la proportionnalité est intégrée au manuel militaire et les soldats israéliens sont tous briefés lors de leur formation initiale sur ce point. Ce dernier, dans sa version révisée de 2006, stipule que : « La proportionnalité doit être respectée : un acte ne doit pas être accompli si les dommages causés aux civils ou à l’environnement dépassent l’avantage militaire concomitant. »[12]
De même, la proportionnalité a été encadrée en Israël par des décisions majeures, telles que l’arrêt de 2006 sur les éliminations ciblées rendu par Aharon Barak, alors président de la Cour suprême. Ne se contentant pas de simplement rappeler le droit, cet arrêt est allé jusqu’à instaurer des comités ad hoc, composés d’anciens militaires mais également de membres de la société civile, chargés d’évaluer la proportionnalité des frappes ayant causé un nombre important de morts civiles, dans une approche au cas par cas[13]. Des efforts ont alors été entrepris pour limiter la marge d’appréciation des seuls militaires en mettant sur pied des groupes de travail composés de philosophes, d’éthiciens, de juristes travaillant de concert avec les officiers, afin de proposer un seuil de dommages collatéraux acceptables pour une cible de haute valeur – Israël devenant un État pionnier en la matière.
Un autre exemple marquant est donné par la commission Turkel, qui a examiné l’interception de la flottille turque du Mavi Marmara, qui avait tenté de briser le blocus maritime imposé à la bande de Gaza en 2009. L’armée israélienne avait alors arraisonné la flottille, entraînant la mort de neuf civils.
Tsahal a innové dans ce domaine, me semble-t-il, en introduisant par exemple la procédure de « frappe au toit » (« knock on roof ») ?
Effectivement, cette procédure consiste à avertir les habitants d’un bâtiment avant une frappe par une charge préliminaire. Cette méthode, si elle respecte la lettre du principe de précaution, en détourne néanmoins l’esprit. En effet, lorsque les délais sont trop courts – ils sont généralement de 5 minutes – pour une évacuation effective et que les civils, surpris au milieu de la nuit, tardent à quitter les lieux, ils sont requalifiés par le département juridique de Tsahal (le MAG) comme des « boucliers humains volontaires ». Ils sortent alors du calcul de proportionnalité, ce qui a pour effet de réduire l’évaluation du nombre de civils tués au cours d’une opération.
Comment la proportionnalité est-elle pensée par d’autres armées ?
Les démocraties occidentales affichent des sensibilités divergentes concernant les pertes civiles, ou civilian casualties (civcas). Par exemple, la France et le Royaume-Uni adoptent une tolérance zéro pour les pertes civiles dans leurs déploiements, tandis que les États-Unis ont autorisé des ratios limités, comme lors de l’opération Neptune Spear contre Oussama ben Laden. Pour « l’ennemi public n°1 » des États-Unis, un ordre de grandeur de 30 civils avait été fixé. En Irak, pour une High Value Target (HVT), le ratio était de 18 civils lors des phases les plus intensives de combats[14].
Il est à noter que les armées échangent entre elles sur leurs pratiques et sur leurs compréhensions des normes, de manière également à ce que leurs voix pèsent davantage face à des juridictions nationales ou internationales. En effet, pour beaucoup de systèmes judiciaires démocratiques, il existe une séparation entre autorités militaires et judiciaires. Ainsi, ce sont devant des juges civils que les militaires éventuellement inquiétés doivent répondre. Ce n’est toutefois pas le cas en Israël, où les militaires sont jugés par des militaires, et non par des instances indépendantes.
Nous en venons à l’actualité. Comment le principe de proportionnalité a-t-il été compris par l’armée israélienne dans l’opération Iron Swords ?
Au fil des phases de l’opération Iron Swords, l’évaluation de proportionnalité par Israël a semblé évoluer. Sous le coup du choc provoqué par l’ampleur des attaques du 7 octobre, les témoignages de soldats évoquent une érosion des limites, avec des ratios civils-militaires qui se sont aggravés. Par exemple, Michael Ofer-Ziv, 29 ans, qui a servi comme qu’officier de « contrôle » dans une salle de commandement, déclare au journal français Le Monde : « Négligence est le bon mot : la négligence à l’égard des vies palestiniennes. Je n’irais pas jusqu’à dire que l’armée cible les civils délibérément. Mais elle ne s’en préoccupe pas assez. »[15]
Dans les premières semaines du conflit, Tsahal a consenti à ce que près de 20 civils soient tués pour neutraliser un « junior operative » du Hamas, allant jusqu’à une centaine de civils tués pour un haut responsable. Ainsi, le 2 décembre 2023, 100 personnes ont trouvé la mort lors de l’opération menée contre Wisam Farhat, commandant du bataillon « Shuja’iya » du Hamas. De même, le commandant de la brigade responsable du centre de Gaza, Ayman Nofal, est mort au cours d’un bombardement israélien ayant entraîné la destruction de plus de seize immeubles dans le camp de réfugiés d’Al-Bureij, et la mort de plus de 300 civils. Par comparaison, le bombardement avec une bombe d’une tonne lâchée en juillet 2002 sur l’immeuble ou résidait Salah Shehadeh, dirigeant de la branche armée du Hamas, les brigades « Izz el Din al Qassam », avait tué 14 civils, ce qui avait été considéré à l’époque comme non proportionnel[16].
Respecter strictement le principe de proportionnalité lors d’opérations urbaines ou complexes n’est-il pas une gageure ? C’est en tout cas le point de vue d’experts qui critiquent une approche trop rigoriste.
De manière intéressante, le principe de proportionnalité est souvent attaqué par les contempteurs du droit international humanitaire qui craignent un principe trop contraignant pour les armées car trop subjectif, puisqu’il repose sur l’appréciation des militaires remontant souvent au plus haut niveau politique.
Pourtant, pour d’autres, le principe de proportionnalité est au contraire trop formalisé, trop quantifié, et a pour effet de déshumaniser les personnes. Le principe de proportionnalité repose en effet sur un calcul, laissé à la discrétion de chaque État en fonction des intérêts fondamentaux défendus. Cependant, comme le déplore Mathias Delori dans son ouvrage Ce que vaut une vie. Théorie de la violence libérale[17], les démocraties libérales ont « tendance à fétichiser ce principe ». Ces États considèrent qu’ils ont maîtrisé la force dès lors qu’ils l’ont mesurée, peu importe le résultat de cette mesure. En l’espèce, le recours à l’intelligence artificielle comme aide à la décision pour la production de dossiers d’objectifs est de nature à renforcer cette fétichisation, en donnant l’impression d’un calcul parfaitement rationnel[18].
L’une des déclarations des officiers interrogés par +972 est emblématique de cette croyance, lorsque celui-ci avance : « J’ai beaucoup plus confiance en un mécanisme statistique qu’en un soldat qui a perdu un ami deux jours plus tôt. Tout le monde là-bas, y compris moi, a perdu des gens le 7 octobre. La machine agit froidement. Et cela facilite les choses. »[19]
« Ces systèmes transforment les Palestiniens en chiffres, estime pourtant Mona Shtaya, chercheuse à l’Institut Tahrir pour la politique au Moyen-Orient, interrogée par +972. Ils permettent aux autorités de nous évaluer, de nous déshumaniser, de ne pas penser au fait que nous sommes des gens, mais de justifier notre mort sur la base d’une statistique. C’est pourquoi nous avons vu la violence augmenter depuis qu’Israël a commencé à compter sur ces systèmes. »[20]
Quel avenir pour ce principe ?
Selon moi, le principe de proportionnalité demeure un pilier du droit des conflits armés, mais son application soulève des questions cruciales. S’il est critiqué pour son caractère subjectif ou pour son apparente déshumanisation, il reste néanmoins central pour encadrer l’usage de la force. Les dérives observées, notamment à Gaza, invitent donc à réfléchir à la manière d’en préserver l’essence tout en s’adaptant aux nouvelles réalités des conflits modernes.
References