Édito n° 97/18 du 13 décembre 2022

« L’histoire est, par essence, science du changement. Elle sait et elle enseigne que deux évènements ne se reproduisent jamais tout à fait semblables, parce que jamais les conditions ne coïncident exactement. (...) Elle peut s'essayer à pénétrer l'avenir ; elle n'est pas, je crois, incapable d'y parvenir. Mais ses leçons ne sont point que le passé recommence, que ce qui a été hier sera demain. » Marc Bloch, historien français (1886-1944) in L’étrange défaite.

Alors que le front semble se figer dans le Donbass, sur fond de bombardement des installations énergétiques ukrainiennes, ce conflit de près de 10 mois entre-t-il dans une nouvelle phase pouvant conduire à des pourparlers de cessez-le-feu ?

Les combats pour Bakhmout paraissent piétiner, en dépit d’orages d’acier, et s’apparentent de plus en plus à une bataille d’attrition visant à user l’adversaire. Et par ailleurs, aux frappes russes incessantes dans la profondeur de l’Ukraine, répondent de premières incursions ukrainiennes sur des cibles situées bien au-delà des frontières. De part et d’autre, on cherche à faire chanceler le « Schwerpunkt », le centre de gravité de l’adversaire. Les Russes usent de l’arme énergétique face aux opinons publiques ukrainiennes et occidentales, selon des modalités certes différentes. L’Ukraine frappe l’armée adverse, l’Occident arme Kiev et sanctionne l’économie russe, pour faire vaciller le cercle du pouvoir moscovite. Pour autant, les lourdes pertes subies peuvent nourrir un mimétisme « jusqu’au-boutiste », une échappée passionnelle. La querelle devient alors sa propre fin, au-delà du calcul stratégique, au-delà d’une intelligence de situation indexée à une froide pesée des intérêts, des gains escomptables et des pertes acceptables.

Le 09 décembre dernier, en marge d’un sommet au Kirghizstan, Vladimir Poutine, qui perd peu à peu ses soutiens internationaux tacites, qui voit son influence sur ses affidés asiatiques entamée, et dont l’armée est bloquée sinon acculée sur le terrain, s’est exprimé en évoquant que « … au final, il faudra trouver un accord. ». Propos certes prononcés sur fond d’intimidation nucléaire, et tout en exprimant des doutes sur la confiance que Moscou pourrait accorder à ses interlocuteurs.

Propos exprimés dans un climat de fatigue générale vis-à-vis d’une guerre qui pèse sur les économies au risque d’une crise mondiale majeure, sans évoquer celui, larvé, de montée aux extrêmes. Aux Etats-Unis même, des doutes sont exprimés au plus haut niveau du Pentagone sur la capacité de l’Ukraine à reconquérir l’ensemble des territoires « annexés ».

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Les Ukrainiens, galvanisés par leur courage et par leurs succès, appuyés sur le soutien occidental, peuvent toujours se considérer en capacité de refouler les Russes. Le Kremlin doit a minima arracher des concessions territoriales à l’Ukraine, quand bien même la propagande du régime annoncerait que l’opération militaire spéciale aura réduit la menace des « nazis » ukrainiens. Alors, dans un tel contexte Washington détient-il la clef d’une fin de conflit, comme le pense Thierry de Montbrial ?

Les Etats-Unis semblent hésiter entre la poursuite de l’affaiblissement de la Russie, qui va de pair avec le renforcement de leur influence stratégique, énergétique et économique en Europe occidentale, et le risque d’une escalade. A ce spectre d’un débordement « hors limites » du conflit, illustrés par l’incident du missile en Pologne, par la menace nucléaire régulièrement brandie par Moscou, ou encore par les frappes initiées dans la profondeur du territoire russe, s’ajoutent la crainte d’un couplage avec les défis chinois ou iranien.

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La fin de ce conflit devra-t-elle par ailleurs s’accompagner de garanties de sécurité, pour l’Ukraine brutalement agressée en premier lieu, mais également pour la Russie ?

Les récents propos du président français sur les « garanties de sécurité » jugées nécessaires pour Moscou, sortis de leur contexte, ont pu susciter de vives critiques. Au risque de laisser trop de braises mal éteintes, trop d’incertitudes, qu’elles soient réelles ou fruits d’une paranoïa obsidionale, une nouvelle architecture de sécurité collective en Europe devra être construite, une fois la guerre terminée, et avec toutes les parties intéressées. Il y désormais un choc d’agressions de « Février 2022 » en Ukraine. Et s’il y a un traumatisme de « Juin 40 » en France, il y a vraisemblablement également un trauma de « Juin 41 » et de ses suites en Russie, même s’il peut être instrumentalisé.

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Ce conflit en Ukraine, par son écho désormais planétaire, signe-t-il le « retour de la guerre » ?

Ce « retour » se comprend, non pas tant parce que les conflits armés auraient disparu depuis la fin de la Guerre Froide. Y compris en Europe, le conflit en ex-Yougoslavie avait entrainé de lourdes pertes humaines et matérielles. Ce « retour » se comprend donc plutôt par son intensité militaire, par son retentissement géostratégique et géopolitique planétaire, mais également par sa portée psychologique, surtout en Occident.

Ce « retour » doit et devra être analysée à l’aune de grilles de lecture renouvelées, pour offrir des clefs de compréhension d’un monde où se croisent une convergence méta-souveraine (sur le climat, le terrorisme, la santé…) et une divergence néo-souveraine (la réaffirmation impériale ; Chine, Russie, Turquie…), pour reprendre les termes d’Olivier Zajec. Les comparaisons avec des situations passées peuvent s’avérer pertinentes et fécondes, ce qui est nouveau étant souvent ce que nous avons oublié comme le rappelle Alain Bauer. Mais le futur n’est pas le simple prolongement du passé et l’irréductible singularité du monde présent et de ses acteurs ne peut être négligée !

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Aborder, se sensibiliser, réfléchir aux grilles de lecture d’un monde en transitions, et disposer ainsi de clefs de compréhension des questions stratégiques contemporaines, ces questions essentielles voire vitales pour nos sociétés, c’est une des ambitions majeures du cours en ligne ou MOOC du Cnam « Questions Stratégiques ; comprendre et décider dans un monde en mutation ». Une version VI du MOOC, actualisée et complétée, sera proposée au cours du premier semestre de l’année 2023.

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Vous pouvez toujours par ailleurs retrouver les réflexions et débats qui ont jalonnés la journée consacrée au « retour de la guerre », lors des Assises Nationales de la Recherche Stratégique du 29 septembre 2022.

Nous vous proposons enfin une sélection d’articles de réflexion pour décembre, autour du conflit en Ukraine, de ses conséquences, et au-delà, éclairant quelques facettes de la singularité du contexte stratégique en ce monde du XXIème.

Le choc de la guerre en Ukraine amorce une métamorphose stratégique et géopolitique pour l’UE et soulève la question de l’écho de cette mutation sur le projet européen pour la paix (article de Tara Varma ; ECFR). Par ailleurs, ce conflit ukrainien, qui s’illustre par un recours délibéré à l’intimidation atomique, à une « dissuasion agressive », suscite à la fois réaffirmation et contestation de cette dissuasion nucléaire (article d’Emmanuelle Maitre ; FRS). Ce conflit ukrainien, en bouleversant la perception de sécurité des Européens, provoque également et notamment une mue stratégique en Allemagne, qui ne laisse pas de retentir sur l’Europe et sur la France (article de Gesine Weber ; IRIS). Face aux bouleversements géopolitiques en œuvre au Moyen-Orient, la posture française, longtemps indexée au volet contre-terrorisme, doit se réinventer pour rester un acteur reconnu de la compétition stratégique (article d’Héloïse Fayet ; IFRI). Sécurité et transition énergétiques, deux enjeux stratégiques clefs, attisés par le conflit ukrainien et illustrés par la flambée des cours du pétrole. La question des pistes envisageables pour la France est également sur la sellette (article de Guillaume Lalande ; Jeunes IHEDN). Face au poids stratégique de l’infiltration criminelle dans l’économie légale, une erreur de diagnostic peut être lourde de risques, et l’assimilation entre Mafia et trafic de drogue s’avère à ce titre une confusion néfaste (article de Clothilde Champeyrache ; Cnam-ESDR3C).

En cette fin d’année 2022, toute l’équipe vous souhaite de belles fêtes et vous donne rendez-vous en janvier 2023 pour une nouvelle publication de votre Agora Stratégique.

 

Général Paul Cesari, Rédacteur en chef, et toute l’équipe de Geostrategia.

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