« Il faut donc être renard pour connaître les pièges et lion pour effrayer les loups. » Nicolas Machiavel, penseur humaniste italien, théoricien de la politique, de l'histoire et de la guerre (1469-1527), in « Le Prince »
Une victoire tactique pour quel objectif stratégique ?
L’épisode récent des bipeurs et des talkies-walkies piégés illustre une des facettes de la stratégie, la ruse. Il interpelle également sur la portée, sur la finalité de cette prouesse tactique démontrée par les services de renseignement de l’Etat hébreu, au regard du conflit en cours au Proche-Orient et du risque qu’il ne s’étende.
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La guerre entre Israël et le Hamas, sur fond de conflit larvé avec les autres proxys de l’Iran, approche son premier anniversaire. Et ce conflit larvé semble désormais plus que jamais osciller sur le bord du précipice d’une confrontation ouverte avec le Hezbollah, et peut-être même régionale.
Le risque d’embrasement semblait pourtant évité, à la suite de la frappe mortelle ayant touché Fouad Chokr, un des principaux responsables militaires du Hezbollah et bras droit de Hassan Nasrallah, le 30 juillet dernier à Beyrouth, comme après celle concernant Ismaël Haniyeh, le dirigeant politique du Hamas, à Téhéran le 31 juillet dernier. Les menaces proférées par l’Iran étaient restées peu ou prou lettres mortes, et les actions de rétorsion du Hezbollah, fin aout dernier, avaient été largement préemptées par Tsahal.
Les cibles visées par la milice chiite libanaise, toutes militaires, soulignaient d’ailleurs un souci manifeste de retenue. L’Iran, comme le Hezbollah, craignent d’être engagés dans un engrenage incontrôlable, tant pour des raisons « domestiques » (fragilité du régime des Mollah d’une part et risque pour le rôle politique majeur progressivement acquis au Liban par le Hezbollah d’autre part) qu’au regard des capacités militaires israéliennes comme de la fiabilité démontrée du soutien américano-occidental à l’Etat hébreu.
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La stratégie s’intéresse à la manière dont les hommes défendent et promeuvent leurs intérêts collectifs dans l’histoire. Hervé Coutau-Bégarie la considérait comme « … la dialectique des intelligences fondée sur l’utilisation de la force ou la menace d’utilisation de la force à des fins politiques ». Il souhaitait ainsi pallier la tentation du volontarisme que la célèbre définition d’André Beaufre, « La stratégie est l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit », pourrait porter.
Avec cette introduction de l’intelligence, du discernement, la force seule, physique et morale, est équilibrée, canalisée, voire compensée, en particulier par la ruse. Comme le souligne Jean-Vincent Holeindre, s’appuyant sur les réflexions de Sun Tzu et de Machiavel, la ruse transforme la force en puissance.
Cet épisode des bipeurs et des talkies-walkies piégés, explosant dans les mains des cadres et combattants du Hezbollah, les 17 et 18 septembre derniers, souligne la dextérité, à la fois technique et humaine, des services israéliens. Des services israéliens dont l’aura comme la crainte inspirée sont pour partie ainsi restaurées, après la faillite du 07 octobre 2023. D’autant qu’outre la possibilité de neutraliser, définitivement ou temporairement, des cadres et des combattants de la milice chiite libanaise, certains analystes considèrent que le stratagème visait d’abord à espionner et à désorganiser le Hezbollah, en avivant de surcroît la paranoïa propre aux mouvements terroristes.
Cet épisode des bipeurs et talkies walkies piégés a promptement été dénoncé comme une entorse au droit international par le haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU
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Les jours et semaines à venir dévoileront vraisemblablement pour partie la portée de cette indéniable succès tactique, appuyé sur l’intelligence rusée, la « Métis » des Grecs, que les Israéliens ont à maintes reprises sollicitée et démontrée depuis leur indépendance.
A l’heure où ces lignes sont écrites, où les frappes s’intensifient de part et d’autre, où Hassan Nasrallah promet un « terrible châtiment », et où les autorités de l’Etat hébreu évoquent un déplacement du centre de gravité du conflit vers le nord, plusieurs hypothèses s’enchevêtrent, aux conséquences stratégiques potentiellement lourdes pour Israël.
Les sabotages participent-ils d’une démonstration délibérée de détermination des services israéliens, destinée à intimider les dirigeants de la milice chiite libanaise ? S’agit-il au contraire d’actions déclenchées plus tôt qu’envisagé, voire précipitamment, face à la crainte ou à un risque de décèlement du dispositif secret ? S’agit-il enfin du prélude, réel ou suggéré, à une offensive majeure de Tsahal à la frontière libanaise ? Une offensive qui viserait à affaiblir durablement le Hezbollah et à créer une zone tampon démilitarisée, pour permettre le retour des réfugiés dans les zones actuellement sous menace des armes de la milice chiite libanaise ?
Les sabotages, la recrudescence des frappes visant à affaiblir sinon à décapiter partiellement le Hezbollah, et les diverses hypothèses qui les accompagnent ne sont donc pas sans risques.
La victoire tactique enregistrée face au Hezbollah pourrait-elle par ailleurs pousser ce dernier, par crainte d’être humilié et/ou dépassé et/ou acculé, à déclencher une guerre ouverte contre Israël, et à entraîner potentiellement l’ensemble de la région dans le conflit ?
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Israël, un pays où certes une partie du cabinet pousse à une telle guerre ouverte contre le Hezbollah, pour rétablir une profondeur stratégique à sa frontière nord, face aux roquettes, drones et autres tunnels de la milice chiite libanaise. Israël, un pays également de plus en plus isolé sur la scène internationale, et où la population comme l’économie commencent à peiner face à la plus longue guerre jamais menée par l’Etat hébreu !
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En ce mois de septembre 2024, nous vous proposons un nouveau bouquet de six papiers de réflexion stratégique.
Avec « Tu ne tueras point : Un voyage dans les profondeurs de l’inhumanité », Alain Bauer nous propose une plongée au cœur des abysses du crime et de la violence. Face au constat d’une récente recrudescence de la violence, interrompant le cycle de pacification, de civilisation des mœurs, l’auteur s’interroge sur les racines anthropologiques de la criminalité. Il aborde en particulier la question du meurtre, et de son interdiction, en s’appuyant notamment sur les écrits philosophiques et religieux. En explorant et en éclairant ainsi le rapport entre civilisation et violence, ce papier constitue in fine une entreprise de réflexion plus générale sur la sécurité, part constitutive cardinale du contrat social. Un papier issu de l’International Journal on Criminology (traduction de courtoisie en français).
A l’heure de la mise en réseau mondialisée et de la numérisation planétaire, la capacité d’influence devient d’autant plus clef. Le papier « Redonner à la France les armes de l’influence » propose les points essentiels d’un rapport élaboré autour de cette thématique au sein de l’association 3AED-IHEDN. Jean-Bernard Curet, l’auteur de papier, souligne en particulier les menaces pesant sur la France, pose le diagnostic de ses forces et faiblesses, et propose diverses recommandations pour redonner à l’Hexagone les armes de l’influence.
Rupture sinon révolution dans l’art de la guerre ? Les drones, le recours accru à la robotisation bouleversent l’équation stratégique contemporaine sur les champs de batailles, dans l’ensemble des champs et domaines. Avec « Dronisation : quels impacts pour le Groupe aéronaval du futur ? », Guillaume Pinget s’intéresse à l’impact de cet emploi généralisé des drones sur le combat naval, et singulièrement pour un des fleurons des marines de guerre que constitue le groupe aéronaval. Trois interrogations principales structurent ainsi le papier : quels drones, quelle complémentarité avec les plateformes habitées et quelles conséquences pour le groupe aéronaval, aujourd’hui et demain. Un papier issu de la revue Études marines n°26 du Centre d’Etudes Stratégiques de la Marine.
Les tendances à long terme de notre monde permettent de brosser un tableau bien moins sombre que celui que les médias contemporains proposent à longueur de colonnes ou de journaux télévisés. C’est le constat liminaire qui anime cette analyse et cette exposition des progrès en matière de pauvreté, de santé, de développement humain, d’environnement et de violence. Avec « Le monde va sans doute mieux que ce que l’on croit », Eddy Fougier aborde ainsi tout à tour ces cinq domaines porteurs d’optimisme. Un papier issu de la Fondation Jean Jaurès.
Alors que la guerre de haute et de longue intensité en Ukraine dure depuis plus de deux années et demie, l’Europe semble toujours comme au milieu du gué, entre volonté d’autonomie stratégique et dépendance opérationnelle. Avec le papier « La stratégie de défense de l’Union européenne : entre volonté d’autonomie stratégique et dépendance opérationnelle », Madeleine de Roux s’attache à évaluer la consistance et la portée du « sursaut stratégique » que les Européens appellent de leurs vœux, et qu’ils inscrivent dans différentes initiatives, face à des défis majeurs, complexes et structurels. Un papier issu de la Bibliothèque de l’École Militaire.
Alors que l’équation énergétique s’inscrit au cœur d’un monde en transitions, numérique, climatique et stratégique, la question des petits réacteurs modulaires ou « Small Modular Reactor » (SMR) se place progressivement à la croisée entre maitrise technologique et influence géopolitique. Le papier de Frédéric Jeannin (avec la collaboration de Maëlys Tanguy et de Gaspard Krug), « Les petits réacteurs modulaires (SMR) : les stratégies des puissances nucléaires. », propose la synthèse d’un rapport mené au sein de l’observatoire de la sécurité des flux et des matières énergétiques de l’IRIS, rapport qui aborde les défis technologiques, économiques et stratégiques posés par ces SMR, ainsi que le positionnement des grandes puissances nucléaires. Un papier issu de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques.
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Ces derniers mots pour vous signaler diverses publications en « actualités » sur le site GeoStrategia, et vous rappeler que les XIVe Assises Nationales de la Recherche Stratégique, intitulées « Imprévues, imminentes : thromboses 2030 ; Corridors & milices », se tiendront le jeudi 26 septembre 2024, au CNAM.
Les inscriptions sont toujours envisageables jusqu’au 25 septembre 12h00, via le lien : Assises nationales de la Recherche Stratégique 2024 (weezevent.com). Au plaisir de vous y retrouver.
Rendez-vous courant octobre 2024, avec une nouvelle publication de votre Agora Stratégique.
Général Paul Cesari, Rédacteur en chef, et toute l’équipe de Geostrategia.