« On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment. » Cardinal de Retz, homme d’État français (1613-1679)
Nous terminions l’année 2021 sur l’annonce de la Présidence Française de l’Union Européenne (PFUE) à venir et de son ambition d’une Europe « … pleinement souveraine, libre de ses choix et maître de son destin. »
L’année 2022 ne débute hélas pas sous les meilleurs auspices à cette aune-là. Trois crises géopolitiques majeures pourraient dégénérer en conflits ouverts, avec un préavis de quelques jours, de quelques semaines, de quelques mois. Trois conflits potentiels qui soulignent une marginalisation de l’Union.
Quelques jours, c’est a priori le temps qu’il faudrait aux troupes russes massées à la frontière de l’Ukraine pour balayer l’armée de Kiev. Une réponse « militaire et technique » (promise par le Président russe en cas de menaces occidentales fin décembre dernier) serait-elle provoquée si d’aventure les pourparlers initiés avec les Américains n’accouchaient pas, à terme, d’une « nouvelle architecture de sécurité en Europe » conforme aux attentes de Moscou? Les Européens ont été expressément exclus de ces premiers échanges par le Kremlin. Cette situation replace l’OTAN au cœur des enjeux géostratégiques, et ajourne vraisemblablement la question de la défense européenne au sein de l’Alliance.
Quelques semaines, c’est le délai pour passer d’un taux d’enrichissement de l’uranium de 60 à 90%, taux nécessaire pour signer l’entrée par effraction de l’Iran dans le club des puissances dotées. L’Europe n’est pas absente des négociations, mais celles-ci n’ont pu être relancées qu’avec l’arrivée d’une nouvelle administration américaine. L’option d’une frappe préventive semble clairement sur la table lorsque le Premier ministre de l’État hébreu déclare le 10 janvier dernier sur le sujet du nucléaire iranien que, « Israël maintient une pleine liberté d’action, partout à tout moment, sans restriction ».
Quelques mois, c’est le temps qui nous sépare du XXème Congrès du Parti Communiste Chinois. L’actuel numéro 1 à Pékin devrait voir son mandat renouvelé. Il aurait alors davantage de latitude pour transformer les actuelles gesticulations de l’aviation chinoise, à l’orée de l’espace aérien taiwanais, en opérations massives de foudroiement des défenses insulaires. Comme nous l’évoquions en novembre dernier, un tel scénario de conflit ouvert mettrait les Européens, écartés de l’accord AUKUS, au pied du mur de leur alliance, atlantique certes, avec Washington, face à une question taraudante : « faut-il mourir pour Taiwan ? ».
Ce sombre tableau est-il celui d’une fatalité ? Dans une vision plus optimiste, on peut mentionner la récente déclaration commune du « P5 » affirmant que « …une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée ». Comme le souligne Valérie Niquet, on peut également considérer que la multiplication des tensions, la manipulation du risque imminent de conflit ouvert, s’inscrivent dans une démarche de guerre hybride et d’ambiguïté stratégique aigüe, visant à la fois à obtenir des concessions et à intimider les opinions publiques occidentales. Cette stratégie de bord de gouffre, si elle permet d’arracher des concessions, n’est d’ailleurs pas sans risques pour ceux qui la déploient. Elle sape l’influence de leur soft power et interroge, en cas de montée aux extrêmes, accidentelle ou délibérée, sur le niveau d’acceptation de leurs populations. Ce risque de bascule délibérée vers le conflit réel ne peut toutefois pas être totalement écarté ; le calcul du coût stratégique global au « jour d’après la victoire » (pertes humaines, terre brûlée, sanctions économiques, guérillas endémiques…) peut être altéré par des biais idéologiques et/ou d’hubris.
Au Sahel, si les partenaires européens de la France peinent à s’engager, on peut noter la décision prise début janvier par les dirigeants de la Cédéao de placer le Mali sous embargo, pour sanctionner le maintien de la junte au pouvoir. La situation générale reste, par certains aspects, illustrative de l’intérêt de ne pas se départir d’un certain niveau d’ambiguïté stratégique pour conforter sa liberté d’action. En dépit d’une « ligne rouge » annoncée par Paris, il semble bien que les mercenaires russes « Wagner » soient en cours de déploiement au Mali, attirés par la perspective de contrer l’influence française et occidentale, mais peut être également, attirés par la convoitise de l’« Or blanc » (le Mali pourrait devenir un géant de la production de Lithium).
En cette aube assombrie de 2022, le principe de liberté d’action reste cardinal, à la fois condition et cœur de l’art stratégique. Peser sur les évènements pour les conduire, en dépit de l’Autre, vers un résultat espéré, suppose une volonté, une vision, des voies et moyens associés. L’ambiguïté, voire la ruse, ne peuvent être écartées, sans toutefois verser dans le noir cynisme ou la perfidie. Subir les événements ne peut que mener au statut d’Objet de l’Histoire.
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Pour ce mois de janvier 2022, nous vous proposons un premier choix de papiers de réflexion stratégique issus de nos partenaires. Vous pourrez aborder la question sahélienne, avec la problématique des trafics de stupéfiants venus d’Amérique latine et traversant cette région (article Fondation Jean Jaurès), comme celle de l’après-Barkhane (article type info-veille du CDEM). La crise au Moyen-Orient fait également l’objet d’une réflexion abordant la situation sur le terrain (article type entretien des Jeunes-IHEDN) et d’une analyse renouvelée des processus de djihadisation (article Cnam-ESD). En ces temps de PFUE comme d’après-AUKUS, et dans une perspective de renforcement des stratégies Indo-Pacifiques française et européenne, vous disposez de deux papiers sur des pays clefs : l’Inde (article Fondation Robert Schuman) et le Japon (article IRSEM).
En ce mois de janvier 2022, alors que continue le procès des attentats de 2015 devant la cour d’assises spéciale de Paris, nous vous informons également du lancement d’une nouvelle version, actualisée et complétée, du cours en ligne (MOOC) du Cnam « Terrorismes ». Vous pouvez d’ores et déjà découvrir ce nouvel opus et vous y inscrire, via ce lien.
Ce début d’année est également l’occasion pour nous de vous conseiller la lecture rétrospective de trois ouvrages du Professeur Alain Bauer parus en 2021: Comment vivre au temps du coronavirus (Ed. du Cerf, 2021), dont l’actualité résonne encore aujourd’hui; L’encyclopédie des espionnes et des espions. Dans l’ombre des légendes (Ed. Gründ, 2021), qui propose un retour historique global sur le monde du renseignement, et enfin la troisième édition de La criminologie pour les nuls (Ed.First, 2021), co-écrit avec Christophe Soullez.
Nous vous signalons par ailleurs la parution à venir courant février et mars de deux ouvrages d’intérêt, fruits du travail de membres permanents de l’ESDR3C du Cnam : Réfléchir. De l’importance de la tâche réflexive en sciences de gestion (Ed. EMS) par Yvon Pesqueux et Géopolitique des mafias, (Ed. Cavaliers Bleus) de Clotilde Champeyrache.
Enfin, comme nous l’annoncions en décembre, le MOOC du Cnam « Questions stratégiques ; comprendre et décider dans un monde en mutation » est désormais ouvert. Outre le suivi des séquences dispensées par près de 40 intervenants, les participants pourront également dialoguer en direct avec certains d’entre-eux, les 26 janvier, 09 et 23 février. Il n’est pas trop tard pour débuter un parcours au cœur des questions stratégiques ; les inscriptions à ce MOOC sont toujours possibles, et ce jusqu’au 27 février 2022, via ce lien.
Avec nos vœux les meilleurs pour cette nouvelle année, et vous donnant rendez-vous chaque mois, tout au long de 2022, pour de nouvelles publications de votre Agora stratégique.
Général Paul Cesari, Rédacteur en chef, et toute l’équipe de Geostrategia.