Édito n° 112/33 du 23 mai 2024

« La guerre est une manifestation des relations humaines. »
Carl von Clausewitz, officier général et stratégiste prussien (1780-1831), in « De la guerre »

La nouvelle éruption d’un conflit centenaire entre Israéliens et Palestiniens, sur « une terre doublement promise », pour reprendre le titre d’un récent ouvrage de Pierre Haski, fait désormais rage depuis plus de six mois, aux abords, puis au cœur de la bande de Gaza.

A ce conflit localisé, se superpose un conflit régional plus récent, un conflit « hybride » entre Israël et l’Iran, conduit pour une bonne part via l’instrumentalisation de proxys. Ce conflit reste, depuis plusieurs décennies, sous le seuil de l’affrontement ouvert, à l’exception d’une parenthèse, manifeste, que l’on pourrait qualifier de « Guerre des deux nuits », les 13 et 19 avril 2024. Une superposition donc, avec d’un côté, un conflit asymétrique, au cœur des populations, de zones urbaines surtout. De l’autre, un conflit interétatique dissymétrique, où les mêmes capacités ont été utilisées, mais avec un différentiel d’efficacité, au cours d’une brève mais édifiante parenthèse de guerre ouverte.

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La diffusion du MOOC « Questions Stratégiques » du Cnam est en cours sur la plateforme France Université Numérique. Les exposés et entretiens y abordent notamment les fondamentaux de la démarche stratégique et les principaux penseurs qui l’ont éclairée. Une incitation à passer cette superposition de conflits moyen-orientaux au filtre de quelques principes, définis plus particulièrement par Clausewitz.

Comme le souligne le général Benoît Durieux, face à la guerre, l’œuvre de Clausewitz rend en effet lucide sur le double-risque de l’irénisme et du bellicisme, et invite à rester sur une ligne de crête entre angélisme et cynisme. L’angélisme, considérant la guerre comme un anachronisme, pourrait tout autant conduire à la vassalisation, la sujétion, l’asservissement, sinon même à la disparition, que se muer en un totalitarisme qui entendrait faire « la guerre à la guerre », annihiler des Ennemis de la Paix essentialisés, réifiés. Le cynisme, considérant que la guerre est un moyen comme un autre, imposerait la violence froide, mécanique, brutale, dès lors que l’on penserait être le plus fort.

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Un des principes majeurs qu’énonce Clausewitz, c’est celui du caractère intrinsèquement interactif de la guerre ou Wechselwirkung. Une interaction avec un Autre, adversaire avec lequel il faudra bien in fine négocier.

Or, le risque que l’interaction soit bloquée par l’essentialisation de cet adversaire est toujours latent. C’est notamment le cas pour un des deux conflits évoqués. On peut en effet noter, s’agissant plus particulièrement du conflit Israël-Hamas, les parades macabres des commandos du 07 octobre sciemment diffusées sur les réseaux sociaux, également les attitudes et déclarations d’ultras en Israël. En même temps, la tenue de facto de discussions, certes indirectes, permet de limiter ce risque de déshumanisation illimitée de l’adversaire et de guerre totale associée.

L’épisode de guerre ouverte entre Israël et l’Iran a en revanche fait l’objet d’une relative sobriété rhétorique entre les deux parties, retenue vraisemblablement destinée à éviter d’envenimer, par les mots comme par les actes, une parenthèse de guerre chaude pouvant ouvrir sur une conflagration régionale incontrôlable.

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Autre principe proposé par Clausewitz, celui de point culminant.

Un point culminant qui pourrait bien passer, si ce n’est déjà le cas, pour Israël vis-à-vis du Hamas, avec le maintien d’un objectif militaire inaccessible d’éradication de la branche militaire du mouvement. Les signaux sombres se multiplient en effet pour l’état hébreu. On peut souligner à ce titre le retour de combattants du Hamas dans des zones nord de la bande Gaza, les réprobations américaines vis-à-vis de l’offensive déclenchée à Rafah, ou encore le risque de mandat d’arrêt de la CPI à l’encontre d’autorités politiques, le tout sur fond de contestation croissante soulevée au sein des opinions publiques occidentales, par l’opération de Tsahal et par ses conséquences pour la population civile gazaouie.

On peut noter qu’en revanche, après l’attaque inédite et « scénarisée » iranienne du 13 avril 2024, la riposte israélienne, le 19 avril 2024, par son intensité calibrée et par son impact clef sur la gouvernance iranienne, s’apparente à un rétablissement de dissuasion à moindre frais. Israël parait ainsi avoir su faire preuve de sens de la mesure idoine, et empocher un gain stratégique, avant le moment de bascule.

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Dernier principe envisagé, des plus emblématiques de l’œuvre de Clausewitz, celui de la subordination des objectifs militaires aux finalités politiques.

Le risque d’une inversion des deux ordres, politique et militaire, est patent, pour les Israéliens comme pour les membres du Hamas, pour des raisons à la fois similaires et différentes. On peut évoquer certains des enjeux qui, de part et d’autre, aiguisent ce risque de retournement entre fins et moyens : rétablir la dissuasion d’un pays à la faible profondeur stratégique versus assurer l’influence et la pérennité d’un mouvement terroriste, ayant évincé par la force l’autorité politique palestinienne reconnue. On peut également noter les dernières déclarations de l’opposition israélienne, appelant à la détermination claire d’un chemin de sortie politique, sur fond de désaccords récurrents entre Tsahal et le Premier Ministre concernant la gestion de Gaza post-conflit.

Ce risque d’inversion s’est avéré bien moindre, s’agissant du bref conflit ouvert entre Israël et Iran, deux puissances internationales établies. Et le Politique a su, des deux côtés, garder contrôle et mesure vis-à-vis des objectifs militaires. Les Iraniens devaient sauver la face vis-à-vis de leurs proxys, sans risquer pour autant de mettre en péril le régime islamique, contesté en interne. Les Israéliens devaient là encore rétablir une dissuasion, sans risquer une escalade et/ou d’écorner la coalition qui s’était mise en place le 13 avril 2024, associant certains pays occidentaux et arabes, face à l’Iran.

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La lecture de Clausewitz sonne donc comme un rappel de la responsabilité foncière du Politique à maîtriser la guerre, en perpétuelle tension dialectique entre risque de montée aux extrêmes et effort pour en maîtriser la violence. Une guerre qui ne devrait s’avérer qu’un Ultima Ratio, et tendu vers un équilibre pacifique plus durable, une fois que les armes auraient parlé.

La lecture de Clausewitz propose ainsi une leçon de lucidité sur les finalités politiques qui peuvent être assignées à la guerre, sur les objectifs militaires associés, sur la nécessité d’un rebouclage permanent entre ces fins et objectifs, voies et moyens associés. Une leçon d’humilité également sur la tentation permanente de la vengeance, surtout peut-être lorsque l’asymétrie entre adversaires semble la justifier, la cautionner ou la faciliter. Sommes toutes, l’étude de la pensée de Clausewitz s’avère toujours d’une étonnante actualité pour mieux appréhender ce fait social global que constitue la guerre !

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En ce mois de mai 2024, nous vous proposons un nouveau bouquet de six papiers de réflexion stratégique.

« L’heure de la défense européenne peut-elle sonner ? ». La survenue du conflit russo-ukrainien reformule la question de la défense européenne. Ce conflit replace la guerre au cœur des interrogations politiques et mobilise l’Europe au profit de l’Ukraine agressée, sur fond d’interrogation concernant la continuité de la posture américaine après l’élection présidentielle de novembre. Cette nouvelle donne est pour Maxime LEFEBVRE le prélude à l’établissement d’un bilan, en demi-teinte, suivi d’une réflexion sur les conditions qui permettraient d’envisager un basculement vers une vraie défense européenne. Un papier issu de la Fondation Robert Schuman.

« L’Alliance atlantique a 75 ans » et l’organisation prépare ce 75ème anniversaire, du 09 au 11 juillet 2024 à Washington, dans un contexte inédit qui devrait peser sur les problématiques clefs pour l’Alliance. Benoît d’ABOVILLE met en lumière ces problématiques, dans un contexte en effet bien différent que celui escompté, avec singulièrement les incertitudes régnant sur les élections américaines de novembre 2024. Il aborde tour à tour, sans les séparer pour autant, les sujets Ukraine, partage du fardeau financier, nucléaire, Chine ou encore gouvernance de l’organisation. Un papier issu de la revue n°870 de mai 2024 de la RDN.

« Souveraineté numérique ou autonomie stratégique : de quoi parle-t-on ? ». Clarifier les concepts et éclairer les enjeux associés au numérique s’avèrent nécessaire pour la France et pour l’Europe. Le Vice-Amiral d’Escadre (2s) Arnaud COUSTILLIERE aborde ces divers points en les replaçant, tant dans le temps historique que dans le contexte de développement rapide d’un domaine numérique au cœur de la puissance du XXIème siècle. Un domaine devenu terrain d’affrontement économique, culturel et stratégique. Il souligne le chemin à parcourir pour une indispensable prise de conscience partagée entre partenaires de l’Union européenne face aux défis posés. Un papier issu du Livre Blanc sur l’Europe de Synopia.

Les récents déboires de la France au Sahel ne placent pas un point final aux liens historiques qui unissent l’Hexagone et l’Afrique. Avec « L’Afrique, miroir de nos peines ? », Hervé GAYMARD souligne la nécessité de renouveler et de reformuler la relation face aux défis contemporains, sans exclure les sujets sensibles que constituent déploiements militaires, zone Franc ou encore aide au développement. Un changement de politique et d’attitude de la France est selon lui nécessaire, et à redéfinir en relation avec les partenaires de l’Union européenne. Un papier issu de la revue du printemps 2024 de Politique Etrangère, revue de l’IFRI.

La guerre en Ukraine dure depuis plus de deux années, et la question se pose d’une impasse ou d’un dénouement à venir. Avec « Deux ans de guerre entre la Russie et l’Ukraine : impasse ou dénouement ? », Fabien DELHEURE propose d’aborder cette question. Il nous offre une large mise en perspective du conflit, en exposant les faits, en brossant le contexte dans lequel il se déroule et en soulignant les enjeux, régionaux comme internationaux, qu’il porte pour ses principaux acteurs, directs et indirects. Un papier issu de la Bibliothèque de l’Ecole Militaire.

Mise en lumière par les échecs des premières phases de l’invasion en Ukraine, l’efficacité militaire russe n’est pas au rendez-vous des réformes engagées sous l’ère Poutine. Dans ce papier « Brass Tacks : why Russia’s military fails to reform », Kirril SHAMIEV explore et analyse la nature de ses problèmes persistants d’efficacité militaire. Il pointe les déséquilibres civilo-militaires et le contrôle défaillant des forces armées par l’administration civile. Il s’interroge également sur la capacité qu’un prochain cycle de réformes, post guerre en Ukraine, saurait mettre en œuvre pour régler ces problèmes endémiques de leadership politique sur la sphère militaire. Un papier issu de l’ECFR.

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Quelques mots pour vous rappeler qu’il est toujours possible de s’inscrire au MOOC « Questions Stratégiques » VII du Cnam, et ce jusqu’au 23 juin, ultime jour pour visualiser les différentes séquences proposées (inscriptions).

Rendez-vous courant juin 2024, avec une nouvelle publication de votre Agora Stratégique.

 

Général Paul Cesari, Rédacteur en chef, et toute l’équipe de Geostrategia.

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