Guerre et philosophie – Force

Mis en ligne le 25 Mar 2024

Guerre et philosophie - Force

La notion de force est centrale pour les armées, placées par essence face à sa mise en œuvre. Le papier s’interroge sur ce concept plurivoque, et aborde en particulier la question de la légitimité de son usage et des principes qui peuvent l’encadrer. L’autrice aborde donc le rôle de l’État, primordial pour définir le cadre de l’emploi de la force, une force qui soit légale et légitime aux yeux du politique comme à ceux des citoyens. Elle aborde également la relation qui s’instaure entre force et ruse comme entre ethos et stratégie.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Laura Moaté, « Guerre et philosophie_Force » Revue Défense Nationale, RDN n°867 Février 2024 lien vers l’article sur le site partenaire. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Revue Défense Nationale.

Ne serait-ce que par sa dénomination comme « force armée », le corps militaire se trouve d’emblée placé sous l’égide de ce concept difficile parce qu’immédiatement plurivoque. Dès son expression latine, il recouvre des faits qui, s’ils connotent tous l’idée de puissance, sont normativement forts différents les uns des autres. L’on utilisera le terme de « vis », traduit par force, pour désigner aussi bien les propriétés essentielles qu’une chose (celles qui lui permettent d’agir), que l’autorité d’un être, sa puissance physique ou encore la violence qu’il exerce. Cette même ambivalence se retrouve dans l’adjectif « viril » qualité que l’on désigne comme étant celle du sexe « fort » parce que détenteur de la vis. Par ailleurs, le terme latin qui donne le français « fort » est l’adjectif « fors, fortis » qui connote aussi bien la vigueur physique que la détermination morale. Il se trouve de ce fait lié au courage et revient, en un sens large, à l’idée générale de fermeté dans l’usage des puissances du corps et de l’esprit.

Cette plurivocité s’énonce comme un problème dès lors qu’on l’interroge sous un prisme moral. La force est en effet, d’une part, une puissance physique mesurable, d’autre part, une vertu et c’est vers cette vertu que se tourne l’effort de définition, logiquement animé par cette question : comment la force pourrait-elle être une vertu si elle peut à la fois désigner la supériorité légitime et la violence la plus arbitraire ? Très tôt, un effort philosophique a donc été produit afin de circonscrire le domaine de moralité de la force, dans le but de déterminer où siège le bien dans l’expression de la puissance, ce qui rend différents le fort et la brute, le chef et le tyran, le défenseur et l’oppresseur. Penser la force en tant que force morale nécessite alors à tout le moins de prendre en vue trois critères : la fin qu’elle se fixe (ce qui la lie à la magnanimité) ; l’adversaire qu’elle affronte (ce qui la lie à l’égalité) ; et les moyens qu’elle utilise (ce qui la lie à la publicité). Elle doit donc tendre vers un bien, s’opposer à une menace véritable et le faire publiquement, c’est-à-dire en s’opposant à la ruse qui se cache et accepter alors d’être prise dans un jeu de regards croisés.

Si la force n’est pas la violence, c’est d’abord parce qu’elle s’oppose à l’arbitraire en s’articulant à une fin justifiable en tant qu’elle constitue un bien qui dépasse celui qui utilise cette force. La force comme simple puissance, par exemple celle de soulever des poids très lourds, ou d’exceller dans un domaine précis, ne devient vertu que lorsque la contrainte qu’elle exerce sur moi-même ou le réel existe en faveur d’un bien qu’elle poursuit. C’est la raison pour laquelle Cicéron considérait la force comme tributaire de la magnanimité[1], ou grandeur d’âme, pour entrer dans l’édifice des vertus. La force physique devient alors corollaire de la force d’âme, interdépendance fondée chez Cicéron dans le rapport que le corps militaire entretient avec la magistrature, en ce qu’elle lui octroie la légitimité de son exercice. Si l’armée est forte parce qu’elle est puissante, elle n’est vertueuse que par la fin imputée par l’organe chargé politiquement de la justice des causes. Par extension, la justice étant vertu de la mesure, elle se doit de définir la juste mesure de la force, afin que la force physique ne se transforme pas en violence, la force de caractère en oukase, ou la force d’âme en entêtement. En somme, la magnanimité doit opérer dans tous les champs sur lesquels la contrainte peut s’exercer : du corps vers le corps dans le cas de la force physique ; de l’esprit de l’un vers l’esprit de l’autre dans le cas de la force de caractère ; pour contenir ses propres égarements dans le cas de la force d’âme.

La force ne peut donc être dissociée du pouvoir et de sa pratique. Si l’on parle de forces de l’ordre, de forces armées, c’est en vertu de leur puissance mais aussi de leur légitimité instituée : la « violence légitime » ne possède pas le caractère arbitraire de la violence parce qu’elle dépend d’une fin fixée par un pouvoir reconnu. La violence n’est pas simplement légale, elle se justifie rationnellement, elle n’est donc pas violence mais force. Les « forces » de l’État sont les moyens de sa protection. Réel ou illusoire, ce lien à la justice est en tout cas intrinsèque à la force comme vertu. Pascal le rappelle bien en montrant que la force d’un État dépend de ce qu’on le croit juste, et que la condition de sa survie est précisément de faire que ce qui est fort soit juste[2], la justice ne pouvant perdurer sans force pour la soutenir, et la force s’exercer sans que la justice la légitime, sous peine d’un effondrement de l’État.

La force, définie en tant que vertu, est par ailleurs traditionnellement conditionnée par un impératif d’égalité entre celui qui contraint et celui qui est contraint. Si Achille constitue le paradigme de la force, c’est parce qu’il triomphe d’adversaires à sa mesure. Si cette égalité paraît nécessaire, c’est dans la mesure où l’exercice de la force est lié à la difficulté, à l’effort, voire, en contexte martial, à la possibilité du sacrifice. Dès lors, les deux concepts entretiennent une relation de proportionnalité : plus le danger est grand, plus la force est nécessaire et valorisée. Cependant, les équilibres évoluent à la faveur d’un troisième larron, ceux qui observent la force et qui peuvent récuser la légitimité du sacrifice. La force devient alors ce qui permet de ne pas se sacrifier, ce qui permet d’éviter le danger, et non un moyen de le dépasser[3]. La force n’est donc pas un concept pur, elle est toujours relative à d’autres concepts et se trouve de plus prise dans un jeu de regards très machiavélien. Ceux qui utilisent la force sont soumis à un double regard : celui de ceux sur laquelle elle s’exerce (regard qui deviendra déterminant en temps de paix, encore plus en cas de conquête), mais aussi un second regard, et c’est ce que la force militaire a de spécifique : ceux qui utilisent la force sont regardés mais, contrairement au pouvoir politique, ils ne sont pas uniquement regardés par ceux sur lesquels la force s’exerce, mais par ceux qui légitiment son usage. Le corps militaire est d’abord observé par le politique, puis par le peuple parce que le peuple regarde et cause, en démocratie, le politique. Ces deux regards peuvent ne pas porter le même jugement et l’on constate de fait une disproportion due à une crise de la légitimité du sacrifice. La mesure de la force se fait sur une échelle qui varie en fonction du politique, du régime politique dans son degré d’écoute du peuple, de l’esprit du peuple ou simplement de l’opinion publique, ce avant de l’être par les objectifs stratégiques et tactiques de ceux qui en usent[4]. Cette mesure engage donc, in fine, la relation que le peuple entretient avec la mort : qui peut mourir, qui peut tuer, et pourquoi.

Voilà l’une des illustrations possibles de l’opposition traditionnelle entre le concept moral de force et celui de ruse. La force est publique, observable et observée quand la ruse est clandestine, cachée, délibérément trompeuse. À la première la noblesse, la seconde la rouerie, quand bien même toute guerre se caractérise par leur coexistence. La force, parce qu’elle est publique, rend des comptes, s’offre au jugement et peut être qualifiée de juste ou injuste, proportionnée ou disproportionnée, correspond à l’idéal traditionnel de la guerre. En s’opposant à la ruse, elle a trait à l’honneur parce qu’elle s’expose à l’appréciation des autres, ces autres qui décideront de la faire entrer ou non dans leurs critères de louabilité. Elle est considérée comme la pratique légitime de la guerre, parce qu’elle obéit à des règles que le concept de ruse enfreint par définition. Au sein de l’ouvrage qu’il consacre à cette opposition, Jean-Vincent Holeindre réhabilite la notion de ruse comme étant désormais la plus opératoire pour penser les guerres contemporaines[5]. Si les conflits récents semblent signer un retour de la guerre traditionnelle et de la force qui l’accompagne, peut-être faut-il également souligner que l’attachement à son caractère de vertu, plus que son expression comme qualité physique mesurable, permet de poser son actualité. Énoncer la fin de son action, s’y conformer coûte que coûte, ce afin d’instaurer ou de restaurer une autorité rationnellement justifiée face à un adversaire à sa mesure – le premier étant soi-même – reste le préalable à l’expression de la force entendue comme pure puissance physique. Si perte relative de la nécessité de la force physique dans les conflits actuels il y a, cela ne signifie pas pour autant que la vertu en devient dépassée. Il faut distinguer ce qui relève de la stratégie et ce qui relève de l’ethos du combattant. En témoigne l’attachement de l’armée à ses forces morales, premier objet du premier colloque organisé par la nouvelle Académie de défense de l’École militaire (Academ).

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