Guerre en Ukraine : Schumpeter au pays des Soviets ?

Mis en ligne le 18 Juil 2022

Rendements opérationnels décroissants, soit le propre d’une crise militaire Schumpétérienne ? Après une phase dynamique, à partir du 24 février 2022, l’échec de la prise de Kiev a transformé la confrontation en une guerre d’attrition sur un front rigide. C’est cet enchaînement, mais également les voies et moyens pour en sortir que nous décrit et nous analyse l’auteur.

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Michel GOYA

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : Michel Goya, « Guerre en Ukraine : Schumpeter au pays des Soviets ? », Politique étrangère, Dossier Ukraine : Entre deux paix (n° 2/2022). Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IFRI.

Le 24 février 2022, la Russie a envahi l’Ukraine. Le plan initial imaginé par Moscou visait à conquérir rapidement Kiev, à la manière de la doctrine américaine « choc et effroi ». Les Russes avaient cependant sous-estimé la cohésion de la nation ukrainienne et l’efficacité des troupes de ce pays. Ne réussissant plus à progresser, l’armée russe a choisi de concentrer ses opérations sur le Donbass et la côte de la mer Noire, où elle fait face à une forte résistance.

Dans leur forme, les opérations militaires en Ukraine ouvertes le 24 février 2022 relèvent de l’« industriel tardif ». Les armées sont proches, dans leur organisation et leurs méthodes, de l’optimum de la fin de la Seconde Guerre mondiale – avec un volume des forces plus faible et quelques nouveautés qui n’annoncent pas forcément de révolution. En maîtrisant moins que prévu l’art industriel de la guerre, les forces russes n’ont pas réussi à utiliser à fond leur potentiel, contrairement à celles de l’Ukraine qui sont aidées par une puissante coalition de soutien.

Après une phase dynamique, où les Russes ont bénéficié de l’avantage initial de la puissance et de la surprise, les opérations se sont donc stabili- sées sur un front rigide, à la manière des combats en Belgique et en France en 1914. Comme à l’époque, les moyens employés ont rapidement connu des rendements opérationnels décroissants, ce qui est la définition d’une crise schumpetérienne. Pour sortir de cette impasse, il n’est pas d’autre solution que de rompre l’équilibre des forces par l’engagement massif de ressources nouvelles, et surtout par l’innovation.

Un modèle opérationnel russe trop ambitieux, sur des bases trop faibles

Une armée est toujours l’association d’hommes et d’équipements, dans des structures données et avec une culture particulière. La combinaison de ces quatre éléments induit ce que cette armée est réellement capable de faire face à l’ennemi.

Dans ses équipements, l’armée de Vladimir Poutine a semblé émerger de la crise de l’après-guerre froide à partir de 2010, et surtout 2015, avec une nouvelle génération d’équipements très avancés, et complaisamment présentés, comme le système antiaérien S-400, les chasseurs Su-57 de cinquième génération, les missiles hypersoniques Kinjar ou les chars de bataille T-14 Armata. Toute une panoplie parfois sans équivalent dans le reste du monde.

Sans même parler de la corruption interne du complexe militaro-industriel russe, cette modernisation technique était cependant fragile. Les ressources budgétaires et le capital de savoirs étaient effectivement insuffisants pour soutenir simultanément la modernisation de toutes les composantes militaires – arsenal nucléaire pléthorique, grande force aéro- spatiale, marine, force aéroterrestre massive – d’une puissance qui se veut globale[1]. Cette modernisation dépendait aussi beaucoup des apports de la technologie occidentale importée, une ressource qui s’est tarie d’un coup après les sanctions de 2014 liées à l’annexion de la Crimée. Au bout du compte, le groupe d’armées réuni pour l’invasion de l’Ukraine en 2022 ressemble beaucoup, avec quelques innovations, au Groupe des forces armées soviétiques en Allemagne qui préparait l’attaque contre la République fédérale allemande dans les années 1980.

Il y fait également penser par ses structures et son esprit. L’armée russe a bien tenté d’imiter les forces professionnelles occidentales, en particulier américaines, après leurs victoires spectaculaires contre l’Irak en 1991 et 2003 mais, là encore, la transformation a été très incomplète. Faute d’un nombre de volontaires suffisant, le système militaire russe est resté hybride, combinant un tiers de conscrits – inutilisables hors du territoire de la fédération sauf guerre déclarée – et deux tiers de soldats sous contrats, par ailleurs souvent courts. Parmi les problèmes qu’engendre cette hétérogénéité, l’incapacité à constituer un corps de sous-officiers solide sur cette faible base professionnelle n’est pas le moindre[2].

Carte 1 : L’Ukraine et son environnement régional

On retrouve les mêmes tâtonnements dans les structures. À partir de 2007, sous la direction de l’énergique ministre Anatoli Serdioukov, les divisions blindées et motorisées de la force terrestre ont été remplacées par de petites brigades interarmes, avant qu’on s’aperçoive que des armées combinées commandant jusqu’à une dizaine de brigades diffé- rentes – comportant elles-mêmes jusqu’à 15 unités distinctes – consti- tuaient une organisation ingérable. Le général Choïgou, successeur de Serdioukov en 2012, a donc réintroduit des corps d’armée et des divisions, mais lentement et en conservant des brigades. Le « groupe d’armées Ukraine » – lui-même partagé en trois fronts commandés par des états- majors de district – comprend toutes ces structures différentes en même temps, dans un grand désordre de commandement.

Une structure puissante écrasant les résistances par les obus

À l’échelon inférieur, la structure de base russe pour mener les combats est le groupement tactique (GT). Les GT sont constitués ad hoc dans les brigades et régiments, en écartant les conscrits. Il s’agit en fait de l’association d’un bataillon de combat blindé-mécanisé et d’un bataillon d’artillerie : une structure puissante, de type phalange, écrasant les résistances par les obus. Elle est toutefois complexe à gérer pour un petit état-major, dépendante des axes routiers, et gourmande en logistique. Chacune des neuf armées du «groupe d’armées Ukraine» est ainsi composée de 10 à 20 GT, appuyés par un second échelon de brigades d’artillerie de tous types et soutenus – point faible – par une unique brigade logistique forte de 400 camions.

Pour faciliter leur pénétration, espérée très rapide, en direction de Kiev et du Dniepr, les armées combinées sont normalement précédées par des forces d’appui air-sol – fournies par un potentiel de 900 hélicoptères et avions d’attaque – et d’assaut par air – quatre divisions et quatre brigades aéromécanisées ainsi que la 45e brigade de forces spéciales. C’est là un point fort russe, qui implique néanmoins de disposer au préalable de la supériorité aérienne.

En résumé, le groupe d’armées russe est une énorme machinerie indus- trielle. Composée d’une gigantesque artillerie entourée de bataillons blin- dés, équipés de matériels soviétiques modernisés, elle exige une somme considérable de compétences, ainsi que des structures de commandement et de logistique bien organisées pour fonctionner à plein rendement[3]. Or ces flux d’informations et de ravitaillement, qui n’ont plus été testés à une très grande échelle depuis 1945, ne sont clairement pas à la hauteur.

Face à la menace russe

Si les forces armées russes se doivent d’être un système global susceptible d’affronter éventuellement l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, celles de l’Ukraine ont l’avantage de pouvoir se concentrer sur une mission unique : résister à une attaque russe.

Avec des composantes initialement assez proches de celles de l’armée russe post-soviétique, et après une série de défaites en 2014 et 2015, l’armée ukrainienne a davantage innové que sa voisine, en particulier à partir de 2016, lorsque le pouvoir politique a eu suffisamment de force pour s’imposer au conservatisme « soviétique » de l’institution[4].

Avec des ressources budgétaires limitées à 5,5 milliards d’euros en 2021 – soit un doublement en cinq ans –, les efforts ont surtout porté sur les innovations de structure ou de culture associées à l’amélioration du parc d’équipements existant, et quelques ajouts précis.

Dans les espaces vides – l’air, la mer et dans une moindre mesure le cyberespace plus facilement disputable –, la stratégie ukrainienne consiste à en disputer l’accès par un réseau antiaérien multicouche assez dense, fondé en particulier sur le système à longue portée et haute altitude S-300, et une bonne capacité de défense des côtes. Si la flotte maritime est minuscule, la force aérienne de combat (parc théorique de 90 avions, 35 hélicoptères d’attaque Mi-24 et au moins 6 drones MALE TB-2 au début de la guerre) est organisée pour résister autant que possible aux attaques russes et mener une guérilla air-sol.

La défense du territoire est structurée en quatre zones, commandant chacune des éléments organiques d’appui et cinq brigades de manœuvre. Les brigades de manœuvre sont ordonnées classiquement en petits bataillons de mêlée, un bataillon d’artillerie et un bataillon de commande- ment, d’appui et de soutien. Si la densité d’artillerie y est moins impor- tante, ces brigades sont d’un emploi beaucoup plus souple que les unités russes.

Le commandement central dispose de son côté de la brigade des forces spéciales, de l’artillerie à longue portée, des sept brigades d’assaut par air et deux brigades d’infanterie de marine. L’ensemble des forces d’active se monte à environ 200 000 hommes. Il faut y ajouter autant de réservistes pour former quatre brigades de manœuvre de plus et surtout 25 brigades territoriales, soit une par province. Avec la garde nationale et les diffé- rentes milices commandées par le ministère de l’Intérieur, cette force de réserve est à peu près équivalente en volume à l’armée d’active[5].

De manière moins visible mais tout aussi importante, l’armée ukrainienne s’est professionnalisée, dans tous les sens du terme, sur le modèle occidental avec l’aide des États-Unis et du Royaume-Uni. Un effort particulier a été fait sur la formation des sous-officiers et l’organisa- tion d’un commandement plus souple et décentralisé que celui, toujours très rigide, des Russes[6].

Au bilan, l’armée ukrainienne du début de l’année 2022 était en cours de transformation, avec encore beaucoup de problèmes et des évolutions trop récentes pour être complètement opérationnelles. Elle était cepen- dant déjà bien adaptée à la menace. Avec le stimulant de la détermination patriotique qui a surgi au moment de l’invasion russe du 24 février, elle s’est révélée très supérieure à celle qu’elle était en 2015 déjà contre les Russes, alors que ces derniers ont, au contraire, surpris par leur médiocrité opérative et tactique.

La confrontation dans la profondeur

Avec la supériorité manifeste des forces russes dans les espaces vides – ciel, mer et cyberespace –, on pouvait s’attendre à une campagne de « choc et effroi ». Sur le modèle américain, celle-ci visait à détruire ou au moins à paralyser tout le système nerveux ukrainien – réseaux de commandement et de communications, défense aérienne, infrastructures clés, bases et dépôts – par une combinaison d’attaques électroniques, de frappes de missiles, de raids aériens ou de coups de main. Cette campagne a bien été lancée le 24 février, avec toutefois une mise en œuvre très éloignée des normes américaines.

Dans le cyberespace, la société Microsoft a identifié 237 cyberattaques en deux mois, menées par six unités de hackers russes, parfois en lien avec des frappes cinétiques afin de détruire le réseau de communication ukrainien et d’entraver celui de l’énergie[7]. C’est un échec. Les communi- cations ukrainiennes ne sont pas coupées, près de 90 % des tours de télé- phonie mobile fonctionnent toujours. La société américaine SpaceX, qui devient ainsi un acteur politico-militaire à part entière, contribue à main- tenir l’accès à internet via son réseau satellitaire Starlink. Pilotés par le ministère du Numérique, les groupes de hackers de la vaste communauté cyber ukrainienne défendent le pays contre les attaques, et contre-attaquent contre les pirates russes, ou multiplient les opérations d’information ainsi que les attaques à l’intérieur de la Russie[8].

Par ailleurs, la quantité et la qualité des renseignements dont disposent les forces ukrainiennes, qu’ils viennent de pays alliés – les États-Unis en particulier – ou de civils en zone occupée effectuant du ciblage par smart- phone, est un incontestable atout[9].

L’attaque générale depuis le ciel a bien lieu le 24 février, mais pas autant que l’on aurait pu penser. Un peu plus de 150 missiles sont utilisés le premier jour de l’offensive et une quarantaine dans chacun des jours qui suivent, tandis que l’aviation russe – forte pourtant de 300 avions de combat – est plutôt rare dans le ciel. De toute évidence, la planification de la campagne de ciblage a été approximative. Les objectifs semblent être frappés de manière isolée, au fur et à mesure de leur découverte, et non selon un plan précis. On s’aperçoit aussi du retard de l’avionique russe par rapport aux aviations occidentales : manque de munitions guidées, défaut de coordination des forces aériennes avec les forces de défense antiaérienne terrestres et insuffisance de l’entraînement des pilotes russes en milieu hostile[10].

Les avions russes sont donc employés avec prudence, et ce d’autant plus que l’armée ukrainienne maintient une capacité de dispute du ciel depuis le sol, en premier lieu grâce au réseau S-300. La persistance de cette menace contraint les forces aériennes russes à voler à très basse altitude, et donc à perdre en efficacité tout en rencontrant un armement sol-air courte portée de plus en plus dense grâce à l’aide occidentale. Il faudra plusieurs semaines, et la perte de plusieurs dizaines d’aéronefs (26 avions et 39 hélicoptères documentés au 1er mai 2022), pour adapter les méthodes d’emploi des forces aériennes, plutôt selon le mode traditionnel d’artillerie volante.

Les frappes en grande profondeur sont quant à elles réservées aux missiles. Les Russes disposaient au début de la guerre d’un stock d’au moins 1 500 missiles balistiques ou de croisière, depuis les modernes Kinjal hypersoniques jusqu’aux vieux Tochka-U, en passant par les 3M-54 Kalibr de la flotte de la mer Noire et surtout les sol-sol Iskander 9M729. Cet arsenal a été largement réduit depuis, peut-être de 70 %.

La capacité ukrainienne anti-accès en mer Noire

L’échec à détruire complètement l’aviation ukrainienne a permis à celle-ci de profiter de l’incomplétude de la surveillance du ciel par les Russes, de leurs procédures rigides et de l’intégration insuffisante de tous leurs moyens de défense aérienne pour réussir à son tour des coups en

Russie. Plusieurs missiles Tochka-U ont frappé avec succès les bases aériennes russes de Millerovo et Taganrog ; un audacieux raid héliporté a détruit un dépôt de carburant à Belgorod et un autre mené par drones fait de

même à Briansk. Les Ukrainiens, qui ont rapidement perdu toute capacité navale, sont également parvenus à infliger des coups sévères à la flotte russe de la mer Noire, en frappant par missiles balistiques les navires amphibies dans le port occupé de Berdiansk, en détruisant par drones trois patrouilleurs et surtout en parvenant le 14 avril à couler le croiseur Moskva avec leurs missiles antinavires Neptune. La capacité anti-accès ukrainienne impose la prudence à la flotte russe de la mer Noire à l’approche des côtes.

Une des solutions face à la présence d’un bouclier anti-accès efficace est l’emploi de commandos infiltrés. Le commandement des forces spéciales ukrainiennes, sans doute en liaison avec des activistes biélorusses, a réussi à perturber le fonctionnement du réseau ferré au Bélarus. Il a également organisé durant le mois d’avril plusieurs destructions de points d’infrastructure sur le territoire russe, en arrière de la nouvelle zone prin- cipale de combat. Sans être décisif, cela perturbe la logistique ennemie, alors qu’on constate peu de réciproque de la part des forces spéciales russes, à l’exception de l’infiltration d’éléments précurseurs dans les grandes villes. Tout se passe comme si les Russes avaient tout misé sur la grande offensive aéroterrestre, en négligeant son environnement et sur- tout la possibilité de son échec.

L’offensive aéroterrestre initiale russe et son échec

Le plan russe prévoyait la prise rapide de Kiev par un groupement d’assaut par air, une division et une brigade d’assaut aérien, qui s’emparerait tout de suite par héliportage et aérotransport des aéroports de l’ouest de Kiev, en avant des 36e et 41e armées venant du Bélarus. Après une progression initiale qui bénéficie de la surprise, cette offensive est rapidement enrayée et les unités d’assaut par air échouent avec de lourdes pertes. Il n’est plus tenté par la suite d’opérations de ce type, les forces russes spécifiques étant reléguées à un rôle d’infanterie d’élite.

Pendant ce temps, la 36e armée est entravée dans sa progression au nord-ouest de Kiev par la rareté des routes, les inondations provoquées, les coupures de ponts et la résistance ukrainienne. L’avance russe est finalement stoppée dans les petites villes d’Irpin et Boutcha dans la banlieue de Kiev. Au nord-est, la 41e armée est bloquée dès l’entrée en Ukraine par la résistance de la 1re brigade blindée et des forces territo- riales ukrainiennes dans la ville de Tchernihiv.

À l’est du pays, les trois armées venant de Russie sont également rapidement stoppées. La progression de la 2e armée est entravée par la résistance de Konotop puis celle de Nijyn, au sud de Tchernihiv, tandis que la 1re armée blindée, la plus puissante de toutes, est gênée par celle de Soumy. La 6e armée pénètre dans Kharkiv avant d’y être arrêtée à son tour.

Le district Sud réussit mieux. Le nord de la province de Louhansk, faiblement peuplé et défendu, est conquis par la 20e armée avant qu’elle ne bute sur la zone de Sievierodonetsk. La 8e armée, qui englobe les deux corps d’armée des républiques séparatistes, a surtout pour mission de fixer les forces ukrainiennes dans le Donbass et ne progresse pas. Renfor- cée par un groupement d’assaut par air et le 22e corps d’armée de recon- naissance, la 58e armée – la meilleure de toutes – parvient à sortir de Crimée et à pousser à l’ouest vers Kherson, qui est prise, et à l’est vers Melitopol et Marioupol, qui est assiégée. C’est le plus grand succès russe de la guerre[11].

Il suffit d’une semaine pour comprendre que le plan initial russe est compromis. Les prémisses stratégiques comme la faiblesse du pouvoir ukrainien ou l’accueil favorable de la population russophone se sont avérées fausses. Au niveau tactique, les affrontements se terminent le plus souvent à l’avantage des unités ukrainiennes, d’une gamme tactique presque toujours supérieure à celle des Russes. En position défensive le plus souvent, bénéficiant de la supériorité informationnelle notamment grâce à l’apport de volontaires et de technologies civiles, les Ukrainiens ouvrent le feu en premier et avec efficacité. S’il est une seule révélation technique de cette guerre, c’est déjà l’importance de l’arsenal de tir « haut vers le bas » de la petite aviation de drones armés comme les TB2 Bayrak- tar ou les engins civils bricolés jusqu’aux missiles antichars au tir courbe Javelin en passant par l’artillerie guidée par drones, ou simplement les roquettes antichars tirées depuis les hauteurs[12]. Cet arsenal tombant du ciel à basse altitude explique en grande partie les pertes élevées de chars russes, très protégés à l’avant mais pas sur le toit.

Une complète impréparation au combat urbain

L’aspect qualitatif n’est pas tout : encore faut-il qu’il y ait suffisamment d’unités de combat de bonne qualité pour qu’il y ait assez de victoires permettant un effet opératif. Les brigades de manœuvre ukrainiennes équivalent à peu près aux deux tiers de la masse des GT russes. Cependant, avec l’appoint des brigades territoriales, de la garde nationale et des milices diverses, les forces ukrainiennes de contact sont sans doute supérieures en nombre

à celles des Russes. Les unités mobilisées, quoique très motivées, sont de gamme tactique inférieure aux brigades de manœuvre mais elles sou- lagent celles-ci de missions secondaires, de contrôle de zone par exemple, et peuvent augmenter leur niveau grâce au multiplicateur défensif du milieu urbain.

Un des aspects les plus étonnants de l’opération russe est d’ailleurs sa complète impréparation au combat urbain. Comme dans la guerre de l’époque classique en Europe, les lourdes armées russes sont canalisées par les routes et bloquées par les forteresses, en l’occurrence les villes tenues par les Ukrainiens. Or ces villes sont nombreuses en Ukraine. Plus de 30 d’entre elles peuvent constituer des bastions de la taille minimum de Tchernihiv, qui résiste plus d’un mois à une armée russe complète ; et il y a quatre villes super-bastions de plus d’un million d’habitants à l’est du Dniepr.

La difficulté du combat dans les grandes villes aurait pourtant dû être prise en compte par l’armée russe après les expériences en Tchétchénie et en Syrie. A contrario des armées occidentales qui s’entraînent depuis vingt ans à combattre dans ce milieu particulier, cela n’a visiblement pas été le cas en Russie. Peut-être les nécessités de ce combat spécifique – forte intégration interarmes et interarmées jusqu’au plus petit échelon, action décentralisée, petites unités de combat rapproché de grande qualité – étaient-elles trop éloignées de la pratique russe, et les efforts d’adaptation nécessaires trop importants. On aurait dans ce cas un bel exemple mili- taire d’inertie consciente. Les Russes jouaient sans doute sur la surprise, ce qui fut le cas dans le Sud à Melitopol prise dès le 25 février et à Kherson le 2 mars avec, ce n’est pas anodin, l’emploi des meilleures troupes d’infanterie russe du théâtre. Toutefois, en dehors de ces deux exemples, cela n’a jamais réussi.

Face à une résistance urbaine bien organisée, les forces russes ne savent pas combattre autrement qu’en essayant de l’écraser méthodiquement par la puissance de feu. En admettant que la ville soit encerclée – préalable indispensable –, il faut comme à Marioupol compter une semaine à une armée combinée russe pour s’emparer de 20 kilomètres carrés de bastion urbain. C’est évidemment incompatible avec l’idée de s’emparer en deux ou trois semaines de Kiev et de tout l’est de l’Ukraine.

En difficulté sur les points de contact, surtout urbains, l’armée d’inva- sion russe connaît également des problèmes sur ses arrières. Les armées russes sont lourdes et très gourmandes en carburant et obus, ce qui sup- pose une queue logistique très importante, donc dépendante du réseau ferré. Les grandes gares, comme Gomel au Bélarus ou Belgorod en Russie, constituent leurs bases arrière. En pénétrant en Ukraine, ces armées se relient à ces bases par des colonnes, toujours insuffisantes, de centaines de camions qui font des allers-retours. Le ravitaillement devient évidem- ment de plus en plus problématique au fur et à mesure que l’armée s’enfonce à l’intérieur du territoire ukrainien, d’autant plus que les axes étroits et mal sécurisés sont attaqués par les Ukrainiens.

Après le blocage des armées vers Kiev, l’état-major russe tente de relan- cer la manœuvre en engageant sa seule réserve opérative – la 36e armée – depuis le Bélarus pour contourner par l’ouest la 35e armée. Évoluant dans une météo et un milieu difficiles sur de rares axes souvent coupés, la 36e armée est bloquée à son tour sur une grande route et harcelée pendant des jours. À l’est, la 2e armée et la 1re armée blindée, sans doute détournée de son objectif initial, contournent les poches de résistance près de la frontière pour essayer d’atteindre Kiev. Elles s’étalent ainsi sur plus de 200 kilomètres et sont obligées de laisser des forces tout le long pour tenter de sécuriser des axes harcelés en permanence, tout en poursuivant le siège des villes laissées en arrière. Au bout du compte, il ne reste plus que sept groupements sur un potentiel de 40 pour aborder la périphérie est de Kiev dans la région de Brovary. Ils s’y font par ailleurs stopper à partir du 6 mars par des unités ukrainiennes de niveau supérieur.

Une crise militaire schumpetérienne

À la mi-mars 2022, l’armée d’invasion russe a atteint son point culminant et ne progresse plus nulle part. Il faut néanmoins encore deux semaines pour changer de plan et annoncer officiellement, le 29 mars, le passage à une opération plus cohérente entre les buts et les moyens réellement disponibles, qui concentre les forces sur le Donbass. Commence alors pen- dant une semaine une phase de repli des armées de la zone nord, relative- ment bien menée par les trois armées à l’est de la capitale mais qui s’avère catastrophique dans la poche ouest, sous la pression ukrainienne. Les forces ukrainiennes découvrent une grande quantité de matériels aban- donnés. Elles mettent surtout au jour les nombreuses exactions auxquelles se sont livrées les troupes russes dans le secteur, en particulier dans la petite ville de Boutcha.

La ligne de front est désormais réduite à 900 kilomètres, de Kharkiv à Mykolayiv, avec un rapport de force plus équilibré qu’au début de la guerre. Le nombre de véhicules de combat blindés et la puissance de feu – artillerie et forces aériennes – sont toujours à l’avantage des Russes, tandis que les Ukrainiens bénéficient d’une qualité tactique moyenne supérieure, soutenue par une grande détermination, d’un arsenal léger abondant et de positions défensives solides dans les villes et dans le Donbass. On se trouve dès lors dans une situation de rendement décrois- sant. On combattait pour des grandes villes au début du conflit, on déploie désormais beaucoup d’efforts et de temps pour s’emparer de simples villages.

Sortir de ce blocage impose de rompre l’équilibre des rapports de force. Pressées par le temps et désormais organisées sous un commandement unique de théâtre, les troupes russes sont redistribuées de manière plus rationnelle. Dans l’attente de celles de Marioupol, les forces retirées de la bataille de Kiev sont utilisées pour renforcer le front principal centré autour de la zone des trois villes de Sievierodonetsk, Sloviansk et Kramatorsk, au nord de la province de Donetsk dans le Donbass. Les lignes de communica- tion sont plus courtes et mieux sécurisées, et l’artillerie russe, relativement préservée, peut être utilisée à fond sur tout le front pour fixer autant que possible les forces ukrainiennes ou, selon le slogan de 1917, conquérir par de grandes concentrations de feu les positions que les forces de mêlée occuperont. Ces forces de manœuvre sont cependant très affaiblies par l’usure, les pertes, les échecs et, ce qui va avec, une motivation très incertaine.

Faisant fi de tout lien organique, le commandement russe envoie dans la poche d’Izioum – au nord de Sloviansk et autour de Sievierodonetsk – tous les groupements russes ou de la République populaire de Louhansk disponibles. Plus de 20 groupements sont ainsi réunis à Izioum sur six kilomètres de front. Si cet effort permet de petites progressions, il n’offre cependant pas de possibilité de percée. Les Ukrainiens ont également redistribué leurs moyens, résistent dans les zones d’attaque russes, contre-attaquent dans les zones faibles, en particulier dans la région de Kharkiv, et menacent l’arrière russe. La crise schumpetérienne n’est donc pas résolue par la redistribution des forces. Reste la recherche de leur augmentation.

Au début du mois d’avril, l’armée d’invasion russe a perdu entre 1 000 et 1 500 véhicules de combat blindés (chars de bataille et véhicules d’infanterie), soit l’équipement de 25 à 35 GT, ou presque un quart de ses forces. Significativement, les deux tiers de ces véhicules ont été abandon- nés, souvent par manque de carburant, ou capturés. Les pertes humaines sont plus difficiles à déterminer, mais elles sont considérables avec sans doute entre 800 et 1 000 tués, blessés et prisonniers perdus par jour de combat. Les pertes humaines et matérielles ukrainiennes sont encore plus difficiles à estimer. Au regard des pertes prouvées de véhicules, on peut les considérer entre le tiers et la moitié de celles des Russes.

Dans les deux camps, les pertes matérielles peuvent souvent être rem- placées non pas par une production industrielle atone mais en puisant dans des stocks qui constituent une véritable profondeur stratégique. Dans ces stocks, on trouve d’ailleurs les prises à l’ennemi, supérieures du côté ukrainien aux pertes subies, et également le stock des pays occiden- taux, en particulier des États-Unis, qui prennent une part de plus en plus écrasante dans la coalition de soutien militaire à l’Ukraine. La Turquie continue à fournir discrètement des drones TB2 ; les autres pays de la coalition ont offert des équipements de toutes sortes, des armes légères antichars ou antiaériennes à courte portée, puis ont élargi rapidement le spectre des moyens jusqu’aux plus modernes et aux plus lourds. Le flux d’aide, que les Russes n’ont jamais envisagé de couper sinon par des frappes sur le réseau ferré, est désormais bien établi. À court terme, le problème est surtout celui de leur absorption par les forces ukrainiennes[13].

Du côté russe, il n’y a pas d’équivalent humain aux grands stocks d’équipements, hormis quelques dizaines de milliers de réservistes opérationnels. Pour simplement compléter les effectifs perdus, après avoir récupéré la plupart des unités de combat encore disponibles, la Russie fait feu de tout bois en faisant appel à la garde nationale – en particulier ses unités tchétchènes – puis en ratissant le maximum de volontaires en Russie et en recourant à des mercenaires étrangers (syriens ou libyens en particulier). Si cela permet de compenser en partie les pertes, cela ne contribue pas à augmenter la qualité moyenne des unités – à l’exception peut-être du groupe Wagner.

Les pertes humaines sont sans doute moins élevées du côté ukrainien, mais restent très importantes. La différence est ici que l’Ukraine est offi- ciellement en guerre, contrairement à la Russie, et que le potentiel humain y est beaucoup plus important. Reste à transformer des centaines de milliers de mobilisés en combattants, puis en unités de combat.

C’est désormais la bataille d’été qui se prépare, celle qui permettra d’obtenir à nouveau des gains opérationnels significatifs grâce à une modification du rapport de force. Les Russes seront peut-être toujours dans une posture offensive, cherchant à s’emparer enfin de la totalité du Donbass et de la côte de la mer Noire jusqu’à la Transnistrie, qui semblent être leurs objectifs stratégiques. À moins qu’ils ne soient dans une posture défensive, face à une armée ukrainienne plus forte et cherchant à libérer son territoire. Tout va dépendre des efforts qui seront faits de part et d’autre pour disposer du ciel, et pour constituer le plus possible d’unités de contact de gamme tactique élevée. Celui qui fera le plus grand effort d’innovation et de formation aura un avantage certain.

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