L’inéluctable retour de l’ordre

Mis en ligne le 20 Juil 2023

L'inéluctable retour de l'ordre

Avec une certitude sur le retour inéluctable de l’ordre, mais une interrogation sur la nature de cet ordre, l’auteur brosse un tableau des violences urbaines qui ont émaillées le début de l’été 2023, leurs racines, leurs ressorts, leurs conséquences, les enjeux qu’elles portent pour la société française.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de ce texte sont : « L’inéluctable retour de l’ordre », écrit par Alain Bauer. Ce texte a été publié dans l’Opinion du 05 juillet 2023.  Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site du Cnam-ESDR3C.

Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants,
Lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles,
Lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter,
Lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne,
Alors c’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie.
Platon. La République.

Inexorablement, au fil des vingt dernières années, avec un pic récent entre 2020 et 2022, une nette aggravation des violences physiques, notamment les homicidités (homicides et tentatives) a été enregistrée par les services publics. Toutes les enquêtes, sondages, relevés d’incidents, viennent confirmer ces éléments concordants issus de toutes les organisations professionnelles, sportives, médicales, sociales, éducatives, …

Il y a vingt-cinq ans l’auteur de ces lignes publiait : « Il n’est pas de jour qui ne connaisse sa moisson d’actes de violence touchant villes, réseaux de transports urbains, écoles, HLM… Mais ces événements ne sont pas nouveaux. La délinquance évolue, se répète, se déplace et se renouvelle. Durant quatre siècles, une véritable extinction des crimes de sang (de plus de cent pour cent mille habitants à moins de deux) a été enregistrée. La ville a civilisé le crime. Cependant, au fil des ans, des phénomènes récurrents apparaissent. Bandes de mineurs délinquants des faubourgs (« Apaches » au début du siècle, « Blousons noirs» ou « Loubards» après la seconde guerre mondiale), criminalité sur la première ligne du métro dès son ouverture, en 1900, développement de la toxicomanie (100 000 cocaïnomanes à Paris en 1921).» Rien n’empêcherait vraiment la réimpression de ce texte. En pire.

La déstructuration accélérée de la cellule familiale, le départ des retraités vers un univers séparé, la progression des foyers monoparentaux qui ont tant de mal à faire famille, créent des espaces sans présence, donc sans surveillance. En y ajoutant un processus de regroupement familial décidé pour des raisons officiellement humanitaires en 1976 sans prise en compte de ses effets pratiques en termes de logement et de densité dans un même foyer, créait des «orphelins de 16 h 30», scolaires laissés à eux-mêmes, le ou les parents travaillant de plus en plus tard, les grands-parents n’assurant plus le relais, relégués dans les EHPAD au mieux, l’école ne prodiguant plus les devoirs surveillés, expulsant les enfants les plus perturbants et connaissant un absentéisme scolaire rarement traité tant l’idée que les « emmerdeurs » soient à l’extérieur plutôt que dans les classes, au collège comme au lycée.

L’univers virtuel, moins celui de la télévision que celui des jeux vidéo, et surtout de l’irréalité virtuelle des réseaux sociaux, permet à des enfants de plus en plus jeunes et de plus en plus dépendants de leurs consoles ou de leurs téléphones, de vivre dans un monde parallèle, imitant le plus possible le réel, où les actions, même les plus meurtrières, n’ont jamais de conséquences. Chaque mort vaut des points, chaque partie permet la résurrection des victimes antérieures. Maître du jeu dans le métavers, on se pense invulnérable dans la vie réelle.

Le calme relatif qui semblait régner sur le territoire avant le 27 Juin 2023, cachait mal une succession de plus en plus régulière et de plus en plus étendue, y compris dans des zones rurales, de règlements de comptes entre criminels, dans un processus de restructuration permanente du trafic de stupéfiants. Les micro-événements se succédaient : les refus d’obtempérer, les agressions, les drames familiaux et aussi les ajustements brutaux des zones de chalandise criminelles sur des territoires de plus en plus éloignés des « cités » et dans « banlieues » et dont le centre de commandement pouvait être traité dans le paradis des «influvoleurs ».

Les émeutes de juin 2023, marquées par un tragique homicide, sont à la fois celles de 2005 et profondément différentes. Il y a presque vingt ans deux enfants fuyant un contrôle policier meurent électrocutés dans un transformateur et provoquent trois semaines de violences et provoquent plusieurs semaines de rébellion et de violences, contre les institutions, les symboles et les forces de l’ordre. En 2023 tout a été plus rapide, plus intense, plus jeune, plus violent.

La Tiktokisation de la vie des plus jeunes (mais pas seulement) a aussi un effet sur la durabilité des mouvements. Et donc du risque de leur répétition du fait de la compétition entre acteurs de leur propre téléréalité voulant marquer des points en brulant joyeusement ce qui fait cité et société : transports privés et publics, bus, trams, bibliothèques, médiathèques, gymnases, commerces.

Face à ces évènements, l’Etat est encalminé par des injonctions contradictoires, entre reconnaissance des erreurs du passé, remords colonial, et volonté de retour à l’ordre « juste ».

Chaque fois que le soulagement d’avoir survécu à la crise se fait sentir, l’Administration pense avoir échappé à la fois au retour d’expérience et à la nécessité de réformer ce qui doit l’être. L’Etat a eu le choix entre rétablir l’ordre ou se contenter d’une absence de désordres visibles. La criminalité est devenue un phénomène d’expression sociale marqué par des tendances d’enfermement dans un univers fini , «le quartier», marqué par des modes d’appropriation qui vont des tags au contrôle territorial caractérisé par des passages de «frontières» sans oublier l’utilisation des moyens modernes de télécommunication pour l’organisation des trafics sur plus de 4 000 points de deal sur le territoire (y compris dans des petites et moyennes villes), en ajoutant l’option de livraison à domicile entre pizzas et burgers.

Pour autant, l’économie souterraine et le trafic organisé de produits stupéfiants sont, paradoxalement, des facteurs de stabilité interne, comme l’islamisme militant. Pour des raisons liées à la volonté de ne pas attirer l’attention de la police, un autre ordre se substitue à l’Etat républicain. Et fait sentir sa puissance en laissant colère et pillages se réaliser puis en insistant pour le retour à un calme précaire, bien plus favorable au « business ».

L’État a surtout répondu par un amoncellement de dispositifs désormais unifiés sous le vocable « politique de la ville ». Les sigles barbares se sont ajoutés les uns aux autres selon la logique du capharnaüm. Mais en privilégiant le bâti ou les transports, on a souvent oublié les habitants comme le rappelle très justement François Dubet. L’effort a été réel, important, mais plaqué sur des « usagers » ou « administrés », souvent infantilisés et considérés comme des assistés. Maires et Mères, Pairs et Pères, sont essentiels pour inverser la tendance et redonner le contrôle de la rue aux citoyens.

Il revient maintenant d’assumer enfin une réorientation forte pour répondre aux besoins exprimés par la population. Faute de quoi les tenants des solutions les plus simplistes et les plus extrêmes, qui disposent à portée de main du bouc émissaire responsable de tous les maux, arriveront à convaincre des électeurs de plus en plus nombreux. Jusqu’à ce qu’il soit trop tard. C’est pourquoi il n’est plus possible de faire l’économie d’une refondation des politiques de sûreté publique, en particulier de gestion du traitement judiciaire des troubles subis par la population. Et, au premier chef, de ceux qui sont provoqués par des mineurs, de plus en plus jeunes.

Il faut un large retour d’expériences pour assumer les modifications des modalités d’engagement de la police sur le terrain. Savoir sortir de la confrontation permanente sur le territoire pour assurer des partenariats efficaces en faisant en sorte, comme le souligne Fabien Jobard : « Qu’il faut se défaire de l’idée qu’on doit rapprocher la police de la population. Car les uniformes n’ont pas vocation à pallier la disparition des adultes qui intervenaient auprès des jeunes des quartiers populaires ». Remettre du social dans le social et du sécuritaire dans le sécuritaire revient enfin à ce que chacun puisse faire ce qu’il est censé faire sur le terrain. Mais avec le dernier pilier de l’ordre et de la régulation sociale : les familles.

En tout état de cause, l’Ordre reviendra. Ordre criminel au pire. Ordre autoritaire extrême. Ordre républicain garantissant aussi démocratie et libertés.

Il faudra choisir.


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