Réchauffement climatique et migrations

Mis en ligne le 12 Mai 2021

Le climat pourrait-il faire doubler les migrants ? Cette question amorce l’analyse menée sur le lien entre crises écologiques et vagues migratoires. L’auteure interroge les migrations environnementales, leurs dimensions historiques, leurs manifestations contemporaines et futures, leurs implications, notamment géopolitiques.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CNAM.

Les références originales de ce texte sont : “Réchauffement climatique et migrations.”, écrit par Catherine Wihtol De Wenden, issu de Etudes Marines, no. 18 (juin 2020).

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site du CESM.

Le climat pourrait-il faire doubler le nombre de migrants? Les termes de réfugiés environnementaux, puis de déplacés environnementaux ont fait leur apparition à la fin des années 1980 et recouvrent des réalités diverses, qui pourraient concerner de 150 millions à 1 milliard de personnes dans les années 2050. Le réchauffement climatique est en effet en passe de provoquer des bouleversements catastrophiques pour les pays qui n’auront pas les moyens d’y faire face : dégel, élévation du niveau des mers, désertification, inondations, fonte des glaciers, cyclones.

Déjà, les effets de l’augmentation de la température se font sentir sur les populations directement liées à un environnement qui se détériore rapidement. À terme, des communautés, voire des peuples entiers, seront poussés à l’exil et confrontés à la perspective d’une installation définitive dans un nouveau pays ou ailleurs dans le leur : en Alaska, aux prises avec le dégel des sols arctiques, sur les îles Tuvalu, Maldives et Helligen, confrontées à l’élévation du niveau des mers, au Tchad et en Chine, gagnés par la désertification, au Bangladesh, menacé d’inondations chroniques, au Népal, victime de la fonte des glaciers, aux États-Unis, dévastés régulièrement par des cyclones. Une multitude de situations peuvent être à l’origine des exodes écologiques.

Alors que les cyclones, les tornades, les séismes et les éruptions volcaniques sont les conséquences de l’activité terrestre, la déforestation, l’appauvrissement des sols et de la biodiversité, la pollution transfrontalière, les incendies, les accidents industriels sont liés à l’action humaine. Autant de causes qui engendrent l’apparition des premiers réfugiés chassés de leurs territoires, non par la guerre ou les persécutions, mais par les répercussions sur le climat, au sud de la planète, des pratiques ou du mode de vie d’une partie de l’humanité, au nord. Encore peu pris en compte par la protection internationale de l’asile et par la protection sociale nationale, l’accueil de millions de nouveaux réfugiés dans le monde doit être pensé et prévu. Il s’agit pour l’essentiel de migrations internes, dans leur propre pays, car ce sont souvent les plus pauvres, vivant du milieu naturel (pêche, agriculture, élevage) qui cherchent à proximité un mode de vie et des ressources semblables à ce qu’ils ont quitté : les deux tiers des déplacés environnementaux sont des migrants internes. Les autres traversent une frontière pour se réfugier ailleurs et deviennent alors des migrants internationaux, soit à peine 20 millions sur quelque 50 millions de déplacés environnementaux, pour 271 millions de migrants internationaux dans le monde.

Permanence et changement d’un phénomène

Si le terme est nouveau, le problème l’est moins : beaucoup de vagues migratoires du passé sont liées à des crises écologiques. Ainsi dit-on que la fin de la civilisation de la Mésopotamie aurait été liée à un appauvrissement des sols et au manque d’eau. L’éruption du Vésuve a provoqué la tentative de fuite des habitants de Pompéi en 79 avant J.-C. et par la suite d’autres séismes en Italie du Sud se sont traduits par l’abandon des villages concernés. Voltaire décrivait, en 1756, le tremblement de terre de Lisbonne (qui a détruit presque toute la ville) comme une catastrophe d’une ampleur extrême. On a aussi constaté, dans le passé, l’abandon de territoires agricoles après des catastrophes naturelles : maladie de la pomme de terre en Irlande, de la vigne en France et en Grèce (le phylloxera) au XIXe siècle, les vagues de poussière (dust bowl) aux États-Unis et au Canada dans les années 1930, décrites par Steinbeck dans Les Raisins de la colère. Mais ces drames n’étaient pas caractérisés comme environnementaux, causant le départ de populations de réfugiés d’un genre nouveau. Au milieu du XXe siècle, le lien entre l’activité humaine et le changement climatique est démontré. Depuis, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en 1990, le protocole de Kyoto entré en vigueur en 2002, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) en 2007 et les conférences des parties, notamment la COP21 de 2015 et ses 17 Objectifs de développement durable (ODD), tentent de sensibiliser la décision politique. En 2008, le projet européen Each For opérait une distinction entre les migrants environnementaux, qui choisissent volontairement de quitter leur lieu de résidence pour des raisons liées à l’environnement (désastres naturels, dégradation des sols, élévation du niveau de la mer), les déplacés environnementaux, menacés par des processus ou des évènements environnementaux les contraignant à quitter leurs lieux de vie, et les déplacés du développement (construction de barrages, infrastructures de transport, projets de conservation de la nature et de la vie sauvage).

Migration économique ou environnementale ? Migration volontaire ou forcée ? Migration temporaire ou permanente ? Une catégorisation difficile

Qu’il s’agisse du cyclone Katrina, des îles Tuvalu, du Bangladesh ou des Maldives, les contextes sont différents. Dans le cas du cyclone Katrina, survenu en 2006 à La Nouvelle-Orléans, les dégâts de l’ouragan ont été aggravés par l’insuffisance des digues censées protéger la ville. La moitié de la population s’est réinstallée ailleurs, sans retour, l’autre moitié a choisi de revenir. À Tuvalu (9 500 habitants), minuscule archipel du Pacifique-Sud menacé par la montée des eaux – le point culminant se situe à cinq mètres au-dessus du niveau de la mer –, la décision du départ est liée à la crainte de la submersion, mais aussi de la disparition de l’État chez une population attirée par les salaires et les liens familiaux tissés avec la Nouvelle-Zélande. Dès le XIXe siècle, le risque était déjà perçu : la population a adopté un comportement malthusien, limitant la croissance démographique. Puis elle a acheté, en 1951, une île à Fidji pour commencer à s’y déplacer. Un tiers de la nation tuvaléenne s’est déjà installé en Nouvelle-Zélande, soit 3 000 personnes.

 

L’adaptation de Tuvalu au changement climatique n’est pas encore totalement complète, malgré un plan d’adaptation national. Aux Maldives, un conseil des ministres a été tenu sous l’eau pour signifier le risque d’engloutissement qui pèse sur ces îles.

Dans tous les cas, le droit est insuffisant pour offrir une protection directe : la convention de Genève sur les réfugiés ne considère pas les déplacés environnementaux comme relevant du droit d’asile, car ils ne sont pas persécutés. Un groupe de travail, l’initiative Nansen, réuni à Genève en 2012, s’est orienté vers une protection régionale des déplacés environnementaux, dans leurs régions d’origine, ce qui augure bien des inégalités d’une région du monde à l’autre. Les initiatives diplomatiques proviennent surtout des États les plus menacés, les pays pauvres. Ainsi le Bangladesh, en raison de sa position de pays delta recevant la fonte des glaciers de l’Himalaya, développe une « soft diplomacy » en s’adjoignant le concours d’experts dans les instances onusiennes.

Changement climatique, conflits et migrations, une équation incertaine

Les impacts locaux du changement climatique sont souvent difficiles à prévoir, à cause de la multi-causalité de ces migrations. De plus, même si plusieurs sondages Gallup indiquent que les populations déclarent souhaiter migrer à cause de facteurs environnementaux, cela ne signifie pas qu’elles le feront. Beaucoup préfèreraient rester sur place qu’abandonner leurs terres. Très souvent, la migration est une stratégie d’adaptation pour des populations vivant du milieu naturel, recherchant ailleurs un univers semblable : des mobilités traditionnelles comme le nomadisme se trouvent bouleversées, des populations sédentaires se muent en migrants pendulaires, des migrants internationaux envoient des transferts de fonds dans leurs pays d’origine comme assurance en cas de coup dur et de situation imprévue (530 milliards de dollars à l’échelle mondiale en 2019).

Une autre difficulté est liée au fait que les zones à risques, notamment celles qui sont inondables, continuent à attirer des migrants et sont de plus en plus peuplées : mégapoles situées au bord de l’eau en Asie, deltas aux terres fertiles comme au Bangladesh, font coïncider migrations et inondations. Mais il n’y a pas de lien établi, contrairement à beaucoup d’idées reçues, mettant l’accent sur le caractère de défi sécuritaire entre changement climatique, migrations et conflits : le changement climatique n’est pas nécessairement une menace pour la paix, car l’argument de la raréfaction des ressources ne peut servir de preuve comme raison des conflits, souvent multifactoriels. Cela peut être avancé dans le cas du conflit du Darfour, mais ne vaut pas dans d’autres cas de migrations internes, qui développent des pratiques d’adaptation.

 

Rues inondées au Pakistan, 2010. © Asian Development Bank.

Les travaux réalisés par l’Internal Displacement Monitoring Centre (IDMC) montrent que l’accroissement du risque migratoire est principalement lié à la croissance démographique et à l’exposition des populations aux aléas, en particulier dans les zones urbaines densément peuplées : les populations qui se déplacent en raison du changement climatique sont souvent très vulnérables et celles qui ne peuvent migrer faute de ressources ont une situation encore plus critique. À ces profils de migrants pauvres et le plus souvent internes s’ajoutent des migrants environnementaux, à la recherche de climats plus doux : seniors retraités au soleil appelés snowbirds et sunbirds en Amérique du Nord. Le cas existe aussi en Europe, où les pays méditerranéens connaissent ce phénomène (Espagne, Portugal, Malte, France avec la côte d’Azur, Italie ou Grèce par exemple) pour un public saisonnier ou permanent d’Anglais, d’Allemands, d’Européens du Nord.

Cependant, des migrations aux facteurs apparemment politiques ou économiques peuvent parfois répondre à des facteurs environnementaux sous-jacents au sud du monde. Mais on constate l’incapacité des plus vulnérables à migrer. Très souvent, la migration est une mesure de dernier recours en cas de dégradation des écosystèmes, d’inondations, de tempêtes, de glissements de terrains, de sécheresse, de températures extrêmes, de feux de forêts, de fonte de la banquise, mais l’impact de ces phénomènes sur les déplacements reste difficile à identifier. Au Bangladesh, la montée d’un mètre de l’eau peut toucher quinze millions de personnes, mais la plupart ne deviendront pas des migrants internationaux.

Les petits États, acteurs d’une diplomatie environnementale

L’une des spécificités des pays vulnérables aux effets du climat est le fait que non seulement il s’agit pour l’essentiel de pays situés au sud de la planète, pauvres, incapables de s’adapter au changement climatique faute de protection et de financement des actions et faibles pour exprimer leurs voix dans les agenda et forums internationaux, même si certains comme le Bangladesh, pays le plus à risque au monde pour le changement climatique, ont développé une véritable diplomatie faite d’expertises sur la scène mondiale. Les pays insulaires (SIDS, Small Island Developing States) ont souvent en commun un environnement hostile et développent une stratégie commune pour se faire entendre : l’AOSIS (Alliance of Small Island States, une coalition de 39 petits États insulaires depuis 1990), avec un succès surprenant. Ils coopèrent avec les organisations non gouvernementales pour leurs plaidoyers et participent activement aux forums internationaux dans les négociations sur le climat. Les Maldives, Tuvalu et la Grenade sont très actifs et peu d’entre eux ont des intérêts divergents, si ce n’est Singapour.

Conclusion

S’il est peu avéré aujourd’hui, faute de preuves, qu’il y ait un lien entre réchauffement climatique et migrations, car les seules réponses allant dans ce sens sont des sondages internationaux qui n’indiquent que des intentions de départ mais non des départs effectifs, et si la plupart des réponses aux crises naturelles sont l’adaptation et la résilience, on peut en conclure que les migrations environnementales sont pour l‘instant des migrations internes dans leur écrasante majorité, sans lien avec les conflits politiques. Elles menacent surtout, quand elles deviennent des migrations internationales, les pays voisins des zones à risque environnemental : pays voisins de zones en voie de désertification (Maghreb) ou voisins de pays à zones inondables comme l’Inde. Le nord de la planète n’est donc pas à court terme sujet aux déplacés environnementaux comme menace migratoire majeure, mais la faible protection des droits des déplacés environnementaux, qui n’ont pour l’instant aucun statut, le faible financement des actions pour lutter contre les catastrophes naturelles ou liées à l’action humaine et la difficulté à abaisser le taux de CO2 peuvent mener à des déplacements plus conséquents à moyen terme.


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