« Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l'être, mais aussi la sagesse de distinguer l'un de l'autre. »
Marc-Aurèle, empereur et philosophe romain (121 ap JC ; 180 ap JC)
Découplages stratégiques ?
Le bouleversement imprimé par l’administration Trump au traitement du dossier ukrainien comme à celui de la solidarité avec ses alliés européens souligne divers risques et opportunités de découplages de portée stratégique.
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C’était un axe majeur d’effort de l’URSS pendant la Guerre Froide : découpler les Etats-Unis et l’Europe occidentale. La dernière crise majeure à cet égard fut celle des Euromissiles, au tournant des années 80. Alors que Moscou échoua jadis, Washington lui offrirait-elle aujourd’hui, sinon un divorce, en tout cas un éloignement d’avec l’Europe, une distanciation du lien transatlantique ?
Les temps ont changé, à maints égards. La génération politique qui accompagne le président Trump n’a pas ou peu vécu la période de Guerre Froide. Cette génération a intégré, sciemment, la bascule vers le Pacifique comme, plus inconsciemment vraisemblablement, la perte du quasi-monopole de la puissance que les Etats-Unis pensaient détenir après la chute de l’Union soviétique.
Pour endiguer la Russie impériale post-soviétique, Zbigniew Brzeziński pointait l’Ukraine comme point de bascule. A l’heure où cette « puissance pauvre », comme la décrivait l’historien Georges Sokoloff, se rapproche de Pékin, le seul et véritable compétiteur stratégique de Washington, l’implication des Européens au règlement de la crise en Ukraine comme la pleine souveraineté de Kiev semblent devenir secondaires. S’inscrire dans le sillage des avertissements de Mackinder et de Spykman, et tenter d’éviter un couplage entre la Russie et la Chine en Eurasie, parait désormais au cœur des calculs géopolitiques du Bureau Ovale.
Et donc, vu de Washington, un tel enjeu vaut bien de distendre le couplage atlantique. Un tel enjeu vaut bien quelques illusions piétinées pour des « obligés », qui plus est considérés comme ingrats. Un tel enjeu vaut bien quelques territoires abandonnés, plus la condescendance publiquement affichée, pour un nouveau « vassal », surtout si on peut tout de même en exploiter les ressources clés. Tant pis, semble-t-il, si l’ordre international, pourtant bâti par les Etats-Unis au sortir de la IIème Guerre Mondiale, mais qu’ils ne peuvent plus réassurer, est méprisé au sein même de son sanctuaire, le Conseil de Sécurité des Nations-Unis. Tant pis si l’avenir est hypothéqué au présent, si le Soft Power d’une Amérique que l’on veut « great again » en pâtit lourdement, sans évoquer la confiance des alliées.
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Alors que débutait la guerre ouverte en Ukraine, Olivier Schmitt soulignait le découplage entre la prospérité de l’Europe, indexée aux tarifs avantageux des hydrocarbures russes et de la main-d’œuvre chinoise, et sa sécurité, subordonnée à une Alliance atlantique sous parapluie nucléaire et leadership américains.
Ce découplage fait écho à un autre, peut-être plus philosophique, entre valeurs cultivées et intérêts favorisés. Aveuglée par les traumatismes du XXème siècle, illusionnée par le partage considéré universel de ses valeurs de progrès, de démocratie, de droit, abusée par l’idée de Fin de l’Histoire, de bannissement de la Guerre et de la violence, l’Europe a oublié les leçons de ses propres penseurs de l’équilibre, de la sagesse, de la lucidité, comme Pascal, Végèce ou encore Aron.
L’Europe a voulu la Justice, mais sans l’appui de la Force. L’Europe a voulu la Paix, mais sans préparer la Guerre. L’Europe a voulu oublier que la Politique n’est pas un choix entre le Bien et le Mal, mais entre le préférable et le détestable. L’Europe a cru au statut quo immuable de l’échiquier international, un statut quo qu’il suffisait de normer. L’Europe a considéré que seules les valeurs comptaient et que les intérêts, enjeux plutôt turpides, pouvaient leur être découplés. L’Europe se retrouve aujourd’hui au pied du mur : comment compter, voire survivre, dans le monde désinhibé du XXIème siècle, sans adosser valeurs et intérêts conjugués à une puissance, crédible et assumée ?
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La douloureuse prise de conscience de cette impérieuse nécessité, conjuguer valeurs et intérêts, avec la puissance comme liant et garant, semble progresser parmi les partenaires européens. La voix de la France, naguère isolée, appelant à un changement de paradigme, à l’avènement d’une véritable Europe Puissance, parait désormais bien davantage entendue, voire reprise.
Mais les revirements restent possibles, portés par l’espoir de voir une autre politique, plus conciliante, émaner à court terme d’une transaction bilatérale avec le président Trump, ou à moyen terme d’une autre majorité au Congrès à Washington. Par ailleurs, la question du leadership « défense » intra-européen s’immisce déjà en filigrane des discussions entre partenaires. Et la question du tempo d’un réarmement moral et matériel de l’Europe reste posée, singulièrement face à celle du tempo de règlement du conflit en Ukraine.
Les évolutions de la portée, voire de la fiabilité du soutien militaire américain sur le continent, et plus particulièrement au profit de Kiev, sont structurelles, au-delà de la forme tonitruante conjoncturelle qu’elles peuvent prendre. Elles enjoignent donc l’Europe à dépasser la griserie des audaces déclaratoires et à agir, concrètement et dans la durée. Il s’agit d’apprécier avec réalisme et détermination ce qui pourrait être garanti et accompli, en termes de convergence stratégique, de financement en commun, de capacités industrielles et militaires, de coordination opérationnelle, et avec quels délais, en levant par ailleurs les obstacles réglementaires parasites.
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Ce besoin d’inscrire l’effort de réarmement de l’Europe dans le temps long pour qu’il produise des effets tangibles est à comparer au tempo hâté du besoin ukrainien, et invite à porter un regard lucide sur le règlement du conflit, alors que s’engage une séquence encore hésitante de sortie des hostilités.
Le consentement à une capitulation de Kiev serait lourd de périls futurs pour la sécurité du continent. Une surenchère, qui ferait fi de la situation et du rapport des forces en présence, risquerait de paver le chemin à un effondrement ukrainien. La quête d’un pat stratégique entre les belligérants, assorti de garanties de sécurité fiables, parait le meilleur chemin de crête, entre le souhaitable et le possible !
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En ce mois de mars 2025, après une courte interruption liée à l’évolution de l’équipe GeoStrategia, nous sommes ravis de vous confirmer la reprise de la publication de votre Agora Stratégique, avec le soutien du SGDSN. Et nous avons donc le plaisir de vous proposer un nouveau bouquet de six papiers de réflexion sur les questions stratégiques.
« La géopolitique mondiale est en pleine mutation ». Les premiers mots du papier « La fin d’un monde, le début d’un autre : quelle géopolitique pour demain ? » mettent ainsi en exergue un bouleversement de la scène internationale dont l’arrivée d’une nouvelle administration à Washington constitue à la fois le révélateur et l’accélérateur. Joséphine Staron analyse et souligne les récents symptômes saillants de ce bouleversement, et éclaire ainsi la perspective d’un nouvel ordre du monde en gestation. Un papier issu de Synopia.
Les bouleversements géopolitiques en cours obligent la France à repenser sa stratégie de défense. C’est notamment l’inflexion donnée par le Président de la République et c’est dans cette perspective que s’inscrit la réflexion menée par Renaud Bellais et par Axel Nicolas, avec « Stratégie de défense de la France : acter le pivot vers l’Europe ». Ils insistent plus particulièrement sur l’importance de la méthode, inclusive vis-à-vis de la société et de nos alliés, comme sur la nécessité d’un véritable « pivot vers l’Europe », en distinguant six principales pistes à suivre. Un papier issu de la Fondation Jean Jaurès.
La menace posée à l’Europe par la Russie taraude de façon croissante les chancelleries et les débats publics, sur fond d’une réassurance américaine chancelante. Nicu Popescu propose, avec « The four pillars of European defence », quatre moyens à privilégier, piliers à forger ou voies à suivre, sans délai, pour que l’Europe puisse présenter un front uni et renforcé face à Moscou. Un papier issu de l’ECFR.
C’est dans ce contexte de séisme géopolitique, créé par la guerre ouverte en Ukraine et par les réorientations stratégiques de la nouvelle administration Trump, que s’inscrit l’étude « Réarmement européen : une industrie de défense sur une ligne de crête » menée par Hélène Masson. Une étude qui aborde tour à tour les questions des moyens financiers à y consacrer, des modalités d’acquisitions, comme des temporalités associées, et des défis et priorités à prendre en compte pour concrétiser les ambitions annoncées. Une étude issue de la FRS.
La désinformation et la manipulation de l’information visent à affaiblir les sociétés démocratiques et s’avèrent un fléau grandissant. Le papier en forme d’entretien, « La lutte contre la manipulation de l’information : une priorité de la nouvelle Commission européenne », détaille les cinq piliers mis en place à Bruxelles pour y faire face. Dana Spinant, Directrice générale de la communication de la Commission européenne, illustre son propos en mettant en lumière différentes campagnes de désinformation ou d’ingérence étrangère que l’Union a subies ces derniers temps, et la stratégie mise en œuvre pour contrer ces phénomènes, tout en respectant la liberté d’expression. Un papier issu de l’IHEDN.
Pays frappé par des évènements majeurs de nature géopolitique depuis des décennies, l’Afghanistan présente diverses singularités en matière de dynamiques démographiques. Avec « La géopolitique de la population en Afghanistan », Gérard-François Dumont s’attache à les mettre en lumière, en combinant notamment l’analyse des effets démographiques des conflits ou paramètres « séculiers » avec l’étude de la géographie du peuplement issue d’une longue histoire ou paramètres « réguliers ». Un papier issu de la Revue Géostratégiques.
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Quelques mots enfin pour vous confirmer que vous pouvez visionner ou revisionner la conférence donnée, le 16 janvier en l’amphithéâtre Abbé Grégoire du Cnam, sur les Fonds marins et sur la dimension stratégique qu’ils ont désormais acquis. Une conférence sur un sujet complexe et passionnant que vous pouvez retrouver via le lien qui suit : https://www.youtube.com/watch?v=sNo9jklvSaI .
Rendez-vous courant mai 2025, pour une nouvelle publication de votre Agora Stratégique.
Général (2s) Paul Cesari, Rédacteur en chef, et toute la nouvelle équipe de Geostrategia.